6. Le blocus de Leto


Tout au bout de cette route, tu trouveras le dernier empire.

Il n'est pas aussi sûr de lui qu'il ne le laisse paraître, car il sait bien qu'il est le dernier d'une longue lignée, et que tous les précédents ont échoué là où il prétend réussir.

Parole de l'Oracle


La Division 1 surveillait les quatre cent ponts d'Arcs menant à l'extérieur de la Conférence des Planètes, mais elle ne disposait pour le faire que d'une trentaine de croiseurs immédiatement mobilisables, pour un total de dix mille spationautes – y compris les équipages de relève. C'est pourquoi la plupart des ponts n'étaient entourés que d'une station automatique, une balise laser, une poignée de drones de surveillance, le tout sous la houlette d'un nœud isolé du Réseau Aleph.

Quelquefois, le Stratège des Prévisions relevait le niveau de menaces extérieures, et la Division 1 envoyait un croiseur en mission de surveillance, deux à la rigueur ; largement assez pour dissuader tous les pirates de l'espace attirés par la prospérité de la Conférence. On voyait ainsi régulièrement l'Adam, le Nayaka, le Kzran sauter d'un système à l'autre comme des gardiens de musée. L'Antartica, lui, était affecté au système Sol. Il était comme une statue d'éléphant sur l'étagère d'une bibliothèque, à la même place depuis dix ans et qui, quand on le retire pour accéder au traité de démonologie de Zou'l Stamoch, laisse une trace de poussière.

Parmi toutes ces missions de routine de la Division, le blocus du pont d'Arcs Gladius C faisait exception.

À son entrée dans le système Gladius, l'Antartica se sépara du Persée, qui escortait un transporteur Nautileo chargé de drones de bataille endormis. Debout sur la passerelle, prise d'une certaine appréhension à l'idée de se jeter dans la gueule du loup, Sunday regarda s'éloigner le vaisseau longiligne et son essaim de petites tiques noires.

Elle prit ensuite quelques heures de repos dans sa cabine.

À son retour, l'Antartica était à portée du blocus.

Le pont d'Arcs formait un disque rouge parfaitement visible, comme une étoile minuscule en fin de vie. Si les ponts du système Sol avaient été aussi clairs, les terriens se seraient sans doute lancés bien plus tôt dans l'exploration de l'Omnimonde. Plusieurs points grisâtres se devinaient par-dessus le fond uni du pont, orbité par deux lignes de drones en veille.

Ce blocus était la seule frontière de la Conférence des Planètes pour laquelle la Division mobilisait deux croiseurs à temps plein, et jusqu'à quatre en fonction des estimations des Stratèges. Le système Gladius était un espace de transit sans aucun intérêt ; une étoile naine minuscule et lointaine, quelques planètes gelées. Aussi une affectation au blocus était-elle presque toujours mal vécue. Les agents se morfondaient ici six mois entiers, séparés du reste du Réseau Aleph par dix secondes-lumière de décalage, répétant les mêmes exercices interminables en prévision d'un conflit qui, s'il éclatait un jour, ferait d'eux ses premières victimes.

« Est-ce qu'ils sont en ligne ? demanda Sunday à haute voix.

— Le Thompson est en ligne » confirma un opérateur.

Une fenêtre holographique s'ouvrit devant Sunday. Elle s'attendait à voir un quelconque gradé de la flotte et, au lieu d'une okrane sans histoire d'une quarantaine d'années, fit face à l'amiral Rostov.

Elle ne fut pas la seule surprise. Les pilotes et les opérateurs de la passerelle abandonnèrent leurs activités un instant et eurent toutes les peines à reprendre discrètement leurs lectures et leurs calculs.

« Mes respects, amiral-sen. J'ignorais que vous étiez dans le système Gladius. »

L'amiral hors classe Rostov, plus haut gradé de la Division 1, était un okrane d'une soixantaine d'années né sur Raven. Il répondait à la Conférence des Planètes, mais la Conférence s'étant sabordée lors de son dernier vote, sans doute était-il désormais le seul chef de cette armée dérisoire lancée dans l'inconnu, aux ordres du Deus Ex Machina. Il paraissait fort peu âgé, mais ce n'était qu'une image. Son corps, infecté par un virus neurodégénératif, avait été plongé dans une cuve de stase hermétique. Des nanomachines le maintenaient en vie et son cerveau, plongé dans un rêve permanent, conjurait l'image de ses trente ans.

« Vel Sunday, reconnut Rostov en l'examinant. Êtes-vous au courant de votre nomination ?

— À quel titre ?

— Amirale.

— Deux grades d'un coup ? Manquez-vous à ce point de personnel, amiral-sen ?

