40. La troisième ligne
J'ai connu le monde de mille manières et j'en ai vu surgir mille formes.
Mon esprit a façonné l'univers. Je lui ai donné texture, forme, couleur, chair, vie, âme. Ce que je suis est devenu l'univers et l'univers est devenu moi.
J'entends ta voix, monde.
Aux confins de la création, sous le voile de la réalité, au-delà du temps, tu as gardé pour moi le plus grand mystère et je viens le saisir. J'ai conquis l'existence sur mon chemin, et j'en ai compris chaque instant. Il n'est une parcelle de réalité qui ne m'ait échappé. Je suis face à toi, monde, et j'attends ta récompense finale.
Livre de l'Éveil
La flotte gharíenne s'élargit en bancs de débris de milliers de kilomètres, comme un écho macabre des formations resserrées et efficaces adoptées par les Sept Armées de l'empire.
Jormugandr traversa cet espace conquis. La poussière argentée, faite de métal et de corps almains, semblait se coller à ses écailles noires. Avec lui avança le front des démons, fait de spirales entrecroisées comme des fleurs vénéneuses qui s'ouvraient dans le vide cosmique.
Je suis allé dans vos cimetières. J'ai creusé les tombes de vos ancêtres pour en extirper leurs os desséchés, et de leur crânes, j'ai effacé leur nom. Car c'est ce que sont les démons : des êtres privés de noms, condamnés à servir. Et c'est ce que je suis : Jormugandr, le maître du dernier jour, celui qui avale vos âmes !
Sur la passerelle de l'Antartica, l'hologramme représentant le champ de bataille s'était fait de plus en plus confus. Seuls les Stratèges pouvaient comprendre dans le détail ce maillage de points et de traits, de frégates détruites, de vaisseaux en fuite, de meutes démoniaques, de bancs de débris. Sunday et les autres almains ne pouvaient y voir que des schémas d'ensemble, des vagues, des assauts, des retraites, et en tirer des décomptes. À cette échelle, les pertes almaines s'accumulaient avec une étrange régularité. L'on pouvait prédire que dans la prochaine minute, dix mille autres vies seraient perdues, sans savoir lesquelles. La mort rôdait au-dessus d'eux comme un acheteur faisant le tour du marché à poissons.
L'armée des démons se rassembla telle une flèche, dont la pointe perça la deuxième ligne, celle de la flotte du groupe de Rems. Leurs escadres s'écrasèrent contre de puissants champs d'inertie, tandis que les drones et les pilotes de Rems, de Lazarus, de Nemus et des autres planètes alliées noyaient la zone sous un tir de barrage nourri.
Mais une étincelle vacillante traversa la zone du tir. Un drone-étoile se rua sur le démon survivant ; ils tourbillonnèrent comme l'aigle et le serpent dans la zone-tampon, entre deux barrières inertielles invisibles ; un instant, l'avenir de toute la flotte se suspendit à leur combat. Le drone-étoile allait sans doute activer sa bombe à antimatière ; le démon volant le savait, et il le lâcha à la première occasion pour venir se coller à une frégate remsienne.
Mille autres suivaient.
À peine ralentie, à peine émoussée, la pointe de flèche poursuivit son avancée. Les champs défensifs s'effondraient les uns après les autres. Les frégates amorcèrent un mouvement de recul, mais elles étaient bien trop lentes. Du reste, ces démons ne s'intéressaient pas au groupe de Rems. Ils fonçaient en direction de Sol Magedôn. L'arrière-garde aurait tout le temps de dévorer les almains survivants, comme elle le faisait avec une atroce régularité dans les restes de la flotte gharíenne.
« Ils sont en train de passer la deuxième ligne, amirale-sen. »
Sunday eut un regard pour Rygor. Après avoir vu les armées de l'Empire dispersées par les démons, l'immense et immonde Jormugandr avancer à travers l'espace en promenant ses yeux glauques sur les cadavres de croiseurs, il assistait depuis une demi-heure au massacre des derniers Gharíen. Les démons patients avaient retourné chaque débris, ouvert chaque écoutille, et peut-être était-il devenu, depuis quelques secondes, le dernier survivant de son espèce.
Le Stratège de l'Antartica activa de puissants champs inertiels pour dissuader les démons d'approcher. Leurs escadres innombrables coulèrent sur les côtés pour éviter ce récif invisible ; à ce moment, une poignée de champs de distorsion vint les cueillir sur place, les réduisant en fine poussière noirâtre et argentée, qui glissa sur leurs côtés. Il en était de même des autres vaisseaux ; toute la Division 1 semblait flotter dans une mer de nuages.
Les démons se souvinrent qu'ils avaient l'avantage du nombre, et leur mouvement se fit désordonné, confus. Des premières alertes d'impact retentirent ; seulement des débris inanimés passés au travers de leurs champs défensifs.
« Faites afficher le décompte ! » ordonna Rygor.
Le pilote crut que c'était Sunday qui lui avait parlé, et les chiffres apparurent sur l'écran principal.
Vingt minutes et trente-trois secondes standard, avant activation de l'Orbe.
Trente-deux.
Trente et un.
« Soldats ! clama le Gharíen d'une voix lourde, qui portait sur toute la passerelle et peut-être, sur tout le vaisseau. Nous avons une mission à accomplir ! Nous devons tenir pendant vingt minutes ! Vingt maudites minutes ! À partir de maintenant, chacun de vos battements de cœur nous rapproche de la victoire ! »
Le Gharíen dégrafa sa ceinture et bondit de son siège.
