44. Partir
Ils étaient tombés dans la Noosphère.
Levant la tête, Crysée vit une grande déchirure dans le ciel blanc, une cicatrice violette rayonnante, à peine assez large pour les laisser passer.
Ce rêve était un promontoire rond, surgissant d'un brouillard laiteux qui cachait habilement les limites du monde, l'absence de fond, comme de ciel, comme d'étoiles. Une tête d'épingle grossie un milliard de fois. Cette falaise naturelle surgissait d'une terre sans nom, s'arrêtait à mi-chemin entre deux infinis et se laissait flotter dans des brumes opaques.
Des morceaux de choses étaient abandonnés à sa surface, comme si un démiurge anémié s'était écroulé à mi-chemin de sa dernière œuvre. C'étaient des blocs blancs de la même couleur que le fond de l'air. Certains étaient de la taille d'une grenouille, d'autres de la taille d'un homme, d'autres encore de la taille d'une ville. Et peut-être étaient-ils grenouilles, hommes et villes, que l'on avait oublié de sculpter, et qui attendaient encore l'étincelle créatrice d'un rêveur absenté.
Assis au sommet d'un bloc qui formait une tour d'horloge, encadré par quelques dépendances, Christophe l'observait de loin.
« Est-ce ton rêve ? demanda la solaine.
— Je croyais que c'était le tien. »
Cette question n'avait peut-être aucun objet, de même qu'on peut vendre la même étoile à mille hommes sans jamais s'engager à rien, car elle appartient de la même manière à tous ceux qui la regardent.
Ce disque d'un ou deux kilomètres de large n'était pas seul dans la brume, car des ponts à haubans en partaient dans toutes les directions, dont les grandes piles surgissaient au loin. Christophe dirigea son regard vers l'un d'entre eux. Aussitôt, Crysée lâcha Ohn Sidh sur l'ouvrage patiné de blanc ; ses câbles claquèrent, ses piliers se fendirent et son tablier s'effondra dans l'oubli.
« N'essaie pas de t'enfuir, lança-t-elle.
— Où irais-je m'enfuir ? Nous sommes dans la Noosphère, Crysée, ce qu'il en reste. Ce rêve ne mène à rien. »
Cet éther blanchâtre qui nappait l'atmosphère ne leur permettait pas de s'y accrocher, les obligeant à marcher au sol tels de vulgaires mortels. Christophe sauta de sa tour et chemina entre deux rangées de blocs. Toutes les secondes, Ohn Sidh et Excalibur s'entrechoquaient à quelques mètres de lui, à peine visibles. Leur lueur commune, mélange d'or et d'azur, traversait des blocs, faisait éclater leurs coins et coupait en deux les solides parfaits comme un professeur de géométrie.
« Tu as peur que j'emprunte un pont, Crysée ? Crois-tu, depuis que tu as fui de Sol Finis, que toute route mène à une fin ? Que toute fuite est couronnée de succès ? C'est la fin des Temps, et l'univers s'est réduit à nous deux. Deux almains dont les vies sont entremêlées avec les plans des dieux. Cette fois, nous ne pouvons pas partir – ni toi, ni moi. Et toute tentative nous ramènera toujours à notre point de départ. »
Il se mua en flèche d'argent, si rapide que son ombre peina à le suivre – elle rôda partout sur l'île en essayant de le rejoindre. Crysée le vit emprunter un pont qu'elle frappait avec force fracas, marcher sur la route de pierre en ébullition, sauter d'un bloc à l'autre alors que ceux-ci se détachaient, tombaient dans le vide et se dissolvaient dans la matrice originelle du rêve.
De l'autre côté de l'île, Christophe roula à terre, se releva, monta sur un cube sans usage, posé entre deux routes comme un poteau indicateur et annonça :
« Ceci est leur dernier rêve, Crysée. Tous les almains sont partis de cet univers, ils ont été emmenés par Cauchemar sur son fleuve des âmes, et leurs rêves se sont éteints avec eux. Il n'ont eu le temps que de construire les ponts qui menaient aux sanctuaires rêvés, mais pas les sanctuaires eux-mêmes. Ils se sont installés dans des villes souterraines, mais Cauchemar s'est infiltré dans les failles de la terre pour venir les prendre. Ils ont envoyé leurs vaisseaux vers d'autres systèmes stellaires, mais la nuit les a précédés sur leur chemin. Ils ont rassemblé leurs armées autour de Sol Magedôn, mais Cauchemar était innombrable, gras des âmes déjà vaincues. »
D'un bond, Christophe tomba devant elle. Son esprit était calme comme un désert aride. Non, son esprit était un désert, une plaine rouge qu'il avait domptée, car quelle que soit la force des éléments et la cruauté des dieux, les almains s'étaient arrogés la persistance. Ils avaient vécu dans de semblables déserts. Ils avaient vécu sous les neiges perpétuelles. Après le Déluge, ils avaient vécu dans des trous obscurs pour échapper aux démons. Ils avaient vécu dans l'espace. Ils avaient vécu à travers les âges sombres, la chute des empires, et chacune des mille aubes rouges qui suivaient la mort d'Aléane. Ils avaient vécu malgré l'incertitude, malgré la souffrance, malgré l'absence.
Christophe-Nolim, comme ce dernier rêve, comme l'âme d'Aléane, persistait.
Crysée attrapa un cube blanc et l'écrasa dans ce visage trop sûr de lui. Christophe se protégea de son seul bras valide ; le cube se brisa en mille facettes et des arêtes coupantes scintillèrent aux alentours. Les deux lames légendaires surgirent chacune comme des soldats appelés au rapport.
