45. Le dernier rêve
Nous voici arrivés au bout du chemin.
Ces étapes étaient-elles toutes nécessaires ? Fallait-il que tant de livres soient écrits ? Que tant d'empires soient détruits ? Que tant de vies soient perdues ?
Tout au long de notre Histoire, n'avons-nous fait qu'avancer, reculer, avancer de nouveau sur la même route, avec une destination écrite à l'avance et connue de tous ?
Cela, je l'ignore.
Parole de l'Oracle
« Christophe, eh, Christophe ! »
Typhon, troisième Seigneur du Déluge, Roi des Tempêtes, etc, etc, lui tirait les cheveux.
Il ouvrit un œil, puis l'autre.
« Tu ne devineras jamais où on est. »
Excalibur se trouvait devant lui, allongée sur les gravillons noirs. Il lui semblait que l'épée brillait plus fort, peut-être par manque de lumière aux alentours. Christophe planta son poing dans le sol pour s'en faire un appui et se leva en soupirant.
C'était encore un rêve. Il en était certain. Mais les Arcs étaient tissés d'une toute autre manière que la Noosphère à laquelle il s'était habitué. Faute de savoir comment les recoudre, il n'avait ici aucun pouvoir. Il ne pouvait ni transformer la matière, ni voler, ni tordre l'espace. Excalibur ne le pouvait pas davantage, ce pourquoi l'épée était tombée à terre.
Typhon gratta le sol de ses petites pattes. Sous les gravillons venaient de plus gros graviers, puis des rochers écrasés les uns sur les autres, tous de la même couleur volcanique, parsemée ça et là d'inclusions cristallines.
En ramassant Excalibur de sa main valide, Christophe constata que le sol formait une pente douce ; c'était le rivage d'une île. Il songea à Océanos, mais l'Océan Primordial formé lors du premier Déluge avait disparu depuis un certain temps.
Depuis des milliards d'années, sans doute.
Car cette île était plongée dans le Temps. Un océan infini de cet indigo opaque qui s'insinuait autrefois à travers les rêves, et dont la quête l'avait obsédé durant des millénaires. Le Temps qui devait donc, en toute logique, prendre sa source au point le plus élevé de l'île.
« Regarde, dit Typhon. C'est comme Outa-Napishtim l'avait prédit. »
Une montagne se dressait au loin. Ses contreforts s'enfonçaient dans le gravier sur des kilomètres, surgissaient ensuite en arches gigantesques, comme s'ils avaient fait éclater la pierre. Vaguement cylindrique, la montagne s'évasait ensuite en milliers de branches divergentes ; ces branches poursuivaient leur course en parallèle des racines, se séparaient en millions, puis en milliards ; et chacune parmi ces milliards portait, en lieu d'une feuille, une petite goutte de lumière.
Car cette montagne était un arbre, l'Yggdrasil. Le dernier rêve d'Anh avant son réveil. Une forme transitoire.
« Fichtre, dit la salamandre en se donnant une claque. Je ne pensais pas voir ça un jour.
— Nous ne sommes pas « un jour ». Le dernier jour a pris fin. Le Temps et l'Âme ont commencé à se séparer. Le premier forme cet océan autour de nous ; la deuxième forme l'arbre dont les racines trempent dans l'océan. »
Se trouvaient-ils donc en dehors du Temps ? Presque, car ses dernières gouttes descendaient dans les branches d'Yggdrasil, en chemin inversé de la sève des vrais arbres.
« Tu ne penses pas qu'on devrait... euh... dire quelques mots ?
— Si tu le désires. Si tu en trouves la force, résume donc en quelques mots l'univers que nous venons de quitter. »
Le roi des tempêtes se gratta la tête.
« On a essayé. »
Christophe préparait déjà une moquerie badine, mais il dut reconnaître que Typhon avait composé une épitaphe honnête. L'univers méritait-il plus de mots, un sonnet, un roman peut-être ? Rien qui ne lui semblât immédiatement nécessaire.
Le dernier homme se mit en marche vers le tronc d'Yggdrasil. Il portait Excalibur de son seul bras, contre sa poitrine. Ses bottes glissaient dans les gravillons, mais l'île de l'arbre-monde était un cône en pente douce et uniforme. Il n'y avait aucun obstacle sur lequel trébucher, sinon Ohn Sidh. Il croisa l'épée de Crysée sur son chemin, à demi plantée en terre. Elle n'émettait plus de lumière. Ce n'était qu'un cristal sans intérêt.
Christophe leva la tête vers les âmes suspendues aux branches de l'arbre.
« Est-ce que tu les entends ? demanda Typhon en sautillant. Est-ce qu'elles disent quelque chose ?
— Elles ne disent rien. Ces âmes sont revenues à Anh. Leur lumière est sa lumière, celle du dieu primordial. Elles ne parlent pas, ne pensent pas, ne rêvent pas ; elles ne vivent pas.
— Tu crois qu'Aléane se trouve parmi elles ?
— Aléane est toujours ici, dit Christophe en désignant la lame d'Excalibur. Cela veut dire que quelques branches de cet arbre sont encore vides. La mienne, la sienne, la tienne... »
Un grondement anima la terre sous leurs pieds. Christophe vit rouler les petits gravillons, puis les plus gros ; des rochers entiers tombèrent dans la faille qui s'ouvrait. Typhon s'accrocha à sa botte en criant qu'il ne voulait pas mourir.
D'autres failles parsemaient l'île, invisibles depuis le rivage à cause du manque de clarté. En équilibre sur le bord, Christophe tendit le cou pour voir – Typhon remonta jusqu'à son genou et déclara qu'il n'en bougerait plus.
Un objet sombre roulait sous la terre avec un bruit de grosse chaîne.
« Jormugandr, dit-il.
— Shesha, corrigea Typhon en s'autorisant un coup d'œil curieux à son tour. Sa dernière forme, le serpent Shesha. C'est lui qui dévore les racines de l'arbre-monde pour le faire tomber. »
Tout était habité par une paix rassurante. Même la tâche de Shesha ne semblait animée par aucune folie, aucune rancœur, rien qu'un automatisme. Il ne savait pas qu'il se nommait Shesha ; il ne portait pas vraiment de nom. C'était un résidu de Jormugandr, inconscient d'être, dont l'âme pendait déjà à l'autre bout de l'île.
« Et quand il aura terminé, Anh s'éveillera. C'est ce que voulaient les Mille-Noms.
— À ceci près que trois âmes n'ont pas été collectées, dit Typhon. Nous sommes le grain de sable dans leurs plans. »
Un craquement retentit dans les frondaisons lointaines ; une branche d'Yggdrasil parut se délier. Les oscillations de l'arbre leur étaient désormais visibles. Au fond, Anh était le dormeur, et Shesha celui qui le secoue pour le réveiller.
« Un grain de sable reste un grain de sable » nota Christophe.
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