29. Le maître des noms


Lorsque Christophe ouvrit les yeux, il crut que Typhon l'avait de nouveau réveillé. Tout le potentiel de destruction du Roi des Tempêtes, le ravageur de la Terre lors du premier Déluge, lui paraissait piètre en comparaison de sa capacité à l'ennuyer, sous cette forme de salamandre qui grimpait sur sa tête et transperçait ses oreilles de sa voix suraiguë.

Or Typhon l'avait laissé tranquille.

Il était toujours adossé à son arbre, et le soleil fixe de Magedôn brillait toujours dans son ciel.

Mais un serpent s'était enroulé autour du tronc noir, qui descendait sa tête vers lui en sifflant. Il était un peu plus large qu'un homme, et semblait n'avoir aucune difficulté à se maintenir en équilibre, bien que le tronc fût lisse et austère, et qu'aucune branche ne pût lui permettre de s'accrocher.

« Quel est ton nom ? »

Il n'essaya même pas de bouger ; son corps n'aurait pas réagi. Le serpent avait un corps noir luisant, dont les écailles raclaient l'écorce charbonneuse de l'arbre, et des yeux blancs ne cessaient de pousser sur sa tête, jusqu'à coloniser sa langue sifflante.

« Je suis Cauchemar, le Seigneur de la Folie, annonça-t-il d'une voix douce.

— Que veux-tu ?

— J'ai vu qu'Ombre s'était brisée les dents sur un soleil, et je suis venu voir.

— Que vas-tu faire ?

— Moi, rien. Je suis bien plus faible que tu ne le crois, et je ne commettrai pas l'erreur de me frotter au célèbre roi d'Our, au plus grand mage d'Arcs de tous les temps ! Oh, non, je ne commettrai pas cette erreur. »

Christophe avait levé la tête pour le voir, mais après quelques temps, cela lui fit mal au cou. Le serpent se laissa coulisser jusqu'au sol, sa tête pendue à quelques centimètres de celle de Christophe. Son haleine avait un surprenant parfum de pétrichor.

« J'ai renoncé au nom d'Our-Gamesh. Je suis Christophe-Nolim. Si tu n'es pas venu voir Christophe-Nolim, tu peux rebrousser chemin.

— C'est bien dommage. Vois-tu, Christophe, au moment où nous parlons, l'Annonciatrice collecte les âmes qui ont échappé à mes filets. Lorsque la moisson sera complète, elle viendra pour la tienne – et pour celle d'Aléane. Je ne suis qu'un piètre illusionniste ; mes armes sont l'ombre, le brouillard et le langage. Mais Crysée est une mage d'Arcs comme toi, une arme que les Mille-Noms ont conçu en pensant à toi. »

La tête du serpent oscilla de haut en bas, se délectant de ses propres paroles.

« Et tu es juste venu te dire ça ? Va-t-en, tu me fais de l'ombre.

— Voyons, Christophe, on ne peut pas renvoyer ainsi un si vieil ami.

— De quoi parles-tu ? »

La gueule du serpent s'élargit en un sourire, où perçaient des dents de la même blancheur que ses yeux.

« L'univers roule depuis si longtemps que toutes les choses y sont plus ou moins liées. Les battements de cœur d'un prince de Ferval résonnent à l'unisson avec ceux d'une couturière de Neredia, bien qu'ils ne se connaissent ni de nom, ni de visage ; parfois les rêves réunissent des mondes éloignés ; parfois le hasard frappe si juste que l'on nomme cela un miracle... ou une malédiction.

— Abrège, Cauchemar, et laisse-moi en paix.

— Mais tu n'es pas en paix, Christophe, tu ne peux pas l'être... pas tant que tu ne te joindras pas, toi aussi, à la grande migration des âmes.

— Tu es en train de détruire l'univers ; je ne peux rien y faire ; je verrai lorsque l'envoyée des Mille-Noms se présentera devant moi.

— Ne me reconnais-tu donc pas, Christophe ? Oh, je comprends. Mes vieux noms sont profondément enfouis sous cette carcasse de démon. Attends donc... »

Ses yeux roulèrent dans leurs orbites ; le serpent tira la langue, et au bout de celle-ci était inscrit un nom que Christophe ne pouvait ignorer.

Mithra.

« Maudis sois-tu, cracha Christophe.

— Oh, je le suis déjà, Gamesh. J'ai été chassé d'Our après ton départ. J'ai été aspiré par la plaine rouge, et je suis mort en maudissant ton nom. Le Temps dévorait chaque fibre de mon être, mais je me promettais de revenir, afin de faire de ton existence un enfer, dussé-je porter l'enfer dans tous les recoins de l'univers. Et ce moment est venu. L'ombre t'encercle, Christophe. Aléane n'est plus qu'une âme silencieuse dans ton cœur. Tout s'effondre autour de toi, et je suis victorieux. »

Mais ce n'était pas la voix du serpent. C'était une voix parmi des milliers, volées aux mortels et à leur mémoire. Sa tête se fendit d'un nouveau sourire ; il aspira sa langue et dodelina d'un air hésitant.

« Voyons, qui d'autre... le roi Zor, peut-être ? Des milliards d'existences sont passées entre mes dents, et ma panse s'est gonflée de millions de noms. J'en ai avalé tellement que le mien, celui que j'avais avant le Déluge, je l'ai perdu. Fort heureusement, les noms ne pèsent rien, contrairement aux âmes. Tu en sais quelque chose, n'est-ce pas, Christophe ?