« Tu as pris la bonne voie, dit le dernier homme. Mais tu marches à l'envers. Ton destin n'est pas de détruire l'univers, mais de le sauver avec moi. »
Peut-être... songea Crysée.
Mais ce peut-être, un monstre cupide et vorace l'avait déjà longuement préparé, comme un jardinier en herbe qui examine chaque matin la seule framboise de son seul framboisier, de son bourgeonnement à sa cueillette.
L'âme de Crysée était mûre pour être cueillie.
***
Christophe tendit la main vers la solaine.
Sa tentative fut balayée par une onde de brume gigantesque, qui montait du côté de l'île. Deux tentacules sinistres, couverts d'écailles, prirent Crysée en étau ; elle disparut sous leurs anneaux innombrables. Les douze queues de serpent du monstre prirent appui sur le rocher, ce qui le fit pencher, car il était bien trop gros et bien trop lourd pour ce rêve. Enfin, la tête de Jormugandr se posa tout près de Christophe, un œil blanc s'entrouvrit pour le regarder.
Plus il avait englouti de noms, plus il avait eu faim. Le serpent de cauchemar attendait la moindre occasion pour se saisir de Crysée, l'Annonciatrice dont il estimait la présence inutile.
Nous voici enfin face à face, toi et moi.
La tête s'avança vers lui en raclant les cubes blancs. Christophe bondit en direction d'un pont.
Que fais-tu avec ce pont qui ne mène à rien ?
Il le détournait.
Les piles s'arrachèrent de leur support de brume et s'envolèrent. Le tablier se défit en série de cubes, tenus entre eux par les haubans, comme des cordes d'alpinisme. Christophe grimpa en bondissant d'un cube à l'autre.
La réalité m'appartient ! s'écria le serpent.
C'était vrai, à l'exception de Sol Magedôn et du système Égide qui l'entourait. Et Jormugandr, comme Christophe, se doutaient à peine du plan fameux concocté par Omn dans leur dos.
La gueule du serpent s'ouvrit derrière lui pour l'aspirer ; d'autres têtes plus petites dansaient entre les dents de sa mâchoire quadruple. Son souffle fractura l'atmosphère. Mais un filet doré arrêta la chute des blocs d'air ; des lames azuréennes surgirent dans sa périphérie, qui frappèrent les yeux de Jormugandr comme des serres d'aigle.
Lorsque Christophe regagna le réel, il ne vit pas de Magedôn ; la planète était occupée par Jormugandr. Le serpent géant en avait fait son nid, son repaire, il s'était enroulé autour d'elle jusqu'à l'étouffer totalement, et il attendait que son armée de démons libère enfin le dernier soleil.
Voici mon triomphe, annonça le serpent.
Le chargement de l'Orbe était terminé.
La singularité fit d'abord exploser le soleil. Car Sol Magedôn était débitaire ; pour que l'univers atteigne l'équilibre énergétique parfait, l'astre devait rendre son énergie au vide cosmique qui l'encerclait. Christophe n'eut que le temps de tourner le regard pour assister au départ de cette onde puissante, qui roulait dans toutes les directions, comme des messagers portant l'édit royal aux quatre coins du pays.
Revenu à son état d'équilibre, l'espace se muait en une sorte de pâte noire où ni la matière, ni la lumière n'étaient les bienvenues. Cette soupe opaque absorba Sol Magedôn, tandis qu'une couronne de plasma croissait autour de l'étoile. Les satellites du système Égide furent vaporisés, puis leurs débris plongèrent dans la singularité. Les grappes de démons qui encerclaient l'étoile clignèrent des yeux, puis disparurent dans cette ombre plus noire que tous leurs rêves.
La tête hideuse de Jormugandr se détacha de la planète, comme un ver sortant du fruit. Ses yeux blancs s'agrandirent ; on lui volait sa victoire !
La bourrasque plasmatique traversa Christophe. Elle charriait les derniers débris de la bataille, réduits en gaz ionisés, qui formaient des corolles oscillant entre le bleu et le violet. Il crut y distinguer quelques gouttes de Temps ; car dans l'espace stabilisé, ce dernier ne pouvait avoir cours : le néant n'admet ni passé, ni futur.
Le dernier homme tendit la main. Il ne pouvait estimer les dimensions de la singularité ; en encerclant le système Magedôn, Jormugandr avait déjà camouflé la plupart des étoiles lointaines. Il essaya de deviner sa progression mais ne put que l'imaginer. Les Arcs ne portaient pas dans ce monde figé, de même que le vent ne fait qu'effleurer une toile peinte. Les lois physiques y étant différentes du reste de l'univers, la singularité était un espace inaccessible ; on ne pouvait en appréhender que la surface.
Christophe plissa des yeux. À côté de lui, Excalibur émit un scintillement à peine perceptible.
Par ces propriétés, la singularité lui rappelait le puits gravifique de Sagittarius A*.
Des cascades de temps remontèrent autour de lui, tels des serpents fuyant l'incendie, puis toute une vague le pris dans ses remous. Sa perception du temps s'inversa ; il crut que des flammes éparses convergeaient de nouveau pour reformer une étoile.
Mais cela ne dura point, car la frontière de la singularité aspira la tête de Jormugandr, avant de l'atteindre lui aussi.
L'entièreté de la Création basculait dans le néant.
Et l'univers devint son propre rêve.
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