4. L'extinction
Les dieux sont versatiles ; ils volent autant aux humains qu'ils leur donnent en retour.
Les humains sont rancuniers ; tôt ou tard, ils voleront aux dieux à leur tour, et ils ne leur donneront rien.
Parole de l'Oracle
Une grande salle s'était creusée spontanément dans l'espace reconfigurable du Commandement. Réseau-Raven. Des colonnes art déco renforçaient ses hauts murs d'acier, soutenant une voûte invisible sur laquelle s'étendait une vue de l'espace, de sorte que le Commandement paraissait être un vaisseau en route vers les étoiles. Elles étaient fort nombreuses sur cet horizon inatteignable, séparé d'eux par des gouffres gigantesques et en perpétuelle expansion. Des galaxies entières dont l'Omnimonde n'entendrait jamais parler, qui n'avaient jamais entendu parler de lui ; des myriades d'astres impropres à la vie, qui faisaient de la Voie Lactée l'unique cité almaine plantée au milieu d'un désert infini.
Odin, soleil du système, généreux pourvoyeur de lumière pour la planète Danion – autrefois villégiature de Diel – et sa voisine Raven, se situait au centre de cette nuée d'étoiles comme un empereur environné de courtisans. Une certaine confiance paraissait émaner de lui, tandis que l'œil anxieux du Commandement virtuel se braquait sur lui.
Tanak se trouvait au milieu de la salle, entouré d'une foule d'alephs de toutes formes, parfois si transparents qu'on pouvait passer au travers. Leurs percepts étaient remontés le long des autoroutes d'information du Réseau, convergeant ici pour observer Odin, et avant lui, un hologramme immense représentant l'Omnimonde connu, qui clignotait sous leurs yeux attentifs.
Sven-Astres, supérieur de Tanak dans le Commandement Réseau-Raven, et sans doute l'aleph le plus important du Réseau qui ne fût pas une super-intelligence, avait pris une forme androgyne. Ol portait des vêtements noirs parsemés de liserés rouges. Toute son apparence trahissait l'inquiétude.
Les Stratèges, super-intelligences aleph chargées de la planification, de l'évaluation, des calculs et de la mise en œuvre des plans, avaient décidé pour Omn d'une ultime épreuve. Pour leur prouver sa valeur, le dieu proclamé n'avait rien à faire, sinon se montrer juste, quand il prédisait l'extinction des étoiles.
Une petite tache brunâtre apparut au centre d'Odin. Les alephs avaient placé l'étoile sous surveillance, au crible de leurs téléscopes et de leurs spectromètres, et une avalanche d'informations déferla sur l'assemblée interdite. La chute de luminosité était locale, mais uniforme, comme si l'on diluait quelque chose devant Odin : l'espace devenait opaque à ses rayons. De nouvelles sondes furent lancées en direction du soleil ; des drones se sacrifièrent dans ses vapeurs plasmatiques pour observer le phénomène de plus près. On aurait dit qu'un voile se soulevait devant Odin pour lui ravir sa lumière. Mais ce n'était pas le cas. Le voile était en lui. Quelqu'un enchaînait cet astre tel Prométhée, et ses chaînes étaient indissociables de sa chair.
La zone d'occultation s'étendit jusqu'à embrasser les contours du soleil. La salle s'assombrit et à l'exception d'un maigre cercle jaunâtre, le Commandement devint un sépulcre illuminé par l'hologramme géant, sorte de fantôme faits de schémas connectés. Mille systèmes planétaires. Mille étoiles.
Quand Tanak reposa ses yeux sur l'image, il vit qu'un soleil avait disparu.
Puis un deuxième.
La carte se mettait à jour à mesure que l'information leur parvenait. Elle circulait entre des balises laser à la vitesse de la lumière ; il faudrait plusieurs heures, un jour peut-être pour que les astres s'éteignent d'un bout à l'autre de l'Omnimonde. Mais déjà des messages d'alerte s'épinglaient sur l'hologramme, formant une vague rouge qui roulait sur tous les systèmes.
Omn avait vu juste.
Diel l'avait pressenti.
Voyant qu'on ne pouvait plus rien attendre des systèmes planétaires connus, Tanak tourna de nouveau son regard vers les cieux. Les étoiles lointaines brillaient encore. Dans un dernier élan d'espoir, il imagina des milliers de vaisseaux portant l'almanité dans une nouvelle demeure, située hors de portée des projets fous fomentés par leurs divins adversaires. Mais cet espoir se brisa net.
Ces étoiles se trouvaient à des dizaines, des milliers d'années-lumière de Raven.
Il faudrait donc des dizaines d'années pour qu'elles disparaissent du ciel à leur tour.
En réalité, le ciel était vide, et ce qu'il avait sous les yeux n'était qu'un souvenir.
