3. Sunday


« Que faites-vous ici ? » s'exclama Mikhail sur le ton d'un collégien à qui on vient de voler son goûter.

Sunday prit le temps de réfléchir.

C'était une humaine de grande taille, d'origine terrienne, adepte de changements d'apparence qui rendaient sa personnalité difficile à cerner. Après quelques rencontres protocolaires, Mikhail avait deviné que ses yeux et ses cheveux changeaient de couleur selon son humeur. Ce matin ils étaient bleus, mais sa pupille droite fonçait de minute en minute et ce soir, ils seraient vairons. Il suffisait d'un implant biotech modique pour se permettre ce genre de fantaisie. Mais le 23e siècle, sur Terre, avait des vues plutôt rigoristes sur la question : le corps n'est pas un vêtement.

Pour occuper le poste de représentante de la Division 1 sur Terre, Sunday était peut-être une personne compétente, mais Mikhail n'en avait jamais observé la moindre preuve. Elle dérangeait. Elle causait toujours plus de problèmes qu'elle n'en résolvait. À son interlocuteur, elle donnait l'impression de se moquer de quelque chose, d'avoir remarqué une feuille de salade coincée entre ses dents, sans prendre la peine de lui indiquer.

« Je vous surveillais depuis hier, avoua-t-elle.

— En personne ?

— La Division n'a pas beaucoup d'agents sur Terre. Surtout en ce moment... je vous expliquerai.

— Vous avez beaucoup à expliquer, tempêta Mikhail en frappant du poing sur le bureau abandonné, ce qui fit un choc semblable à une grenouille qui s'écrase contre une vitre. Est-ce bien vous qui avez mis mon bureau sur écoute ?

— Eh, qui voulez-vous que ce soit ? Mais ça n'a pas duré longtemps, vos équipes ont fait un bon travail de nettoyage.

— Ce sont des faits graves, Sunday-sen. Nous pourrions les porter jusqu'à la Conférence.

— Et vous, vous avez envoyé Lanthane espionner le blocus de Perago, de concert avec la CVU. Vous avez même fait plus fort que ça : certains de nos personnels – y compris un Stratège aleph ! – ont fait défection pour faciliter sa fuite, et vous avez joué malgré vous le jeu du groupe de Rems, qui souhaitait que le blocus tombe, que Lanthane rencontre le vaisseau-fantôme et que Diel soit mis à l'épreuve.

— Je ne comprends rien à ce que vous dites.

— C'est pourtant simple, Mikhail-sen. Mjöllnir se trouvait à Stella Perago. Le vaisseau n'admettait pour seule pilote qu'Aléane. C'était un test : un test pour Aléane, un test pour Diel, un test pour le groupe de Rems. Si Lanthane entrait dans ce vaisseau, elle était adoubée Aléane ; sa présence aurait eu une signification politique. »

Sunday agita la main.

« C'est un juste retour de bâton. La Division 1 a toujours pratiqué une certaine rétention de l'information, or le BPS demeure son aîné, et il était en droit de venir nous tirer par les cheveux pour poser ses questions. Mais tout ceci n'a plus d'importance. Lanthane a disparu. Depuis que Diel est mort, la Division 1 est en ébullition. La Conférence des Planètes est sur le point de s'auto-dissoudre.

— Diel ?

— Je vous ai dit de vous asseoir, Mikhail-sen. »

Sunday haussa les épaules et alla fermer le coffre-fort, dont la porte entrouverte faisait désordre.

« Diel, oui, Diel, le pseudo-dieu qui grenouillait depuis toujours dans l'océan de la planète Danion, celui qu'on peut considérer à l'origine de la naissance des peuples okranes libres, de la colonisation de Raven, de Mondor, de la Conférence, de tout ce qu'elle signifie, et ultimement, de ma fiche de paie. Diel est mort. La Conférence le sait. L'information est déjà passée sur le Réseau Aleph, elle est entrée sur le Starnet, elle a atteint le terminal du directeur général du BPS, et cet homme visionnaire a décidé de sauter du train en marche.

— Si Diel est mort... qui l'a tué ?

