5. Partir


Une longue rangée de voitures électriques passait devant les grilles de l'astroport de Cyra, comme une ligne de serviteurs apportant des offrandes au roi. À chaque arrêt descendaient deux ou trois agents de la Division 1. Ils étaient une centaine au total à collaborer avec le BPS dans la Cité Libre des steppes, et ils avaient tous reçu l'ordre de rejoindre le dernier croiseur de la Division encore présent dans le système Sol.

Vel Sunday claqua la portière et l'automobile redémarra aussi sec. Elle n'avait jamais jugé utile de s'entourer de gardes du corps ; inconnue du grand public, Sunday ne se sentait pas en danger sur Terre. Elle n'avait pratiquement aucun rôle décisionnel et se contentait d'assurer le service après-vente de la Division auprès de l'ONU et du BPS. Ceux-ci, incapables de voir en elle une diplomate, se méprenaient souvent sur son rôle.

Elle consulta le bracelet à son poignet. Sunday ne disposait ni d'implant neural, ni de nanoscope, ni même d'implant intra-auriculaire, mais elle n'en avait jamais eu besoin. Le bracelet assurait toutes les fonctions de contrôle et ses lentilles de contact se chargeaient de l'affichage. Ainsi, les derniers ordres de la Division 1 se déroulaient sur le côté gauche de son champ de vision, en lettres rouges dans l'atmosphère obscurcie de Cyra, tandis qu'un hologramme sommaire de la Terre flottait à droite, petit orbe bleu sur lequel mille points individuels indiquaient les agents de la Division 1 en cours d'évacuation.

L'Antartica était en train de s'injecter sur orbite basse. Il n'en avait pas l'autorisation, mais le BPS préférait regarder ailleurs. Cela permettrait aux navettes parties de toute la planète de le rejoindre en quelques heures à peine.

Sunday fit glisser son doigt sur son bracelet pour masquer ces images, car quelque chose attirait son attention. Devant elle, les agents formaient une file ordonnée de costumes et de sacs de voyage réglementaires, qui traversait pas à pas l'entrée de service automatique de l'astroport. Adossés à deux voitures de police arrêtées, phares allumés mais moteurs éteints, des gardiens de la paix de Cyra observaient leur manège avec une sorte de détachement snob. Ils faisaient le rapprochement entre l'occultation et le départ de la Division. Mais leur réflexion s'arrêtait là. L'obscurité totale semblait avoir anesthésié leur jugement.

Elle tourna des talons pour faire face à un groupe d'almains silencieux, agglutinés autour des réverbères comme des moucherons en été, et fronça des sourcils. Les Stratèges avaient anticipé certaines réactions du public, mais la marge d'erreur de leurs estimations était aussi large que le gouffre qui sépare une révolution anarchiste du stand de chamboule-tout de la kermesse locale.

Les policiers n'étaient pas là pour la file d'agents sur le départ, mais à cause des attroupements qui se formaient autour de l'astroport. La nuit était à peine tombée que ces almains étaient pris d'une intuition primaire, juste au demeurant. Fuir ! Pour aller où ? Mars serait la destination privilégiée. On leur aurait fait remarquer que la planète-sœur de la Terre partageait son soleil. Alors, de Mars, ils partiraient sur un transport Nautileo pour une autre planète de la Conférence, jusqu'à trouver la dernière étoile qui brillait encore.

Une notification clignota parmi les messages épinglés dans son champ de vision. Le BPS venait de fermer plusieurs flux d'informations du Starnet, qui répandaient panique et rumeurs. Une réunion d'urgence du Conseil de Sécurité venait d'être programmée. Au nom de l'Article 5 de la Convention de Séoul, le directeur général du BPS serait bientôt doté de pouvoirs exceptionnels.

Un des policiers, vêtu d'une veste pare-balles bleu pervenche, marcha en direction du groupe. Il demeurait dans le champ des phares de la voiture. D'un îlot de lumière à l'autre, le bitume sombre formait des gouffres en trompe-l'œil qui gardaient le public à distance.

« L'astroport est fermé, annonça-t-il. Inutile d'attendre. »

Sunday recula en direction de la grille et compta les derniers agents retardataires. Sa vision augmentée les faisait apparaître par-dessus les immeubles alentour.

« Pourquoi est-ce qu'on ne peut pas partir ?

— Les lignes de zeppelins et de stratojets sont arrêtées jusqu'à nouvel ordre, expliqua l'agent.

— Est-ce qu'on peut encore réserver sur le Net ?

— Comment voulez-vous que je le sache ?

— Pourquoi est-ce que vous les laissez rentrer, si nous, on n'a pas le droit ? »

Il n'aurait pas dû engager la conversation, songea Sunday.

