41. La dernière ligne
J'ai été chacun de tes avatars. J'ai été le jour et la nuit, j'ai été la lumière et l'obscurité, j'ai été l'ordre et le chaos, j'ai été la vie et la mort. De tout l'univers j'ai percé les secrets, sauf le secret de l'univers lui-même.
J'entends ta voix, monde, car cette voix est la mienne. Mes yeux sont ouverts. Le rêve a pris fin. Je sais maintenant que je suis la lumière dans le néant. Je suis la vie. Je suis l'univers. Je suis éveillé.
J'entends ton chant, monde, car ce chant est le mien. J'ai compris et habité tout ce qui est. Ici, au bout de l'univers, nous ne faisons plus qu'un, le cercle a pris fin, mon âme est libre.
Livre de l'Éveil
« On a besoin de cette navette » dit Éléana.
Le seul membre d'équipage dans la baie d'appontage, un fusilier en tenue de combat, n'entendit même pas sa requête. Il bondit comme si un taon l'avait piqué ; on venait de l'appeler quelque part.
« Est-ce que les sas sont ouverts ? demanda Reida en s'approchant d'une des deux portes menant aux navettes.
— Non, dit Mid'len en vérifiant l'autre côté. Il faut un code d'accès. Vous ne pensiez quand même pas qu'on allait s'en sortir aussi facilement.
— On défonce la porte ? proposa Éléana.
— Si le sas n'est pas pressurisé, ça le fera exploser. Le principe, ça reste quand même de mettre l'atmosphère avant d'ouvrir la porte.
— Si on met un masque à oxygène, on a une petite chance de s'en sortir...
— À ce compte-là, je préfère encore demander mille fois à l'amiral Bertram.
— L'amiral Bertram est, malheureusement, très occupé. La flotte gharíenne sera bientôt submergée. »
La voix dans leurs implants intra-auriculaires leur donna l'impression qu'un okrane se trouvait à côté d'eux. En fermant les yeux, on pouvait l'imaginer dans son dos, les bras croisés, ou peut-être les mains sur les hanches.
« Excusez-moi, je ne me suis pas présenté. Amiral Rostov. D'une certaine manière, je commande cette Armada.
— Rostov ?
— Oui. Faute de projecteur holographique, vous vous contenterez de ma voix. Je n'ai pas eu beaucoup de temps à vous consacrer, mais je vais corriger cela maintenant. Vous avez besoin d'une navette pour vous rendre sur Magedôn ; la voici. Commandant Reida-sen, prenez la porte de droite et entrez le code suivant : R-R-S-H-G-Aleph-1-6-2.
— Amiral-sen ! s'exclama Éléana, qui craignait qu'il les quitte à tout instant. J'ai une question. Pourquoi le commandement de la Division 1 semble-t-il avoir des opinions différentes sur ce sujet ? Je croyais...
— Nous nous sommes accordés sur les stratégies de bataille, mais nous n'avons pas tous le même espoir. Ce morceau de métal dans votre sac, von Zögarn-sen, représente l'espoir que notre bataille n'est pas seulement un baroud d'honneur, mais peut-être un nouveau départ. Savez-vous ce que fait l'Orbe ?
— Je suppose qu'il tue les démons et qu'il sauve l'univers.
— L'Orbe ne sauve pas l'univers. Il le détruit. »
Les lèvres d'Éléana articulèrent des monosyllabes sans le moindre son, sans doute « mince... mince... mince... », tandis que Reida la poussait dans le sas, puis la navette. Il l'installa dans le siège de copilote, mit sa ceinture de sécurité et lança les routines de décollage. Derrière eux, Mid'len avait ouvert un écran et suivait le déroulé de la bataille.
« Il a raison. Ils vont bientôt traverser les lignes des Gharíen.
— Alors ne traînons pas. »
Reida refusa de penser à ce qu'avait dit Rostov. Il poussa le vaisseau au maximum. Leur champ de vision, limité par la vitre de l'habitacle, était presque entièrement happé par Sol Magedôn. Durant les trente premières minutes de trajet, ils auraient pu imaginer que toute la bataille n'avait été qu'un rêve ou qu'un mensonge, hormis Mid'len qui examinait l'avancée des démons avec une inquiétude grandissante.
« Ils ont passé la première ligne, annonça-t-elle. À quelle distance sommes-nous de Magedôn ?
— Vous allez voir tout de suite. »
Reida fit pivoter la navette sur une orbite d'approche. Réduit à une boule de la taille d'un ballon de plage, le soleil se poussa sur le côté, tandis que la face visible de la planète leur apparaissait toute entière. Éléana colla son nez à la vitre. Une couronne de brouillard cerclait ce disque d'un rouge cramoisi, qui s'élevait à une dizaine de kilomètres de hauteur. Car la face sombre de Magdedôn vivait un hiver stellaire perpétuel, dont les températures changeaient en glace l'eau et certains composants de l'atmosphère. Là-bas, derrière le brouillard, s'étendaient des lacs cristallins de méthane liquide, où flottaient des icebergs de la taille d'une montagne. Ces deux mondes se rencontraient sans cesse en une furieuse tempête, comme deux empires millénaires s'affrontant pour la domination.
