50. Un réveil

Lanthane ouvrit les yeux.

Elle était allongée sur le dos. Ses mains empoignèrent un sable fin, presque blanc. Sa combinaison de vol était lacérée de brûlures profondes sur ses bras et jambes, révélant une peau pourtant intacte. Dans ses derniers instants, le nanoscope s'était sacrifié pour la protéger.

Elle cligna des yeux plusieurs fois. Un ciel se plaça au-dessus d'elle, comme un acteur qui a trop tardé lors de l'entracte et regagne sa place en soufflant. Il était aussi pur que le sable, maquillé de quelques traits blancs.

Une vague rencontra ses pieds.

Elle se leva en plusieurs étapes, car la tête lui tournait. Un océan infini, d'un bleu intense, lui faisait face d'un côté, de l'autre la nature sauvage d'une île inhabitée, entièrement couverte de ce sable calcaire, dans lequel s'enracinaient quelques arbres faits de grosses racines tordues et de larges palmes.

Plusieurs questions importantes lui vinrent.

Où était-elle ?

Comment était-elle arrivée ici ?

Mais elle sentit qu'elle ne pourrait pas y répondre de manière satisfaisante. Alors Lanthane s'assit sur le sable avec un grand soupir et contempla l'océan.

L'océan se moquait de ses questions. Lui-même n'en avait aucune. Il était l'océan ; cela occupait ses journées, tantôt calmes comme aujourd'hui, tantôt faites d'intenses colères. Il n'avait jamais gratté à l'oreille du Soleil pour demander pourquoi et comment il s'était retrouvé ici. Il avait toujours été ici, il y serait toujours, et cette place lui convenait.

Le temps aurait pu paraître long à quiconque, mais Lanthane venait de faire un long voyage et elle avait besoin de cette pause. Elle avait traversé la Conférence des Planètes pour rencontrer Mjöllnir, le vaisseau-fantôme qui détenait une clé de son passé et de son avenir. Elle se souvenait du système de contrôle, Fréya, lui disant qu'elles se rencontraient pour la troisième fois. Elle se souvenait de la course-poursuite à travers la Conférence. Puis Mjöllnir avait traversé un bouclier Égide et s'était écrasé sur U'jera, la planète au désert de sel. Lanthane était sortie du vaisseau. Elle avait marché sous la lumière épuisante du désert...

Et s'était réveillée ici, sur cette plage.

Le soleil se levait.

Lanthane attendait depuis peut-être cinq ou six heures standard lorsqu'elle eut l'intuition que cette île était sur l'Archipel Austral de Rems, la planète-océan de Stella Rems, qui s'était trouvée sur son chemin. Se savoir en un point de l'espace plutôt qu'en un autre ne lui procura pas de satisfaction particulière. Car, au fond, quelle que soit la planète, les océans sont tous les mêmes, et leurs rivages éveillent en nous les mêmes interrogations.

Lanthane ne parvenait pas à s'expliquer sa fuite dans les étoiles. Pourtant, elle savait que sur le moment, elle lui avait paru essentielle, fondamentale. Cet événement de la veille lui paraissait désormais aussi distant qu'un vieux rêve.

Mais peut-être suis-je de l'autre côté du rivage, songea-t-elle, et ce que je crois être un rêve n'est autre que le réel.

Sol Rems avait accompli la moitié de son trajet lorsque Lanthane vit une femme sortir de l'eau. Elle était du même bleu profond, ses yeux d'un noir uniforme ; Lanthane se reconnut dans ce reflet en trois dimensions, qui n'était qu'une approximation d'elle-même.

« Diel ?

— C'est moi. Et toi, qui es-tu ?

— Je suis Lanthane.

— Tu viens de loin, Lanthane. Tu as accompli un long voyage.

— Pourquoi suis-je ici ?

— Je l'ignore. Je t'ai vue arriver sur la planète d'U'jera. Mais aussitôt, le pont d'Arcs qui la reliait à l'Omnimonde s'est coupé.

— Je ne suis pas sûre que cette planète existait vraiment, dit Lanthane.

— Oui, c'était peut-être un mirage. De quoi te souviens-tu ?

— Je me souviens d'avoir été là-bas, mais c'est tout. Et toi ?

— Je me souviens que je devais t'empêcher de rejoindre ce lieu.

— Eh bien, j'en suis revenue.

— Ma mémoire... »

La femme bleue semblait chercher ses mots.

« Ma mémoire me fait défaut. J'ai oublié pourquoi tu étais importante, Lanthane, et pourquoi je devais t'empêcher d'avancer. C'est peut-être que j'ai échoué à ma tâche. Le groupe de Rems voulait que tu rencontres Mjöllnir ; ils voyaient cela comme un test de mon influence sur la Conférence des Planètes. Maintenant que tu as réussi, ils ont la preuve que je ne contrôle rien.

— Je crois que je cherchais quelqu'un, avança Lanthane. Mais je ne sais plus qui il est, comment il se nomme, à quoi il ressemble.

— Tu t'en souviendras peut-être.

— Non. La couleur de ses yeux... la forme de ses mains... ce sont des choses qui n'existent plus. Est-ce que tu me comprends ? Ses yeux sont de toutes les couleurs. Je peux l'imaginer de toutes les manières, et toutes ces manières sont appropriées.

— Tu n'as donc bien aucun souvenir.

— Mais je me souviens qu'il existait. C'est ma seule certitude... et c'est la seule chose qu'il me reste de lui.

— Alors, je te plains.

— Pourquoi ?

— Si ce quelqu'un t'était cher, ne ressens-tu pas la tristesse de l'avoir perdu ?

— Si, un peu » avoua Lanthane.

Elle égraina du sable entre ses doigts.