Une détonation retentit plus loin. Sa vision augmentée fit converger une cible clignotante sur l'origine de bruit, sans doute un tir de semonce d'un policier pour garder la foule à distance, qui eut l'effet inverse. Le public amassé sous les lampadaires se déversa soudain en direction des grilles. Les premières rangées n'avaient pas du tout envie de donner l'assaut, et leurs regards étaient aussi affolés que ceux des policiers, mais ils étaient poussés en avant par une force irrésistible. La rue étant bloquée plus loin, les gardiens de la paix refluèrent jusqu'aux grilles et manquèrent de lui marcher sur les pieds.

Sunday porta le bracelet à hauteur de voix.

« L'astroport est pris d'assaut. Préparez-vous au décollage. »

Elle allait présenter son poignet au lecteur NFC de la porte de service lorsque l'électro-aimant de la grille claqua, et que celle-ci s'ouvrit toute seule comme la bouche d'un poisson mort. À l'exception de quelques projecteurs de sécurité, les lumières de l'astroport s'éteignirent une par une, suivies des immeubles et des lampadaires du quartier. Seuls quelques faisceaux hésitants, les lampes-torches des officiers de police, capturèrent quelques images de la foule avant son impact contre les grilles. Derrière le grondement de la foule, Sunday entendit vrombir des pentacoptères, qui survolaient les environs en meuglant des ordres inaudibles.

Malgré les barbelés, certains téméraires escaladaient déjà les grilles pour survivre à l'étouffement, tandis que d'autres civils franchissaient la porte au compte-gouttes. Dans une autre vie, quelques heures plus tôt, ils avaient été comptables, artistes, commerciaux, vendeurs de chaussures, réparateurs électroniques. Mais réunis ici en meute, ils n'étaient plus qu'un seul désir, qu'une seule injonction que criaient leurs voix dissonantes : partir ! Ils étaient prêts à se ruer sur les stratojets entreposés sur l'astroport, quitte à remplir eux-mêmes leurs réservoirs et à en prendre les commandes.

Cyra étant la ville la plus sûre du monde, la police n'avait pas pris la mesure de la situation. Même si les affaires de la Terre ne la concernaient plus, Sunday ressentit un pincement au cœur en songeant au chaos sur les autres continents.

Alors qu'elle tournait la tête pour localiser la navette, des bras s'agrippèrent à sa taille. Si la moitié de la foule souhaitait vraiment partir, l'autre se savait privée de ce privilège, et se contenterait bien d'empêcher tous les autres d'en jouir. Sunday donna un puissant coup de coude en arrière ; elle sentit l'étau se desserrer, attrapa une des mains et imprima une torsion au poignet, qui émit un craquement de branche sèche. Un homme tomba à terre à côté d'elle. Un autre glissa et trébucha sur lui.

Une voiture lancée à pleine allure en mode manuel s'écrasa contre les grilles, qui se plièrent sur plusieurs mètres. Alors que son moteur prenait feu, des émeutiers plus nombreux traversèrent les vapeurs d'acide de sa batterie pour se disperser sur le terrain de l'astroport. Ils arrachèrent des branches d'arbres pour se confectionner des bâtons. Ainsi armés, ils se ruèrent en direction des hangars pour détruire tout ce qu'ils pouvaient, oubliant Sunday qui, dans l'ombre, semblait faire partie de leur groupe.

L'agente repéra la navette. C'était une grosse fusée à décollage vertical, accrochée à une rampe de lancement à demi enterrée, dont le sommet ressemblait à une maigre antenne. Personne ne l'avait encore remarquée. Alors qu'elle courait dans sa direction, le sol se mit à trembler, puis un grondement de tonnerre emplit la zone de l'astroport. L'autre navette. Son fuselage argenté surgit du sol six cent mètres plus loin, noyé dans un nuage de fumée. La lueur vacillante de ses réacteurs, visible des kilomètres à la ronde, était à peine atténuée par la vapeur.

Elle jura en voyant la foule se rassembler en direction des baies de lancement, comme une armée pour la contre-attaque.

Un autre agent de la Division 1 courait plus loin, qui fut bientôt rattrapé par la meute et disparut sous son grouillement hostile.

« Décollez ! » ordonna-t-elle à l'intention de la navette.

Mais ils commençaient à peine à préchauffer les moteurs.

L'accès souterrain aux baies de lancement, qu'elle s'imaginait emprunter, était déjà noyé dans les assauts de la foule. Sans garantie de succès, Sunday se précipita en direction de la navette enterrée. Sa vision augmentée clignotait furieusement pour lui indiquer qu'elle prenait la mauvaise direction.

Elle grimpa sur la butte en béton armé. Arrivée au sommet, elle se retourna pour se donner une idée de la foule qui la poursuivait. Une centaine d'almains dont la nuit déformait les visages et les cris simiesques. Consciente de jouer sa dernière carte, Sunday se laissa tomber en arrière, dans le tube de lancement de la navette, et se raccrocha à un câble électrique.

En-dessous d'elle sourdait un gouffre d'une cinquantaine de mètres, où brillaient quelques néons de service. De poutre métallique en courroie d'amarrage en carbone, Sunday descendait avec la grâce d'un Tarzan constipé, en espérant que le sas d'accès était encore ouvert. Elle manqua de se briser les chevilles en tombant sur une rampe métallique.

