52. La leçon de l'Oracle


Un jour, un client se présenta dans l'atelier du peintre. Le maître étant absent, il fut accueilli par son plus jeune élève, qui lui présenta les dernières toiles de l'atelier. Le client était exigeant. Il ne cessa de faire non de la tête, d'un air vaguement ennuyé, tandis que l'élève lui présentait des natures mortes, des scènes de chasse, des portraits. Ils arrivèrent tout au fond de la galerie, dans le débarras où on entreposait des toiles d'entraînement, non dédiées à la vente. Le client l'ignorait ; ses yeux se posèrent sur un paysage, ses sourcils s'arquèrent et il annonça :

« Celui-ci est un chef-d'œuvre, je vous l'achète. »

L'apprenti inventa un prix ; comme il balbutiait, le client confondit les chiffres et multiplia ce dernier par dix. Les yeux mi-clos, il prépara l'argent de la transaction avec une certaine gêne.

« Cette œuvre du maître surpasse toutes celles que j'ai pu voir jusqu'à présent. Son prix me surprend, j'ai l'impression de le voler. Mais je suppose que nos appréciations sont subjectives. »

L'élève acquiesça silencieusement.

Qu'est-ce qui était le plus important, pour ce client ? Que le tableau fût l'œuvre du maître, ou que cette œuvre fût d'excellente composition, d'éclatantes couleurs, de grande qualité ?

Il en est ainsi de nos lois. Certaines, que l'on prétend l'œuvre des dieux, sont celles des almains. Mais toutes les œuvres de l'atelier sont signées de la main du maître. Ce n'est donc pas la signature au bas de la morale qui importe, mais la morale elle-même.

Parole de l'Oracle


« Bienvenue, Al-Enki. Bienvenue dans mon éternelle demeure. »

L'homme était assis au milieu d'une vaste étendue de sable noir, et de la main, il y traçait sans cesse des symboles pour les effacer aussitôt. Pourtant, il ne pouvait contempler ces dessins. À son regard fixe, Lanthane devina qu'il était aveugle.

« Je suis Lanthane » rétorqua-t-elle.

Il semblait plus jeune qu'elle, et ses cheveux blonds avaient la fraîcheur d'un jeune premier. Mais sa robe, répandue tout autour de lui, éclatait en lambeaux disgracieux, comme une méduse abandonnée sur la plage.

« Salut, Napishtim ! » cria Typhon.

Il s'installa sous une racine, dont l'ombre semblait lui procurer une protection satisfaisante contre les chats invisibles de l'île.

« Bienvenue, ô Typhon. Bienvenue, ô Crysée.

— Je te l'ai ramenée, dit cette dernière. Maintenant, dis-lui ce que tu avais à lui dire.

— Attends, Crysée, ne repars pas. Ma leçon pourra t'intéresser. Venez toutes les deux et asseyez-vous devant moi. »

La femme aux cheveux orange réprima un soupir.

« Tu dois savoir, Al-Enki, que Crysée n'est pas humaine. Mais afin de se faire discrète, pour ses nombreux voyages dans le réel et dans le rêve, elle a adopté la forme que tu vois. En réalité, Crysée est la dernière de la race des solains, un peuple de puissants mages. Quant à Typhon, il n'a pas toujours été ce petit vermisseau. Lors du grand Déluge qui dévasta la terre, il était le plus puissant des démons.

— Il a l'air inoffensif.

— C'est qu'il navigue sous cette forme depuis cent mille ans déjà. Cela l'a plutôt assagi. »

L'aveugle joignit les mains en signe d'intense réflexion.

« Quant à moi, je suis Outa-Napisthim, l'Oracle, le seule homme à avoir survécu au premier Déluge. Les Mille-noms m'avaient condamné à voir l'avenir sans pouvoir y interférer. Sans mentir, Al-Enki, je crois bien que je les ai battus. Je le sais, car cet univers demeure encore.

— Pourquoi persistez-vous à m'appeler Al-Enki ?

— C'est ton tout premier nom. Ou ton tout dernier. Tu ne peux pas te souvenir de tout ceci, Al-Enki, mais quand Crysée t'a poussée dans le Fleuve du Temps, tu es remontée jusqu'au temps d'Our. Tu étais, à ce moment, la racine de toutes tes existences. Et c'est à ce moment que tu as compris. Tu savais ce qu'était ton destin. »

Les paroles de Napishtim résonnaient à ses oreilles comme un poème hermétique, en écriture automatique, déclamé par un ivrogne un soir de nouvel an.

