26. L'Épreuve
Celui qui entre ici, qu'il périsse, ou devienne le roi qui soutiendra les mondes.
Préceptes de l'Empereur
Tandis que l'ascenseur s'élevait vers le Siège, Gandar ferma les yeux.
Devant lui, les tours et les arches de la Sphère rapetissaient sans cesse.
Rygor avait cet air vaguement ennuyé qui, pour les Gharíen, est une expression de neutralité totale.
Toute sa vie, Gandar s'était entraîné en prévision de l'Épreuve. L'Empereur pouvait l'appeler au sommet à tout instant, et il n'avait pas passé une seconde de son existence sans cette arrière-pensée contaminatrice.
Depuis que la missive était tombée du Siège, il méditait.
Tous les sentiments s'étaient succédés dans son esprit. Appréhension. Nervosité. Terreur. Ils étaient passés un par un, comme une foule de manifestants en colère, dont les larges banderoles finissent par s'effacer dans la fumée du lointain, et dont les slogans clamés avec force se dissolvent en un vague brouhaha.
Après cette traversée pénible, Gandar avait vu l'ordre revenir dans son esprit.
Il était désormais seul.
Préparé, affûté dans un seul but, il était devenu ce but, jusqu'à ne plus se reconnaître dans un miroir. Gandar se sentait étranger à lui-même. Il avait l'impression que, dans cet ascenseur, ils n'étaient pas deux avec Rygor, mais trois. Le futur Empereur se détachait de lui tel un fantôme. Car l'Empereur, sans autre nom, sans autre visage, était un fantôme. Un fantôme mortel pour tous les Dauphins appelés avant lui.
L'envoyée de la Conférence doit trouver ces coutumes barbares, songea-t-il.
Gandar n'avait jamais croisé d'humain avant l'amirale Sunday. Elle lui avait paru extrêmement fragile, comme incomplète.
Lui-même flottait dans un état second, en dehors du Temps, parcourant au hasard les pages de son histoire comme un livre que l'on feuillette sans s'attarder sur un chapitre en particulier, car on en connaît déjà tout le déroulé. Les chasses sous-marines dans les océans de Leto. Les combats à mains nues contre d'autres Gharíen plus grands et plus forts que lui, défaite après défaite, jusqu'à la première victoire. Jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun échec.
Gandar n'avait jamais connu, jamais vu l'Empereur. Mais l'Empereur, depuis son Siège au sommet de la tour, avait tout vu, comme l'aigle perché sur la falaise. Il le connaissait si bien que Gandar ne se sentait pas même maître de ses pensées.
Le Dauphin croisa ses bras de préhension. On avait tort de croire que ces deux membres additionnels et leurs mains fines, dédiées aux travaux de précision, n'étaient d'aucun secours lors d'un combat. Une fois l'adversaire sous contrôle des bras de nage, ces mêmes mains crevaient les yeux, arrachaient les branchies, saisissaient le poignard et portaient le coup fatal.
« Nous sommes arrivés » annonça Rygor.
Lorsque retentit le chuintement de la porte, Gandar s'autorisa à ouvrir les yeux. La baie vitrée de l'ascenseur lui montra la Sphère comme il ne l'avait jamais vue. Cette ville toute scintillante de lumière contrastait avec la face sombre de Leto qui, quarante mille kilomètres plus loin, n'affichait plus qu'un maillage sinistre d'étincelles minuscules, les éclairages artificiels des cités gharíennes.
Le Dauphin imagina le peuple de l'Empire qui, du sol de la Sphère, mais aussi de la planète-mère, l'observait en retour. Il ne levait ainsi la tête vers le Siège qu'en ces rares occasions.
« Êtes-vous prêt ? demanda Rygor, son plus fidèle allié.
— Que je sois vainqueur ou non, il me semble que l'Empire va choisir entre deux avenirs aussi sombres.
— Oubliez l'Empire » ordonna Rygor.
Pourtant, ne se trouvaient-ils pas à son sommet, à son pinacle ? Dans les murs de cristal du couloir, qui menaient tout droit aux appartements de l'Empereur, dans les dalles de marbre rose, dans les arches du plafond, Gandar sentait la présence des forces immenses qui convergeaient ici. Il lui semblait que si l'on ôtait la moindre pierre, le Siège s'effondrerait sur place, que tout l'Empire reposait sur un équilibre millimétrique.
Ce pourquoi l'Empereur se devait d'être un être de légende, car la structure ne tolérait pas que l'on remplace le moindre de ses composants. On changeait de Gharíen, mais l'Empereur restait l'Empereur ; voilà ce que tous les autres empires n'avaient pas compris, eux qui faisaient sans cesse frapper de nouvelles pièces selon que le nez de César s'allongeait, ou qu'il remportait quelque nouvelle victoire.
« Ne luttez pas pour l'Empire, ni même l'univers, mais seulement pour votre propre survie. Le vainqueur de l'Épreuve sera celui qui aura survécu le plus longtemps. »
Gandar avait toujours su s'entourer de Gharíen comme Rygor et Dsa, qui maniaient le précepte comme d'autres l'humour ou l'ironie ; or de même qu'un bon trait d'humour peut sauver toute une mise en scène, un seul bon précepte peut changer le cours de l'Histoire.