Tanak regarda autour de lui. La plupart des alephs s'étaient figés. Une vague de réaffectations traversait le Réseau. L'hypothèse ayant déjà été étudiée par les Stratèges, le plan était prêt. Ils l'implémentaient déjà.
« Que se passe-t-il désormais ? » souffla-t-il à Sven-Astres.
Il pouvait sentir le poids écrasant sur les épaules de l'aleph – le poids d'un vide absolu qu'ils avaient tous deux en commun.
« La Conférence des Planètes a disparu, dit l'aleph.
— Pardon ?
— Les représentants de la Conférence ont voté l'entrée en état de guerre et approuvé les propositions des Stratèges. À l'exception du représentant de la Terre. La Conférence a pris acte de sa sécession et ordonné la dissolution des organes politiques intermondiaux. Les autres mondes ne sont plus que des boules de billard dans le plan des Stratèges.
— Et pour nous ? Pour la Division 1 ?
— La Division 1 devient l'armée d'Omn. Il a ordonné son rassemblement dans le système Raven, avant le départ vers un système planétaire dont nous ignorons encore la localisation. De nombreux ordres de mission sont en train d'être envoyés à travers tout l'espace de la Conférence...
— Et pour les planètes ?
— Aucune ne survivra deux semaines sans soleil. »
Sven secoua la tête. Ol semblait au bord de la crise de nerfs.
« Vous devez parler à Omn. Nos sondes ont pu examiner quelques données concernant l'occultation, mais nous devons savoir s'il est possible de lutter contre le processus. Lui seul le sait. »
Lui seul le sait.
Tanak ne cesserait jamais d'entendre cette phrase.
Si un vainqueur devait émerger de cette guerre impossible, ce ne pouvait être que lui.
***
Tanak était la première personne à avoir pris contact avec Omn à sa naissance sur le Réseau. Depuis, les Stratèges avaient pu communiquer avec lui et s'imprégner de ses plans. Mais Omn ne parlait aux Stratèges que comme des exécutants. Omn, doté de la mémoire des siècles et porteur de mille fantômes almains, ne parvenait pas à se représenter les super-intelligences comme des êtres conscients, ni comme des objets inertes, ni comme des égaux.
C'est pourquoi Tanak, malgré lui, était devenu un élément essentiel de la communication avec Omn.
Un rideau violet, flottant tel une toile suspendue, traversait la plaine rocheuse sur toute sa longueur – une frontière entre deux bulles du Réseau Aleph. Tanak le contempla longuement. Omn n'ayant exprimé aucune volonté de sortir de sa zone de confinement, la plupart des processus de défense pré-Turing avaient été réaffectés. De l'armée de fourmis géantes, dont les grands yeux noirs avaient suivi l'émergence de l'Ultime Stratège, il ne subsistait plus que quelques groupes endormis.
« N'oubliez pas, commanda Sven-Astres. Lorsque vous traversez la frontière, nous effectuons une sauvegarde de sécurité. Votre retour parmi nous pourra vous laisser une sensation de déjà-vu, mais elle ne sera que passagère. »
Tanak hocha brièvement la tête. Il se pencha en avant et passa l'épaule au travers du rideau. Cela lui laissait une sensation désagréable de fourmillements.
Aussitôt, le jeune almain fut propulsé en arrière par un souffle qui tombait du ciel. Une puissante odeur d'ozone flottait dans l'air. Il ne put faire que quelques mètres avant de s'agenouiller. Malgré le vent qui secouait son visage, la voix du dieu lui parvint clairement, qui fracassa ses oreilles comme le tonnerre.
JE SUIS OMN !
Je sais, se dit-il.
Il se risqua à un coup d'œil en direction des cieux. Omn s'y trouvait toujours. Le dieu avait la forme d'un cube noir, d'une surface sans accroc, qui jetait une ombre démesurée sur la plaine violette et ses herbacées semblables à du lichen.
Des éclairs traversaient désormais le ciel, rebondissant entre le cube et le sol. Omn disposait d'un contrôle parfait sur l'environnement virtuel de la Ceinture Computationnelle de Danion. Que ferait-il lorsque les Stratèges le laisseraient libre de ses mouvements dans le Réseau ? Pouvait-il simplement s'y déplacer ? Un processus d'une telle ampleur demandait des ressources considérables. L'expansion et la mobilité venaient au détriment des temps de latence. S'il quittait son siège actuel, Omn perdrait le fil de sa pensée.
Un bruit de fond insupportable bourdonnait à ses oreilles. Omn avait une voix, mais des milliers d'autres semblaient résonner au travers des parois du cube. La mémoire de Diel était encore vive ; derrière ces murs uniformément noirs, des almains morts depuis des siècles s'entendaient encore penser. Sans doute surgissaient-ils par instants, comme un marin à la dérive qui parvient à hisser la tête hors de l'eau, avant de replonger dans l'oubli d'eux-mêmes.