— C'est pour assurer la réussite de votre mission. L'Empire Gharíen n'acceptera jamais de traiter avec une officière au grade de commandant.

— Entendu. »

Sunday reporta son regard sur l'hologramme, qui incluait désormais le pont d'Arcs, les drones et les vaisseaux.

« Vous êtes en train de dissoudre le blocus ?

— Il n'a plus lieu d'être. D'ici quelques heures, l'Antartica sera le seul vaisseau dans ce système. »

L'amiral Rostov parlait d'une voix claire, et néanmoins usée par le temps, comme un professeur proche de la retraite. Il boitillait et s'appuyait sur une canne en métal, signe avant-coureur de la maladie qui avait emporté sa jeunesse. Sunday sentit qu'elle devait dire quelque chose pour attirer son attention et elle ajouta :

« Il y a eu des scènes de chaos sur Terre, à notre départ.

— Oui, c'est inévitable.

— La Division 1 se prépare pour la guerre, amiral-sen. Mais est-ce vraiment une guerre ? Pour le moment, nous n'avons vu aucun ennemi. Ce sont plutôt les peuples qui se déchirent entre eux.

— Omn a prédit que la fin des Temps se déroulerait en trois phases. La première, l'extinction des étoiles. La deuxième, le chaos sur les mondes obscurcis. Nous nous préparons à la troisième, amirale-sen. La plus brève et la plus décisive. Une grande bataille.

— Dites-moi, amiral-sen, la première fois que vous avez entendu parler de tout ceci... avant l'extinction... est-ce que vous avez cru que ce serait possible ?

— Diel m'avait déjà enseigné certaines de ses préoccupations. »

Rostov secoua la tête avec un semblant de lassitude.

« Mais je ne pensais pas que ce serait si... brutal. »

L'hologramme se tourna vers le disque rouge du pont d'Arcs.

« Nos relations avec l'Empire Gharíen sont bonnes. Nous avons repris contact pour les prévenir de votre venue, et ils ont accepté sans délai. Jusqu'à preuve du contraire, l'extinction d'Alcyon ne les a pas perturbés autant que les systèmes de la Conférence.

— Je n'en attendais pas moins des Gharíen.

— Avez-vous déjà rencontré les Gharíen, amirale-sen ?

— Non, jamais. Pourquoi les Stratèges m'ont-ils désignée pour la mission ?

— À cause de votre personnalité. Je pense moi-même... qu'ils ne se sont pas trompés. Avez-vous été convenablement briefée ?

— Je pense.

— Le plus déroutant pour les diplomates en exercice, c'est qu'il ne faut pas craindre d'offenser les Gharíen, et en même temps, ils n'hésiteront pas à répondre à ces offenses. Les premières interactions que vous aurez avec eux doivent être prises comme des tests. Ils essaieront de déterminer votre manière d'être – ce qu'ils nomment le damlaen. Si vous répondez favorablement à leurs attentes, ils se montreront plus ouverts à votre égard.

— À quand remonte notre dernière confrontation avec eux ?

— Dix ans. Mais nous n'avions perdu qu'une poignée de drones. C'était un test. »

La Conférence n'avait jamais envoyé dans l'Empire qu'une poignée d'observateurs et de diplomates, mais selon leurs estimations les plus pessimistes, les Gharíen disposaient d'assez de vaisseaux pour tenir tête à la Division 1. Depuis la planète Leto, l'Empire s'était étendu à au moins deux autres mondes, et contrairement à la Conférence, il possédait une véritable force spatiale d'invasion.

Mais l'intelligence des Stratèges, la présence diffuse de Diel, le spectre du bouclier Égide et des armes interdites, faisaient de la Conférence un adversaire encore redouté, tel le papillon dont les ailes ouvertes figurent le regard d'un oiseau de proie.

« Le plan d'Omn dépend de votre capacité à allier les Gharíen à notre cause.

— C'est ambitieux.

— Si vous n'y parvenez pas, tentez de rentrer en vie sur l'Antartica, et rejoignez la flotte au point de convergence. Je vous souhaite bonne chance, amirale-sen. »

L'image de Rostov s'effaça sur ce dernier mot.

Amirale.

Sunday redoutait une éventuelle montée en grade, l'associant à plus de responsabilités, plus de paperasse, plus de problèmes à démêler. Mais elle ne s'attendait pas à une telle mission.

Dans les heures suivantes, elle prit une navette en direction du système Alcyon. Le pont d'Arcs ne cessait de se rapprocher comme un océan de sang, et quand elle s'assoupit sur son siège, elle rêva de la fureur guerrière de l'Empire Gharíen.

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