« Mais c'est comme si c'était une très vieille cicatrice dans mon cœur, aussi vieille que le monde. Je sais que nous nous sommes connus. Je sais que nous nous sommes parlés. Et compris. Même si je ne me souviens de rien, et même si je n'ai pas réussi à le retrouver, j'ai l'impression que toutes ces certitudes me suffisent.

— Eh bien, Lanthane, je te souhaite de trouver la paix.

— Entends-tu ce silence, Diel ? On a l'impression que toutes les vérités lui appartiennent. Nous savons que ces vérités existent. Si nous attendions assez longtemps dans le calme, peut-être que le silence nous les murmurerait à l'oreille. »

S'étant tues toutes les deux, le bruit des vagues les encercla comme si la mer emplissait le ciel. Lanthane ferma les yeux et eut l'impression que l'océan se refermait sur l'île, qui formait désormais une petite bulle d'air dans son macrocosme, que cette bulle remontait lentement en direction d'une surface incertaine.

Quand Lanthane rouvrit les yeux, Diel avait disparu. Elles ne se reverraient jamais.

Deux heures plus tard, un drone d'observation remsien la trouva par hasard.


***


« Votre cas rend la Division 1 perplexe. »

Le représentant Kier Mid'len lui proposa un verre d'eau, ce qu'elle déclina d'un geste. Il s'en servit un en soupirant. Un zeste d'agrume flottait dans la carafe, une sorte de citron bleu à l'intérieur, qui intriguait Lanthane au plus haut point.

Les tons blancs de la salle d'interrogatoire la laissaient de marbre. Elle aurait préféré retrouver l'océan et le soleil. Mais le remsien montrait une certaine amabilité à son égard, aussi restait-elle quelque peu attentive à ses paroles.

« Ils sont au courant que nous vous avons récupérée dans l'Archipel Austral. Ils attendent avec impatience votre transfert sur le Carlsson. Mais ils savent qu'ils n'en apprendront rien de plus. J'imagine qu'ils sont en train de préparer toutes sortes de sondes cérébrales pour décortiquer vos souvenirs récents. Ce sera peine perdue, ils le savent, mais ils ne pourront pas s'empêcher de tout tenter.

— Quelle est votre opinion de la Division 1, Mid-len-sen ?

— Malheureusement, le contenu de notre discussion fera partie de vos souvenirs proches, et je ne voudrais pas laisser une mauvaise impression aux personnes qui les liront. Aussi, ne parlons pas de politique de la Conférence. Nous avons déjà exprimé nos différents en termes très précis par le passé. Nous espérons que le temps passant, la Division 1 mûrira un peu et acceptera d'opérer dans la transparence, et non dans le secret ; nous espérons que son fonctionnement sera revu, que Rems et que les petites planètes de notre groupe y seront mieux représentées. Tous ces problèmes trouveront une solution. Vous avez joué, à un moment donné, un rôle dans ces questions politiques. Mais ce n'est plus le cas. »

Le représentant Kier Mid'len termina son verre.

« Comme je le disais, votre cas les rend perplexes. Ils ne peuvent pas expliquer ce qui s'est passé, d'une part. D'autre part, ils ne savent pas quoi faire de vous. Vous avez désobéi à des ordres. Mais pour porter votre cas devant un tribunal, il faudrait expliquer à ce tribunal d'où venaient ces ordres. Et c'est impossible, Lanthane-sen, car Diel n'a pas d'existence juridique dans la Conférence. De même que les armes Égide y sont interdites... mais j'y pense : c'est bien un bouclier Égide que vous avez traversé avec Mjöllnir, n'est-ce pas ?

— Oui.

— Dans ce cas, vous avez de la chance : ils n'iront pas lire dans votre cerveau. Ce souvenir leur ferait courir un trop grand risque.

— Dans ce cas, que vont-ils faire de moi ?

— Ils ne peuvent pas vous accuser de grand-chose. Vous ne représentez pas un grand danger. La Division 1 continuera de vous surveiller comme elle le faisait auparavant. À mon avis, vous serez juste renvoyée sur Terre et réintégrée au BPS. Je me permettrai d'intercéder en votre faveur. »

Lanthane plongea son regard dans les yeux noirs du remsien. Il arrive que, même aux almains les plus entraînés à se camoufler, certaines pensées profondes remontent à la surface. C'était un de ces moments. La main de Kier Mid'len tremblait légèrement lorsqu'il se resservit un verre.

« Pourquoi ? demanda-t-elle.

— Eh bien, je vous expliquerais volontiers, mais vous risqueriez de vous moquer de moi.

— Si je voulais me moquer de quelqu'un, je commencerais par moi-même : il y a du travail.

— Hum. Je crois que vous avez rencontré ma sœur Ina. Elle est ingénieure-pilote dans la flotte commerciale. Eh bien voilà. J'ai fait un rêve, dans lequel j'ai vu Ina dans une navette en flammes, qui traversait une atmosphère et s'écrasait sur une planète que je n'avais jamais vue... et cette planète, j'ai vérifié depuis, existe vraiment dans l'Omnimonde. Et cette navette était un modèle de la Division 1. Ina était tuée lors du crash. J'aurais pu penser à une prémonition. Voyez-vous, pour faire court, on dit sur Rems que les Fleuves du Temps coulent entre les rêves et que quelquefois, en traversant l'un de leurs affluents, on peut voir l'avenir. Mais j'ai eu la certitude que ce n'était pas l'avenir, mais le passé. Un passé qui n'avait jamais eu lieu. C'est là qu'on m'a appelé pour me dire qu'on vous avait trouvée.

— Quel rapport entre moi et votre rêve ?

— La coïncidence, Lanthane-sen. Parfois, c'est un rapport suffisant. »

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