« Mais parlons de ton rêve, Lanthane. Car tu as rêvé de quelqu'un. Un homme que tu as connu, peut-être dans un lointain passé, ou un lointain futur, ou dans une autre réalité. Tu es certaine qu'il a existé, car bien qu'il ne demeure ni son visage, ni son nom, ni son caractère, un fragment indestructible se trouve enchâssé au fond de ton âme.

— Comment le savez-vous ?

— Je sais qui est cet homme. Je l'ai rencontré. Comme toi, je ne peux m'en souvenir davantage, car vous avez changé le cours de l'Histoire.

— Assez de paraboles. Si vous êtes l'Oracle, si vous en savez autant que vous en avez l'air, dites-moi où il est et ce qu'il est devenu. »

Cette question sembla lui fournir matière à méditer, car Outa-Napishtim prit un air pensif.

« Il est au centre de toutes les choses, là d'où originent les Fleuves du Temps. C'est pourquoi il est hors du Temps. Il n'a donc jamais existé, et tous les souvenirs qui te rattachaient à lui se sont éteints. C'est de votre amour, seul, dont tu te souviens. Quant à ce qu'il fait désormais... il rêve, Al-Enki, comme toi en ce moment même. Sauf que tu ne fais que traverser des rêves. Lui rêve de toi, de moi, de tout l'univers. Il rêve des montagnes de cristal de Raven. Il rêve des volcans éteints de Mars. Il rêve des océans de la Terre. Il rêve des archipels de Rems. Il rêve des steppes de Lazarus, des plaines ocre de Palm, des deux continents de Daln, des forêts de Mondor, des méduses volantes de Magedôn. Il rêve de tout cela, et bien plus encore, car chacun de nos rêves est contenu dans son rêve. Car son rêve est l'univers. Pour lui, le Temps n'existe point, n'a ni forme, ni saveur, car si le Temps est absent de nos rêves, il caractérise les siens par sa présence. C'est pourquoi l'univers existe. C'est pourquoi il demeure. C'est pourquoi la puissance des dieux ne peut le vaincre – car le plus infime, le plus imparfait produit de cette Création, a pris sur ses épaules la Création elle-même.

— Mais s'il n'y a pas de Temps pour lui, n'est-il pas là depuis toujours ?

— Voilà un grand mystère. Oui, peut-être a-t-il toujours été là. Certains disent que les almains ont été faits à l'image du dieu primordial. Mais c'est peut-être l'inverse. Ce dieu primordial dont je sais l'existence, qui n'est qu'un doux rêveur, est un almain lui-même.

— Ne peut-il se réveiller ? »

Napishtim croisa les bras.

« S'il se réveillait, l'univers prendrait fin.

— Après tout ce que nous avons traversé, ajouta Crysée, ce serait une bien triste fin.

— Tu ne comprends toujours pas, Crysée, rétorqua le sage. La fin ne pouvait pas avoir lieu. L'univers était bien plus stable que ce que les Mille-noms envisageaient. Je l'ai compris lorsque j'ai su qui ils étaient vraiment – non pas les premières créatures du dieu primordial, mais des émanations imparfaites du Temps – un cauchemar passager dont se remettra le dormeur, sans en garder aucun souvenir.

— Ils reviendront, donc.

— Ils reviendront sous d'autres formes, et dans un univers qui aura beaucoup changé. »

Les explications de l'Oracle ne semblaient pas satisfaire Crysée.

« Malgré cela, reprit-elle, il devra bien se réveiller un jour.

— Oh, oui, sans doute.

— Nous n'avons donc fait que repousser la fin des Temps.

— Un médecin ne fait que repousser la mort de son patient, dit Napishtim en souriant, et pourtant personne ne discute l'estime portée à un bon médecin. »

Crysée émit un soupir.

« Vous êtes liés, indiqua l'Oracle. Vous êtes les deux faces d'une même pièce. Il s'est endormi, tu es éveillée. Plus tard, tu t'endormiras à ton tour ; il s'éveillera. Cet état de fait vous attriste tous les deux, car vous avez l'intuition de vivre chacun d'un côté du monde, sans jamais pouvoir vous rejoindre. Mais comme vous marchez chacun de votre côté, dans l'espoir d'atteindre l'autre, vos pas font tourner le monde sur son axe. Comme vos cœurs brûlent chacun pour l'autre, les soleils brillent encore. L'univers demeure car ce que certains croient être son principe fondamental, ce que l'on nomme Anh ou l'âme du monde, n'est pas un – il est divisible. Il est la somme de l'Âme et du Temps.

— Je ne le rencontrerai donc jamais ?

— Tu l'as déjà croisé, et tu le croiseras encore, mais sans jamais le savoir. »

L'Oracle plissa le front, conscient que ses explications manquaient de clarté.

« Crysée, emmène-la voir la Source du Temps. »

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