32. L'ultime yaourt


J'ai trouvé la recette ultime de yaourt ; malheureusement, elle ne rentre pas dans la marge de ce carnet. Je l'écrirai ailleurs.

Adrian von Zögarn, Notes alchimiques


Quelques heures avant le départ pour Magedôn, Éléana se réveilla avec la sensation désagréable d'avoir oublié quelque chose qu'en s'endormant, elle s'était promis de retenir.

Reida dormait sur le côté, les yeux à demi fermés. Elle essaya de se lever sans un bruit, mais dans l'espace exigu de leur cabine, se cogna le pied contre quelque chose de dur et de métallique. Elle étouffa un juron coloré qui impliquait Kaldor et sa barbe en tire-bouchon et se baissa pour ramasser l'objet.

Ils étaient tous les deux assignés à résidence sur Rems lorsque la nouvelle de la mort de Diel avait traversé l'Omnimonde, suivie de l'extinction des étoiles et de la dissolution de la Conférence. Depuis, Éléana et Reida avaient été transférés sur le Carlsson, l'un des croiseurs de la Division 1, où on semblait les considérer comme de simples passagers. L'amiral Bertram, qui leur courait après quelques semaines plus tôt, ne leur avait accordé aucune attention. Peut-être ignorait-il leur présence à bord.

Avec un regard en coin pour son compagnon, Éléana alluma une lampe de poche et examina ce qui s'était heurté à son petit orteil. Avec ses paupières reptiliennes, il était toujours difficile de dire si Reida dormait ou non, de même qu'il était difficile de dire si les sourcils rouges de l'alchimiste étaient dotés ou non de vie propre. Car chaque être almain, comme chaque royaume, a ses mystères.

C'était un cube de métal.

Elle s'assit en tailleur et le posa entre ses jambes. Un cube tout couvert d'engrenages en laiton, creux et contenant un petit cristal rougeâtre, comme le quartz dans une horloge. Sauf que cet objet, au lieu de compter le temps, manipulait l'espace.

Le concentrateur portatif de la famille von Zögarn.

Diantre, se dit Éléana.

Elle ne savait pas ce qu'il faisait là, ni même d'où il venait. Car le concentrateur avait été envoyé par Lauren, depuis la planète Mars. Mais Lauren avait disparu des pages de l'Histoire, et la planète Mars n'était plus qu'un vague souvenir.

Toutefois, le concentrateur, lui, était bien réel, et elle n'avait pas oublié son usage.

Elle trouva à côté un petit emballage en carton qui protégeait un pot en verre rempli d'une sorte de crème blanchâtre. Un post-it attaché indiquait « Ça se mange », signé L. v. Z. Après avoir tourné le texte dans tous les sens comme on remâche une viande mal cuite, Éléana se concentra sur l'écriture. Elle admira les vides et les pleins, les liés et les déliés, l'épaisseur du trait et, pour la forme, depuis sa cabine en orbite de Raven, réinventa la graphologie. En désespoir de cause, elle renifla le papier, secoua le carton, puis passa au pot en lui-même.

Cela semblait comestible, tout comme le résultat d'un nombre surprenant d'expériences alchimiques.

Éléana plongea son doigt dans le pot et commença à manger en silence, mais non sans apprécier. Si le profane y aurait vu un simple yaourt, ce dernier faisait naître une intuition dans son esprit, que même le concentrateur n'aurait pu lui transmettre, malgré tous ses pouvoirs surnaturels. En somme, ce yaourt lui parlait. Il était la véritable signature de cet envoi. Car la famille von Zögarn est peu avare de passions, mais il en est deux particulières qui transcendent les siècles, et qui dans ce cas précis, traversaient même la barrière de la disparition, enjambaient le fleuve des âmes en jouant à saute-mouton, au nez et à la barbe de Cauchemar.

Les escargots et les yaourts.

Même Adrian von Zögarn lui-même n'avait osé réunir ces deux passe-temps, se consacrant en priorité aux yaourts, tandis que sa fille Cassandra prenait la tête des escargots. Il se murmurait qu'un jour, un ou une alchimiste de la famille parviendrait enfin à réaliser l'ultime synthèse de ces recherches, bien plus pertinente que la transmutation du plomb en or, que l'on réalisait dans son jardin pour amuser les enfants. La fusion entre l'escargot et le yaourt. L'escaryourt.

Je divague, songea Éléana.

Elle venait de terminer son en-cas nocturne lorsqu'on sonna à la porte. Reida ne daignant pas se réveiller, elle entrouvrit l'écoutille coulissante. Elle reconnut le teint cuivré et les cheveux blonds de l'ingénieure-pilote Ina Mid'len, la seule remsienne qui avait embarqué sur le Carlsson, comme si elle s'était trompée de flotte. Elle arborait un curieux point rouge au milieu du front. Une marque de guerre. La vision de ce symbole pétrifia Éléana. Elle avait peut d'être personnellement visée.