« Je suis là ! » indiqua-t-elle dans son bracelet.

Elle avait visé juste ; c'était la rampe d'accès à la navette, suspendue au-dessus du gouffre, encerclée de brumes, censée se rétracter au dernier moment. Sunday tourna la tête en direction du couloir bétonné qui se poursuivait dans la terre ; sa porte coulissante, noircie par les précédents décollages, était grande ouverte. Des civils, mais aussi du personnel de l'astroport qui se rangeait à leurs côtés, apparurent à l'angle, et des balles électriques claquèrent contre la surface de la navette.

« Ouvrez moi cette maudite porte ! »

Sunday colla son dos à ce mur de métal, dont la peinture, lacérée par des dizaines de sorties et d'entrées dans l'atmosphère, portait encore le symbole de la Division.

« Ils ont apporté la division entre les mondes ! » cria une des meneuses du groupe, une humaine qui semblait prendre son calembour très au sérieux. Un projectile, peut-être une balle électrique, impacta le métal à une dizaine de centimètres de sa tête.

Elle sentit le mur céder et tomba en arrière dans le sas. Un agent de la Division 1 en tenue de combat, exosquelette de carbone et casque à visière, mit les émeutiers en joue avec un canon à plasma. Ils ne reculèrent pas d'un pas.

« Il faut qu'on décolle, grogna Sunday alors que le sas se verrouillait.

— On vous attendait, Commandante Sunday-sen.

— Vous n'auriez pas dû.

— Les Stratèges l'ont demandé. Ils pensent que vous êtes la mieux qualifiée pour la mission Leto.

— Je ne sais pas si je dois le prendre comme un compliment » dit-elle alors qu'on lui tendait un équipement de vol et un masque à oxygène.

Ils grimpèrent en direction de la salle de pilotage. Les autres officiers étaient déjà installés, assis à l'horizontale, prêts pour le décollage.

« Quand est-ce qu'on pourra y aller ? lança Sunday en bouclant sa ceinture de sécurité.

— On a un problème, Commandante-sen. Il y a au moins vingt personnes dans la zone rouge.

— Vous leur avez dit de dégager ? Vous leur avez dit que dès qu'on foutait le feu à l'hyperdrazine, ils allaient être vaporisés ?

— Je l'ai dit dans le réseau de com, mais je ne sais pas s'ils m'ont entendu.

— On ne peut pas attendre. Ils feront sauter nos tuyères s'il le faut, pour nous empêcher de décoller. Il faut qu'on y aille ! »

Le pilote tourna sa tête vers elle, tremblant sous son masque à oxygène.

« C'est un ordre, asséna Sunday.

— Je ne peux pas.

— C'est un ordre ! répéta-t-elle.

— Je ne peux pas parce que c'est bloqué ! Tant que la porte de la zone rouge n'est pas fermée, on ne peut pas décoller.

— Mettez-nous en contact avec le Stratège de l'Antartica.

— J'y ai pensé... mais le Starnet a été coupé du Réseau Aleph. Ol n'aura aucun moyen de faire transiter un Aspect...

— Aucun moyen... tu parles. Dites au Stratège de libérer la navette. C'est l'affaire de deux secondes. »

À l'exception de quelques leviers et boutons d'une technologie dépassée, tout le cockpit de la navette n'était qu'écrans tactiles et projections holographiques à courte distance. La main gantée de noir du pilote glissa au-dessus d'un panneau de communications, mais ses doigts crispés ne firent pas un geste.

« Nous allons tous les tuer, prévint-il.

— Je sais. C'est pourquoi j'en prends la responsabilité. Nous avons une mission. Cette planète est perdue. »

Le pilote hocha la tête, appela l'Antartica et expliqua leur situation.

Il avait à peine terminé sa phrase qu'une rangée d'indicateurs passa du rouge au bleu.

« Je suis désolé... je ne peux pas faire ça.

— Je sais » dit Sunday.

Elle écarta sa main d'un geste sec et lança la séquence de décollage. Une fois le réacteur lancé, plus rien ne pouvait l'arrêter. La température dans la tuyère monta à mille degrés Celsius. Une vague de vapeur et d'eau condensée, comme une nuée ardente, rebondit sur le fond du tube de lancement et remonta jusqu'à son embouchure.

« Ils n'ont pas eu le temps de souffrir » dit Sunday au pilote, blême, à deux doigts de l'évanouissement.

Elle ne mentait pas. Le transfert thermique de la vapeur à huit cent degrés, en milieu confiné, tuait en moins d'un dixième de seconde. L'espace d'un battement de paupières. À peine auraient-ils eu le temps de voir le nuage remonter vers eux au galop.

Vel Sunday comprit qu'il n'y avait rien à ajouter. Sur l'une des images du poste de pilotage, elle vit s'éloigner les lueurs de Cyra. La cité formait un cercle de lumière orangée posé sur l'océan de la steppe, auquel manquait une miette – la zone de l'astroport.

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