33. La tourte au fromage


Le Réseau Aleph était partie intégrante de l'Armada, et les allers-retours entre le réel et le monde numérique se faisaient de plus en plus fréquents. Sur les vaisseaux de la Division 1, toutes les tâches se partageaient entre almains et alephs incorporels. Ce n'était pas le cas dans les Armées gharíennes ou remsiennes, mais même pour celles-ci, le Réseau facilitait le partage des informations. Et chaque vaisseau avait sa propre flotte de drones-étoiles, pilotés par des alephs, accrochés en amas comme des moules sur un rocher.

« Comment est votre perception, von Zögarn-sen ? »

Éléana regarda sa main, puis elle regarda Tanak. C'était l'élément le plus concret du décor ; elle aurait pu compter les cheveux sur sa tête. Ils étaient debout à la croisée de deux nefs de cathédrale, dont les murs scintillants s'effilochaient dans l'air sans jamais rencontrer de plafond.

« Nous sommes dans un espace de transit du Réseau aleph. Vous avez l'air d'avoir bien supporté la descente dans l'Interface Mentale. Prévenez-moi en cas d'hallucinations.

— Pour le moment, tout va bien. »

Elle se souvint que son corps n'avait pas quitté le Carlsson. Le Réseau aleph n'était pas un monde physique, et pour y faire voyager sa perception, des machines lisaient et manipulaient les potentiels électriques de ses neurones. Mais son impression générale était d'avoir été projetée dans un autre monde, détaché du temps et de l'espace.

« Ce couloir est une porte dérobée dans l'esprit d'Omn, expliqua Tanak. Ce n'est pas l'accès que j'emprunte habituellement. Il me l'a indiqué exprès pour vous, et vous seule irez jusqu'au bout.

— Que vais-je y trouver ?

— Adrian von Zögarn. »

Elle allait protester, mais Tanak fut plus vif.

« L'esprit d'Omn est vaste. Certaines des choses que nous pensons avoir oubliées y sommeillent encore. »

L'homme s'arrêta net et l'invita à poursuivre.

Sous ses pieds naquirent des brins d'herbe aux reflets bleus et mauves. Le ciel s'élargit en nuée d'éclairs lointains, qui perçaient des bouillons nuageux. Un cube uniformément noir y était suspendu, Omn lui-même. Il rayonnait un champ électrique qui firent se dresser ses sourcils, mais se murait dans un étrange silence.

« J'y suis presque ! » s'enflamma un homme couvert d'un tablier, qui faisait les cent pas en piétinant les herbes.

Adrian von Zögarn était tel que se l'imaginait Éléana.

Il était vêtu d'un costume de spectacle à nœud papillon, dont l'une des manches portait des traces de mâchoire de crocodile. Un haut-de-forme un brin prétentieux coiffait son chef et, sous un nez à faire pâlir Cyrano, s'épanouissait une sublime moustache qui, plus que souligner son visage, l'animait.

Par ailleurs, il était occupé à une expérience d'une importance capitale.

Des tables à tréteaux étaient disposées tout autour de lui, couvertes de nappes en papier qui s'envolaient à moitié sous l'effet du vent. Tenant d'une main son chapeau, de l'autre une cuillère en bois, il énumérait les ingrédients de son œuvre grandiose.

« ... les œufs ! Fraîchement pondus. La farine ! Tamisée dans un accélérateur à particules. Le lait ! Puisé dans les sources souterraines de Ferval. Le beurre ! Coupé à l'aide d'un fil. Le sel ! Miné dans un astéroïde de Stella Ciner. Et bien sûr... le fromage ! Chassé dans les forêts pluvieuses de Mondor. Tous les ingrédients sont prêts. Il ne reste plus qu'à transmuter tout cela. »

Ses mains s'agitèrent, comme pourvues d'une volonté propre.

« Dans ce creuset, clama-t-il en faisant un puits avec la farine, nous briserons les composants élémentaires de la matière, ajouta-t-il en écrasant des œufs. Puis, il faut bien mélanger le tout. »

Un éclair tomba sur l'une de ses tables, faisant exploser un sac de farine. Malgré tous ses efforts, l'état de la préparation s'éloignait peu à peu du comestible. La transmutation échouait !

« Non ! s'exclama Adrian, dont la moustache frisait à cause de l'électricité statique. Il me manque un ingrédient essentiel ! La noix de muscade ! »

Il fouilla dans ses affaires, lutta contre des cartons de sucre, des sachets de levure périmée, des tomates en conserve, des huîtres en tube et des bigorneaux en coquille. Pendant ce temps, la pâte glissa hors de son saladier et s'enfuit en quête d'un avenir meilleur.

« Ah, j'ai échoué ! s'exclama le célèbre alchimiste en s'asseyant dans l'herbe.

— Adrian ?

— Qui m'appelle ? Seraient-ce les voix dissonantes de ma raison ? »

Il aperçut Éléana et, paniqué, se remit immédiatement en forme, ôta son tablier, replaça son chapeau, boutonna sa manchette, défrisa sa moustache.