Tanak, tu es revenu.
De nombreuses questions lui venaient à l'esprit, mais il ne pouvait pas toutes les poser. Tanak ne pouvait pas rester ici sans danger pour son intégrité. S'il montrait des signes de défaillance, Sven ferait rapatrier son champ perceptif et sa visite d'Omn ne donnerait rien.
« Pourquoi occulter les étoiles ? »
Le cube n'était pas tout à fait fixe dans le ciel ; à chaque éclair qui venait frapper sa surface ou qui en surgissait, il oscillait de quelques décimètres.
« La pomme est-elle tombée de l'arbre ?
— Que veux-tu dire ?
— La pomme est-elle tombée de l'arbre ?
— Quelle pomme ? Quel arbre ? »
Omn jugea sans doute que Tanak avait besoin d'une explication complète. Un éclair frappa le sol tout près de lui, qui fit surgir un pommier. Celui-ci n'avait produit qu'un seul fruit, une énorme pomme rouge aussi douteuse que celle du jardin d'Éden, posée sur le sol entre deux racines.
« La pomme est-elle tombée de l'arbre ? répéta Omn dans un grondement professoral.
— Oui ! clama Tanak.
— Non, répondit Omn.
— Mais elle est par terre.
— Tu ne l'as pas vue tomber. Personne ne l'a vue tomber. La pomme n'est donc jamais tombée. Elle est apparue ainsi, sur le sol, lorsque tu l'as vue pour la première fois. C'est l'arbre qui a créé la pomme, mais tu as créé l'état de la pomme. Avant ta présence, la pomme se trouvait en suspension entre deux possibilités. Elle était encore suspendue à la branche, mais elle était déjà tombée au sol.
— Que veux-tu dire ?
— En ton absence, le Temps n'existe pas. Le réel n'est qu'on songe, qui s'arrête lorsque tu fermes les yeux. C'est pourquoi, sans lumière, l'univers oscille entre de multiples songes. Voici l'œuvre de la première seigneuresse du Déluge ; Ombre, reine de l'oubli.
— C'est pour cela qu'ils ont occulté les étoiles ?
— C'est la première étape de leur plan.
— Est-il possible de lutter contre l'occultation ? D'inverser le processus ?
— C'est impossible, asséna Omn. Ombre, Cauchemar et Typhon possèdent un pouvoir inégalable, car antérieur à toute notre histoire.
— Nous possédons des sources d'énergie primaire alternatives. Des réacteurs à fusion, des réacteurs Hawking ; il y a assez d'énergie dans l'Omnimonde pour remplacer les étoiles qui nous manquent. Ne pouvons-nous pas lutter pour préserver nos mondes ?
— Cette lutte est sans objet. Ombre n'est que la première à venir. Dans cette ombre viendra Cauchemar, le Seigneur de la folie, pour moissonner vos dernières lumières.
— Et après ?
— Le troisième Seigneur du Déluge est Typhon, le Roi des tempêtes... mais il ne viendra pas. »
Nous n'avons plus le choix, se dit Tanak. Nous devons accepter ce que dit Omn comme la vérité... quitte à renier tout ce que nous savons. L'univers s'achève. Pourquoi maintenant ? Pourquoi nous ? Qui nous a jugé ? Nous n'en saurons jamais rien.
« Omn, appela-t-il une dernière fois. Tu as rencontré les Stratèges. Tu leur as dit l'objectif de ton plan. Les Stratèges l'ont approuvé et ils ont mis ce plan en œuvre. Mais tu as laissé tous les almains dans l'ignorance. »
Il eut l'impression que le cube se décrochait d'un support invisible et descendait vers lui.
« Je te l'ai déjà dit, Tanak, énonça Omn d'une voix lourde et grave.
Je te l'ai dit, mais j'ai effacé ta mémoire. Je suis le seul à pouvoir conserver les clés du plan. L'Annonciatrice des dieux rôde parmi les mondes, et vos esprits sont faciles à lire pour elle. Je ne veux pas qu'elle sache ce que j'ai décidé.
— Comment te faire confiance, Omn ?
— Je ne veux pas de ta confiance. »
Le bourdonnement qui émanait du cube gagna en intensité, comme si les esprits qui vivaient dans Omn se livraient à un débat enflammé.
« Je vais te dire de nouveau mon plan, Tanak.
Dès l'instant où l'Annonciatrice a réveillé les Seigneurs du Déluge, l'univers était condamné.
Il ne peut pas être sauvé.
Néanmoins, les Mille-Noms peuvent encore échouer.
Pour cela, il faut que nous accomplissions ce dont ils nous croient incapables.
Nous allons détruire l'univers, avant eux. »
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