— Voilà une question censée. Nous ne savons pas. Simultanément, une super-intelligence est entrée sur le Réseau Aleph au niveau de la ceinture computationnelle de Danion : Diel s'est réincarné dans le Réseau. Son avatar se nomme Omn et il nous a annoncé... vous êtes prêt ? La fin des temps. Orchestrée par une poignée de pseudo-dieux grincheux qui, paraît-il, attendaient le bon moment depuis un paquet d'années. Diel le craignait. Le Stratège des Prévisions de la Division 1 pense qu'Omn est dans le vrai.

— C'est délirant » prévint Mikhail.

Il ne comprenait pas que l'agente Ocel se montrât toujours aussi absente, alors qu'il ne manquait qu'un rien à la conversation pour dégénérer en complot de licornes vaudoues.

« Exactement, souligna Sunday. C'est délirant. Impensable. C'est ce qu'a dit le bureau de la Conférence. Et vous savez ce qu'Omn leur a répondu ? Quelque chose comme « vous allez bien voir ». Vous comprenez maintenant que la situation est devenue assez chaotique. Si les prévisions des Stratèges sont justes, d'ici peu, nous allons dissoudre l'organe politique de la Conférence et l'absorber dans la Division 1 pour former une sorte de dictature intermondiale chapeautée par Omn. Et mener une guerre dont nous ne connaissons même pas l'adversaire. »

Elle rehaussa sa manche pour consulter l'écran de son bracelet, version alternative du quadrant dépliable, et indiqua :

« C'est bientôt l'heure. Il faut qu'on y aille.

— Où ?

— Dans le couloir, ça fera l'affaire. »

La petite troupe qui avait assisté au départ du directeur s'était envolée, attendant sans doute la fin du briefing de Sunday pour assaillir Mikhail à son tour. À aucun moment, se disait l'okrane, on ne m'a demandé mon avis. Je pourrais démissionner, mais je ne sais même pas si ma nomination a été signée.

« Ici » annonça Sunday.

Ils s'arrêtèrent tous les trois face à une des grandes vitres teintées qui ouvraient le couloir sur l'esplanade gazonnée.

« Vous voyez le Soleil ? demanda la représentante de la Division 1. Eh bien, si Omn a dit vrai, dans quelques instants, il va s'éteindre. Et si c'est le cas, tout notre univers va basculer.

— On dirait que cela ne vous fait ni chaud ni froid.

— Il faut savoir accepter ce qu'on ne contrôle pas, Mikhail-sen. »

De la main droite, elle comptait les secondes comme si elle battait la mesure ; son doigt se suspendit dans l'air.

« Vous voyez, il ne s'est rien passé, remarqua Mikhail. Il n'était donc pas nécessaire de... »

Les Aztèques sacrifiaient au Soleil. Les égyptiens priaient chaque soir pour son retour, pour que le serpent Apophis, qui rôdait de l'autre côté de la Terre, ne l'avale pas tout entier. Ces civilisations obsédées par Sol avaient disparu, remplacées par l'almain moderne, qui prend tout comme acquis, de l'eau courante à la démocratie parlementaire.

Comme un enfant à qui on apprend à bien se tenir à table, la société terrienne commençait à peine à s'approprier les bonnes manières. En cet an de grâce 2387, on ne creusait plus de puits de pétroles en Arctique, on ne pêchait plus le thon rouge jusqu'à disparition, on ne découpait plus les requins vivants sur des ponts de bateaux couverts de sang, et toutes les lois qui entérinaient ces usages n'étaient guère plus perçues comme d'iniques contraintes que par des essayistes néo-libertariens.

Mais de même que le Soleil, pourtant immanquable élément de décor dans les crayonnages d'un enfant, vient à en disparaître, la Terre avait perdu l'intuition de sa présence. Et une chose à laquelle on ne prête aucune attention ne redevient présente à nos yeux que lorsqu'elle disparaît.

Une tache grisâtre minuscule se forma au centre de Sol. Mikhail, qui avait les yeux plissés, estima qu'il s'agissait de quelque traîtrise de son cortex visuel, et se refusa d'y prêter attention, tel un candidat à la présidence à qui l'on demande de commenter sa chute dans les sondages.

La tache s'élargissait de manière embarrassante. Mikhail tourna son regard vers Sunday. L'humaine fixait Sol sans ciller, les lèvres serrées. C'est à ce moment qu'il comprit que le Soleil tenait leur avenir entre ses mains. Toute vie sur Terre dépendait de lui et n'existait que par lui. Les végétaux, les invertébrés de la terre, les champignons, les poissons, les reptiles, les oiseaux, les mammifères et les almains... tous se nourrissaient, directement ou non, de sa lumière.