— Hors de ma vue ! »

Ses yeux se fermèrent, le serpent se fondit dans l'écorce de l'arbre.

Christophe souffla.

« Christophe, eh, Christophe ! »

Typhon tomba sur sa tête et commença à lui tirer les cheveux avec ses pattes minuscules.

« Ah, tu es réveillé, constata l'ex-roi des tempêtes reconverti en réveille-matin.

— Je viens de rencontrer Cauchemar.

— Cauchemar ? »

Typhon se laissa glisser au sol. Il contempla ses mains d'un air inquiet, comme s'il redoutait de se transformer de nouveau en ce monstre indescriptible qu'il avait été autrefois.

« Il ne faut pas lui en vouloir, dit-il d'une voix hésitante. C'est un démon... il ne sait pas ce qu'il fait.

— C'est un mangeur de noms.

— Oh, oui, avec tous ces mondes qui disparaissent, il faut bien que les noms aillent quelque part. Il les digère, et il terminera sa digestion en rongeant les racines de l'arbre-monde.

— Quel arbre ?

— Eh, pendant que tu dors, je me renseigne. Lorsque tout l'univers se sera éteint, nous basculerons dans une sorte de super-rêve fondamental, le rêve duquel nous originons tous. C'est en quelque sorte la dernière étape avant l'oubli. Et dans ce rêve, l'univers est un arbre gigantesque, Yggdrasil, et le serpent dévorera ses racines jusqu'à ce qu'il s'effondre. »

Christophe ayant glissé contre l'arbre, il remit son dos en place.

« Pendant que tu étais parti, j'ai aussi pensé à quelque chose, dit Typhon. Ou plus exactement... je suis passé voir le vieux maître Zhu dans le monastère de Bamès, et nous avons un peu discuté... eh bien voilà. Tu as rencontré Aléane au temps de la cité d'Our, mais cette Aléane avait déjà le souvenir de ses existences multiples, n'est-ce pas ? Elle avait compris quelque chose. Ensuite, tu es venue la placer dans l'Ouroboros, et cent mille ans plus tard, tu es venue l'en retirer.

— Et alors ?

— Il ne t'es pas venu à l'esprit qu'Aléane voulait peut-être que les choses se déroulent ainsi ?

— Que vas-tu me dire d'autre ? Que le voyage est plus important que la destination ? Que j'ai appris quelque chose, que j'ai découvert le secret du Temps et de l'immortalité des dieux ?

— Non... mais maître Zhu avait une théorie sur elle.

— Eh bien, soupira-t-il, si c'est maître Zhu qui le dit. »

Christophe n'avait jamais connu de maître Zhu et il soupçonnait Typhon d'en être l'inventeur.

« Nous savons qu'à chaque expiration d'Anh, l'âme d'Aléane faisait un tour dans l'Ouroboros, et elle s'incarnait de nouveau au hasard dans l'espace et le Temps.

— Oui, dit Christophe sur le ton de quelqu'un à qui on détaille le menu hebdomadaire d'une cantine d'hôpital.

— Mais combien de fois cela a-t-il eu lieu ?

— Des milliers.

— Pourquoi seulement des milliers ? Pourquoi pas des millions ? Des milliards ?

— Où veux-tu en venir ?

— Nous sommes tous Aléane. »

Durant quelques secondes, ils se livrèrent tous deux à un concours d'yeux globuleux.

« Si j'étais Aléane, je le saurais.

— Oh, il y a des degrés divers. Imagine que chaque âme sortant de l'Ouroboros, purifiée de sa vie passée, rencontre l'âme d'Aléane sur son chemin. Elle lui arrache alors un fragment, transporte ce fragment avec elle à travers le monde, et le ramène de nouveau.

— Et moi ?

— C'est ta main qui as mise Aléane dans le flot des âmes. Tu serais donc plus pauvre que nous tous : tu n'as aucun fragment. »

Christophe eut un éclat de rire.

« Si ta théorie a bien un avantage, c'est qu'elle me remet à ma place !

— Dis-moi, Christophe, ne te sens-tu pas de plus en plus lourd, avec le temps qui passe ?

— Je me fatigue.

— Et si c'était l'âme d'Aléane qui s'alourdissait, à mesure que ses fragments s'envolent de tout l'univers et reviennent vers elle ? »

Le demi-dieu agita la main comme s'il chassait un moucheron.

« Admettons, pour te faire plaisir. Et c'était donc ce que voulait Aléane ? Se faire dépecer en sept cent soixante-dix sept milliards de morceaux, tous de tailles différentes, enchâsser ces petites perles dans chaque âme consciente et au final... au final, quoi ?

— Ce que nous savions déjà. S'il y a un univers, c'est grâce à elle. Ce n'est pas seulement Anh, mais elle, qui le porte sur ses épaules. Et qui porte Aléane ? Réfléchis bien, je ne te laisse qu'une seule réponse. »

Christophe ressentit un picotement au coin des yeux.

Deux larmes azurées coulaient sur son visage.

Qui l'avait dirigé vers Anh ? Outa-Napishtim, l'Oracle des Mille-Noms. Qui avait envoyé cette salamandre ridicule lui tenir compagnie ? Outa-Napishtim, certainement. Et l'Oracle n'avait toujours eu qu'une seule obsession : saboter le plan des Mille-Noms. Saboter le Déluge ! Empêcher la fin des Temps !

Et Aléane jouait un rôle volontaire dans ce plan.

Il serra ses poings contre sa poitrine. Il pouvait encore sentir sa chaleur.

« Celui qui porte Aléane, c'est moi. »

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