« Nous arrivons bientôt ? demanda l'alchimiste avec espoir.
— Maintenant, c'est surtout une question de décélération. Et puis... où faut-il atterrir ? C'est une petite planète, mais nous cherchons un seul homme.
— Laisse-moi regarder ça, dit Éléana en prenant le contrôle de certains senseurs. C'est un seul homme, mais un homme capable de manier Excalibur, ça ne court pas les rues, et ça laisse des traces. Je te parie que si je combine le gravitomètre avec l'électromètre à longue portée...
— Ils ont passé la deuxième ligne, annonça Mid'len. Le groupe de Rems est en déroute. Les premiers démons arrivent sur les vaisseaux de la Division 1.
— Comment ça se présente ?
— Le Carlsson vient d'être touché.
— Ça y est, dit Éléana. Regardez ça. »
Elle porta l'image sur un des écrans. Deux figures abstraites se superposèrent au disque de Magedôn. Chacune avait ses points de plus faible et de plus forte luminosité, qui suggéraient des variations purement aléatoires des relevés. La combinaison de deux bruits produit un bruit plus élevé, et les deux relevés, l'un par-dessus l'autre, donnèrent trois ou quatre points aberrants.
« Là, dit Éléana en posant son doigt sur l'écran. C'est là qu'il faut qu'on descende.
— Tu en es sûre ? demanda Reida. On aurait pu aussi faire celui-ci, juste au niveau de l'équateur.
— Certainement pas. C'est une erreur de mesure. »
Il n'y a rien sur Magedôn, songea Reida. Mid'len le savait sans doute elle aussi. Mais leur fuite du champ de bataille permettait à quelques-uns, l'amiral Rostov en particulier, de vivre avec l'espoir d'une grande victoire sur Jormugandr. Une victoire arrachée à l'aide d'Excalibur.
« Est-ce que tu me crois ? demanda Éléana.
— Bien sûr, mentit-il.
— L'Antartica vient d'exploser, annonça Mid'len. Les démons sont en train de s'attaquer au système Égide. »
Tout cela les concernait à peine, mais Reida fit passer une image sur l'écran, prise par les téléscopes à large champ de la navette. Les démons roulaient autour de Sol Magedôn comme des anneaux maudits, dont le noir bitumeux se découpait nettement sur le disque fumant du soleil. L'une de ces vagues s'approcha par la tangente et se brisa sur un cercle invisible. Un champ de distorsion scintilla en dégradés de violet par-dessus la lueur du soleil, si puissant qu'il questionnait la nature même de l'espace.
Les démons continuèrent leurs cercles, toujours plus nombreux, cherchant le point faible du bouclier Égide. Derrière eux venait Jormugandr, dont les yeux scrutateurs fouillaient les débris de l'Armada, et dont les voix sinistres retentissaient sans cesse sur le champ de bataille dévasté.
Je sais que vous êtes encore là.
Ce ne sont pas des démons qui vous assaillent, ce sont vos amis les plus chers, qui vous ont retrouvé, et qui viennent frapper à votre porte.
« On va entrer dans l'atmosphère, dit Reida. Ce sera bref. Cramponnez-vous. »
Un choc retentit dans l'habitacle. L'okrane leva la tête. Son écran lui annonça une brèche dans la coque et la perte d'un réservoir.
« Il y en a un sur nous, comprit-il. On va voir s'il aime la descente en chute libre. »
Il poussa le levier de contrôle d'un geste brutal et la navette piqua du nez vers Magedôn. Des vibrations les secouèrent sur leurs sièges. Avec son nez en pointe et ses ailes repliables, la navette avait un excellent aérodynamisme – avant que le démon ne vienne y fourrer son nez. Des messages d'alerte crépitèrent sur les écrans ; à cause des tremblements, Reida n'en lisait pas la moitié, alors la voix enregistrée du système de bord les annonçait sur un ton lugubre.
Des flammes colonisèrent la vitre. À partir de maintenant, Reida ne contrôlait plus rien. Au moindre coup de vent dans la stratopshère, la navette pouvait dériver sur deux cent kilomètres et s'écraser dans un océan.
« Je t'aime » entendit-il d'Éléana.
Mais peut-être l'avait-il rêvé.
« Ils sont en train de passer l'Égide » dit Mid'len.
Les dents serrées à se rompre la mâchoire, les mains crispées sur des contrôles qui ne pouvaient plus lui obéir, écrasé dans son siège, Reida se mit à espérer lui-même que cette chute avait un sens.
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