« Nous avons une réunion avec l'amiral » dit la remsienne.

L'alchimiste tira Reida du lit. Elle n'était pas certaine qu'il fût totalement réveillé, et il sembla boutonner son uniforme de commandant par simple réflexe. Le martien se contenta de suivre Éléana et l'ingénieure Mid'len sur le trajet, la tête rejetée en arrière pour mettre des gouttes de sérum physiologique dans ses yeux.

Il entra en en dernier dans la salle de réunion presque vide où l'amiral Bertram faisait face, debout, à un festival d'hologrammes, parmi lesquels un almain de pied en cap.

« Ah, les voilà » dit ce dernier.

Éléana estima qu'il s'agissait d'un humain, mais elle n'en était pas sûre, à cause du contraste approximatif des hologrammes et de la pénombre dans la pièce. Il portait une tenue faite d'aplats grisâtres, comme un remplissage par défaut.

La porte se ferma automatiquement derrière eux et l'amiral Bertram les désigna tour à tour pour les présenter à l'inconnu.

« L'ingénieure-pilote Ina Mid'len, le commandant Reida...

— Je croyais que j'avais été dégradé.

— Le commandant Reida, insista Bertram en grinçant des dents, et Éléana von Zögarn... hum... analyste.

— Oui, c'est mon travail, j'analyse des trucs.

— Qu'est-ce que vous avez en main, von Zögarn-sen ?

— Ah, ça. »

Éléana secoua le cube de métal comme s'il s'était agi d'une lanterne.

« C'est un concentrateur portatif, dit l'homme de l'hologramme.

— Bien vu.

— Vous savez vous en servir, n'est-ce pas ?

— Les choses sont différentes avec un concentrateur. Disons qu'il sait se servir de moi.

— Bien. »

Elle vit l'amiral Bertram hausser des épaules avec morgue, guère habitué d'être mis à l'écart des réunions sur son propre vaisseau.

« Mais je ne me suis pas présenté, se rendit compte l'homme. Je suis Tanak, un Empreinté du Réseau Aleph. Je parle au nom d'Omn. Il a une mission pour vous. La personne qui vous a envoyé ce concentrateur devinait sans doute que vous en auriez l'usage. Von Zögarn-sen, vous devez nous ramener Excalibur. Elle se trouve dans la tombe du chevalier Galahad. Le concentrateur vous permettra de rejoindre la tombe. »

Éléana fronça des sourcils.

C'est délirant ! s'exclama son sourcil droit.

Tu n'as pas tort, souligna son sourcil gauche, mais après tout ce que nous avons vu, sommes-nous encore bien placés pour juger ?

Leur conciliabule se poursuivit deux bonnes secondes.

« Mais, Tanak-sen, personne ne sait où se trouve la tombe de Galahad.

— Ah, personne ne l'a donc jamais trouvée ? Même pas un alchimiste de votre famille ? Quelqu'un dont nous aurions encore le nom ?

— Eh bien, Adrian...

— Ah, Adrian von Zögarn, c'est cela ? »

Il avait l'air d'avoir consulté une encyclopédie sur elle avant leur conversation. Certains hommes paraissent ainsi informés sur tout, à tel point qu'on se demande qui les informe. Dans le cas de Tanak, c'était Omn ; un dieu murmurait à son oreille ; on pouvait donc lui pardonner son omniscience.

« Oui, Adrian von Zögarn, mon ancêtre. Si quelqu'un a su quelque chose, c'était lui. Malheureusement, je n'ai pas un seul de ses grimoires. Ils ont disparu avec nos mondes.

— Nos mondes n'ont pas tout à fait disparu, corrigea Tanak. Ils sont occultés, à l'instar des étoiles. Pour connaître l'emplacement de la tombe, vous devez donc parler à Adrian ?

— Euh... dites-le à l'envers. Si on pouvait parler à Adrian, on pourrait apprendre l'emplacement de la tombe.

— C'est entendu. »

Éléana avait l'impression de parler avec une de ces IA pré-Turing à qui vous essayiez de faire une réclamation pour des chaussettes de la mauvaise couleur, et qui vous étouffaient sous les bons d'achat jusqu'à ce que vous lâchiez prise.

« Amiral Bertram, reprit Tanak, faites le nécessaire. Je vais prévenir Omn. Von Zögarn-sen pourra entrer dans l'Interface Mentale dans une demi-heure standard. »

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