Cette petite naine jaune, depuis un milliard d'années, n'était que bienveillance à l'égard de la Terre, comme un retraité s'occupant de son jardin. Et Sol luttait pour se maintenir en activité, pour rayonner encore cette lumière indispensable à la vie. Mais il perdait son combat. La tache grise se diluait désormais sur toute sa surface, l'ombre gagnait en intensité, et bientôt, les plafonniers du couloir s'allumèrent.

À l'extérieur, l'éclairage public de Cyra, régulé sur les variations de lumière, éclata comme une vaine tentative de reprendre le flambeau. Ce devait être le cas sur toute cette face de la Terre.

De Sol, il ne demeura qu'une misérable couronne jaunâtre, cent fois moins lumineuse qu'une pleine Lune, qui flottait comme une éclipse permanente et totale.

Un silence colossal s'était abattu sur la ville. Les almains s'arrêtaient à mi-chemin dans leurs appartements, sortaient de leurs Interfaces Mentales et de leurs univers virtuels, émergeaient sur leurs balcons, descendaient des tramways et faisaient halte sur les trottoirs. Comme si ce silence était aussi un appel, l'appel de Sol qui les commandait de lever la tête pour assister à sa lutte et à sa défaite.

Choqué, incapable de penser, Mikhail garda la tête levée. Il espérait encore voir le Soleil ressurgir à tout instant. Son cou commençait à lui faire mal lorsque la femme aux cheveux verts lâcha un soupir et déclara avec aplomb :

« On est dans la merde. »

Elle leva le poignet et consulta son bracelet. Une grande quantité d'informations semblait déferler dans ses lentilles de contact, qui faisait pétiller son regard vairon. Elle hocha la tête d'un air las.

« Tous les ordres sont tombés, Mikhail-sen. C'est la guerre. Tous les Stratèges de la Division 1 ont proposé de remettre notre destin entre les mains d'Omn, le super-stratège. La Conférence des Planètes a approuvé ce plan à l'unanimité, moins une voix.

— Laquelle ?

— La Terre. Vous êtes encore plus dans la merde que moi.

— Est-ce que vous pourriez arrêter de répéter des grossièretés ?

— Je n'ai pas de mots plus adaptés. De toute façon, je dois y aller. Salut.

— Attendez ! s'exclama le directeur général du BPS alors qu'elle avait déjà franchi la moitié du couloir. Que se passe-t-il ? Expliquez-moi !

— Achetez-vous un implant neural, directeur. Vous aurez les informations en direct dans votre cerveau. »

La perplexité de Mikhail lui arracha néanmoins une expression d'empathie – ou de pitié.

« Pour faire court : suite à la décision de la Conférence, la Division 1 vient d'implémenter les premières directives d'Omn. Nous sommes en train de rassembler la flotte dans le système Raven. L'Antartica est en train de s'injecter sur orbite terrestre et je serai dessus dans une demi-journée au maximum.

— Les accords de la Conférence...

— La Terre ne fait plus partie de la Conférence, Mikhail-sen ! Votre représentant a voté contre. Il était tout seul. Il s'attendait sans doute à mieux.

— Que pouvons-nous faire ?

— La guerre, Mikhail-sen. Nous allons faire la guerre.

— Notre priorité est de rallumer le Soleil.

— C'est ce que vous direz à l'ONU pour les rassurer. Mais il n'existe aucun moyen. Toute la vie sur cette planète va s'éteindre. »

Sunday se rendit compte de ce qu'elle venait de lui annoncer. Son visage se radoucit et elle ajouta :

« Certes, la Division 1 va se retirer du système, mais vous pouvez toujours travailler avec l'Union Fédérale Martienne. Ils ont de meilleures capacités spatiales que la Terre. Vous pourrez mettre en place un plan d'évacuation.

— Évacuer la planète ? En combien de temps ? Pour aller où ?

— Je n'en sais rien, Mikhail ! Je n'en sais foutre rien ! Mais maintenant, c'est votre boulot. Faites ce que vous pouvez pour empêcher ce monde de plonger dans le chaos. Je dois y aller. »

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