« N'oubliez pas qui nous sommes ! N'oubliez pas ce que nous avons perdu ! Massacrez ces démons ! Pulvérisez-les ! Renvoyez-les en enfer ! Je veux que cette tête immonde de Jormugandr se brise les dents sur nous ! Je veux qu'il regrette d'être venu ici, lui et toute son armée ! Battez-vous !
— Il faut reculer » dit un des pilotes.
Le Stratège fit aussitôt part de son indécision. Cela ne dépendait pas de lui. Cela ne dépendait pas du vaisseau, de son tonnage, de sa puissance de feu, de son accélération, de toutes ses caractéristiques techniques qui auraient formé une encyclopédie de milliers de pages. Cela ne tenait qu'à eux, l'équipage almain.
« Nous restons, ordonna Sunday. Soyez les plus offensifs possibles. Donnez-leur envie de s'acharner sur nous.
— Il y en a qui vont passer les champs de défense. Ils vont nous aborder.
— Oui. Tout le monde est armé ? Bien. Préparez-vous à vendre chèrement notre peau. »
Cette bataille est inutile.
Cette bataille est un gâchis.
N'êtes-vous pas lassés de répéter les mêmes mantras guerriers ?
Les mêmes phrases ?
Contre quoi donc vous battez-vous, si ce n'est... vous-mêmes ?
« Ils font une offensive sur le flanc droit de la flotte. Par Kaldor... le Carlsson est immobilisé. L'Adam est perdu. L'Ophelia bat en retraite. Amirale ! »
Sunday le fit taire d'un geste de la main. Le Stratège aleph venait de faire apparaître une série de messages d'alerte prioritaires. Une nuée de démons venait vers eux, pour eux, et ils devaient se préparer à l'impact.
Le vaisseau fut brièvement secoué. Plusieurs écrans s'éteignirent. Le Stratège balaya l'hologramme et annonça que les senseurs à longue portée étaient hors service, le système d'atmosphère compromis.
« Masques ! » ordonna l'amirale en se levant de son siège.
Dans la minute suivante, les officiers quittèrent la passerelle en complétant leurs tenues pressurisées. Le Stratège annonça la perte de contrôle de la propulsion, puis des communications, puis du Réseau interne du vaisseau et, enfin, s'arrêta sur un dernier message d'adieu.
Sunday ouvrit une armoire à armements d'un coup de pied et attrapa un fusil à plasma de la meilleure facture. Rygor en prit un dans chaque main ; cela semblait le satisfaire.
« Procédure d'évacuation, ordonna-t-elle aux autres almains. On rejoint les baies d'appontage. »
L'aération étant coupée, l'équipage communiquant uniquement sur intercom et par implants interposés, le vaisseau ne retentissait plus que de grincements métalliques, qui rebondissaient d'un bout à l'autre de sa structure. Ils entendaient distinctement les démons creuser dans la coque, dix mètres plus loin.
À cause du défaut d'atmosphère, toutes les écoutilles étaient fermées. À chaque porte, Sunday jetait un coup d'œil au hublot, puis avançait la première dans l'étroit corridor. La pression intérieure était en chute libre ; les démons perçaient l'Antartica de toutes parts comme un vieux ballon de caoutchouc.
Elle reconnut le couloir qui menait aux sas de sortie. Le vaisseau portait sous son ventre deux navettes à propulsion chimique. Sunday espérait que l'une d'entre elles au moins ait réchappé aux impacts et à la curiosité des démons.
Une patte armée d'une lame apparut à l'angle du couloir.
« Planquez-vous ! » souffla-t-elle à son groupe.
Elle colla une micro-caméra à l'angle du mur et regarda en direct le démon flâner au milieu du corridor, un peu étroit pour lui. Il s'ennuyait. Ses lames, faites d'une matière plus dure que le diamant, rayaient les parois avec des crissements insupportables.
« Sunday-sen, murmura Rygor, m'autorisez-vous à passer en premier ?
— Si ce machin résiste au plasma, vous allez vous faire bouffer !
— C'est mon humble requête, Sunday-sen. Voyez-vous, la gloire ne nourrit pas un almain, mais sa légende.
— Vous ne vous en sortirez pas avec un précepte aussi moisi... allez-y, je serai juste derrière vous. »
Sunday fut presque surprise de s'entendre hurler comme un fauve, tandis que les projectiles de plasma incendiaient le démon, traversaient sa carapace chitineuse. Ses yeux éclatés fumaient encore lorsqu'ils enjambèrent ses pattes brisées.
Ils avaient une petite chance d'y arriver.
Dans la baie d'appontage totalement dépressurisée, les deux sas étaient ouverts, portes arrachées. Les démons avaient tiré les navettes hors de leur support pour s'introduire au point le plus faible de la coque.
Manque de pot, songea Sunday.
Elle n'eut pas le temps de s'apitoyer sur son sort. La baie d'appontage formait une grande salle sur deux étages, avec une mezzanine de métal grillagé, qui permettait de stocker une grande quantité de matériel. Cinq ou six démons tombèrent de l'étage comme un torrent de boue noire. Les fusils crépitèrent durant de longues secondes.
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