« Excusez-moi ! Je ne me suis pas présenté. Adrian von Zögarn, spécialiste généraliste en, euh, tout.

— Je sais qui vous êtes.

— Surtout, ne vous laissez pas croire que l'échec auquel vous venez d'assister est un véritable échec, car en réalité, ce n'est qu'une nouvelle étape vers mon triomphe : la conception d'une tourte au fromage légendaire, capable de rivaliser avec les meilleures de l'univers et, sans doute, de les dépasser.

— Adrian, je suis venue...

— Je dois me remettre au travail ! » s'exclama l'alchimiste en bondissant sur ses pieds.

Il boxa une grenouille qui tentait de lui voler sa cuillère, puis se servit de la cuillère pour boxer une cuillère concurrente, qui tentait de lui voler la vedette, puis lutta contre une vedette qui s'affichait sur l'emballage du paquet de farine, et lui riait au nez.

« Les obstacles se multiplient ! constata-t-il. Cela veut dire que j'approche du but. Madame, voulez-vous bien attraper cette noix de muscade ? J'ai le sentiment que nous tenons là l'ingrédient essentiel, la clé du processus alchimique.

— Arrêtez avec cette tourte, Adrian, et écoutez-moi. »

Il lui fit face quelques instants, bras ballants, avec un air d'incompréhension semblable à celui d'un poisson sorti de l'eau.

« Je vous écouterai après la tourte, soutint-il en bombant le torse avec vigueur.

— Vous n'arriverez jamais à fabriquer cette tourte, Adrian, rétorqua Éléana.

— Oseriez-vous mettre ma compétence en doute ?

— Non, pas du tout. Mais vous ne pouvez pas fabriquer cette tourte, parce qu'elle n'existe pas. »

Elle avisa des cartons abandonnés dans l'herbe, ôta leurs estampilles « fragiles », leurs agrafes et leurs fermetures de ruban adhésif, et les ouvrit l'un après l'autre. Adrian approcha un œil dubitatif, avec la moue d'un homme qui sait qu'il a tort, mais qui hésite à le reconnaître.

« Regardez ! s'exclama-t-elle. Des tourtes ! Des tourtes ! Des tourtes au fromage de toutes les planètes connues, de toutes les époques, de toutes les civilisations qui ont inventé à la fois le fromage et la tourte ! Regardez-les toutes.

— Regardez les tourtes, vous voulez dire.

— Aucune d'entre elles n'est la tourte ultime que vous cherchez à atteindre.

— Elle ne peut exister encore, puisque je m'apprête à la créer.

— Comment saurez-vous que vous l'aurez cuisinée ?

— Eh bien, c'est quand mes expériences culinaires prendront fin.

— Mais ce raisonnement ne tient pas debout ! Vos expériences n'auront pas de fin, parce que vous ne serez jamais satisfait du résultat ! Il faudra toujours viser plus loin ! Et chaque échec ne sera qu'un prétexte pour recommencer. »

Adrian prit tout cela comme un compliment.

« Oui, vous avez parfaitement cerné l'esprit vaillant et visionnaire de la famille von Zögarn.

— C'est normal. Je suis de la même famille.

— Diantre. »

Le moustachu laissa tomber les bras d'un air perplexe. Un instant, Éléana crut qu'Adrian avait cessé de fonctionner et que sa moustache allait prendre le relais.

« Je suppose que vous attendez quelque chose de moi ?

— Où se trouve la tombe du chevalier Galahad ?

— Galahad ?

— Le chevalier qui a repris Excalibur après la mort du roi Arthur.

— Ah, celui-là. Un homme fameux. Je soupçonne qu'il portait la moustache, bien que l'Histoire se montre évasive sur ce point. Donc, vous cherchez Excalibur ? C'est une quête à peine moins fameuse que celle de l'ultime tourte au fromage.

— Où est la tombe ?

— Sur la planète Daln, bien entendu. Galahad craignait que des hommes cupides, attirés par la puissance de l'épée magique donnée par la Dame du Lac à Arthur, tentent de s'en servir pour bâtir des empires corrompus. Il s'est donc enfui sur Daln. À cette époque, après la chute du Draconis et avant la guerre d'Hélios, de nombreux magiciens à la sauvette faisaient l'aller-retour entre les mondes. »

Évidemment. Elle ne s'était encore jamais rendue sur Daln, mais quelqu'un dans la famille avait déjà utilisé le concentrateur pour y faire ses courses.

« Où précisément ?

— Dans l'archipel Zélane, il y a une île en forme de pointe de flèche. La tombe se trouve au bout de la pointe. »

Il se lissa la moustache.

« C'est sous la jungle, précisa-t-il. Prévoyez de quoi élaguer un peu. Et faites attention aux, hum, escargots mutants que j'ai, hum, introduit par erreur. Leur morsure est toxique.

— Merci, Adrian...

— Pas de quoi. Permettez que je retourne à mes expériences. »

Adrian s'envola, bercé par la certitude de pouvoir réaliser, un jour, la tourte au fromage dont il avait tant rêvé. Mais certains rêves sont inatteignables. Et certains alchimistes ne savent pas s'avouer qu'ils courent après un mirage.

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