Le Gharíen s'avança dans le couloir ; les portes de l'ascenseur coulissèrent derrière lui, emportant Rygor.
L'Empereur vivait ici seul, reclus avec une poignée de serviteurs et de concubines. Gandar pouvait entendre leur respiration sifflante au travers des murs. L'Empereur n'était relié à aucun réseau de communication ; aucun administrateur ne venait le visiter en personne ; on disait qu'il transmettait ses volontés en rêve à ses sujets. Enfin, il n'avait aucune garde personnelle, car nul dans l'Empire n'aurait été assez fou pour le défier.
Il n'entrait dans ces appartements que des vivres, il n'en sortait que de futurs Dauphins. Et à l'occasion, l'un d'entre eux renversait cet ordre de choses pour se présenter devant le dieu vivant qui l'avait banni hors de son domaine.
Durant sa méditation, Gandar avait buté contre une question entêtante.
L'Empereur existait-il ?
Il ne pouvait en être sûr.
Plus il avançait dans le Siège, plus une impression de familiarité se collait à sa peau, comme une émanation envoûtante. Il entra dans la toute dernière salle. Des stalagmites de cristal soutenaient désormais le plafond, dont descendaient des lanternes rayonnant une chaude lumière plasmatique. Il aperçut le mur ouvert sur le balcon, le sommet de la tour, dont chuterait tantôt le corps du vaincu.
Un fauteuil gigantesque occupait le centre de la pièce. Il disposait d'une assise de taille gharíenne, encerclée de tubes et de câbles enchevêtrés comme une jungle parasitaire. C'était la partie émergée d'une machine bien plus vaste, dont Gandar devina l'ampleur au travers du sol translucide. Des structures de métal enchâssées dans le faux cristal semblaient maintenir ensemble ces faisceaux connectiques ; plus loin, des générateurs d'énergie autonomes ronronnaient doucement.
« Je savais que ce jour viendrait » dit l'Empereur.
Gandar remarquait à peine la traîne de velours pourpre, qu'il suivit du regard jusqu'à la silhouette massive du Gharíen. Ce dernier lui tournait le dos. Son regard dépassait le balcon, traversait l'air de la Sphère et se perdait dans les tours voisines.
« Jusqu'au bout, j'ai douté de votre existence, dit le Dauphin.
— C'est heureux. Cela veut dire que j'ai bien joué mon rôle. L'Empereur ne saurait être fait de chair et de sang. Ce balcon est à portée de main, mais si j'y avais fait paraître mon visage une seule fois, durant tout ce règne, l'Empire se serait effondré. La puissance des forces qui nous entoure n'importe pas. La seule chose qui compte, c'est leur équilibre. Comprends-tu ? »
L'Empereur ôta son manteau et se tourna vers Gandar. Une cicatrice monstrueuse barrait l'un de ses yeux, gagnée peut-être lors de son tout premier combat. Il était plus haut et plus lourd que lui, mais ce n'était pas le plus grand adversaire que Gandar ait eu à affronter.
Le Gharíen s'assit sur son étrange trône, dont la machinerie émit un couinement poussif.
« Je te dois quelques explications, annonça-t-il. Tout ce que tu dois savoir si tu viens à remporter l'Épreuve. Je te répète ce que l'Empereur m'avait dit avant mon combat, que tu répéteras à ton tour aux Dauphins qui viendront te défier. »
Deux paires d'accoudoirs de métal lui permirent de reposer ses bras.
« Tu as devant toi le Siège, le cœur de ce palais. Il a été construit par les alephs du groupe Alcyon, qui, partis du système Sol, emmenèrent nos ancêtres sur Leto. Ces alephs, vois-tu, avaient fait de grands progrès dans les sciences de l'esprit, et dans ce que l'on nomme la physique des Arcs. La plupart de ce savoir brûla avec eux lors de notre guerre d'indépendance. Mais il nous reste le Siège.
Lorsque je suis assis sur ce fauteuil, je suis l'Empereur, et mon esprit est capable de voyager dans tout l'Empire. Je peux accéder aux rêves de mes sujets, à leurs pensées les plus secrètes. Rien ne m'échappe, Gandar.
— Et au-delà de l'Empire ?
— Pour traverser le pont d'Arcs, il faudrait un bien meilleur rêveur que je ne le suis moi-même, et que ne le furent mes prédécesseurs. Mais les envoyés de la Conférence qui traversent le pont, qui entrent dans le domaine de l'Empire, me sont parfaitement lisibles. Je sais tout.
— Ce savoir est-il utile ?
— Je savais que tu poserais cette question, Gandar. Je lis tes pensées en ce moment même. Non, pas toujours. Parfois, ce savoir est une plaie. C'est pourquoi, comme mon prédécesseur l'avait fait, je t'en conjure : lorsque tu m'auras vaincu, détruis le Siège une bonne fois pour toutes. Car ce pouvoir n'est qu'une illusion de pouvoir. »
Il prit appui sur les accoudoirs et se leva avec lassitude.
« Mais je sais que tu ne le feras pas.
— Avant que notre duel commence, je voudrais parler de l'avenir de l'Empire.
— L'Empire n'a aucun avenir, évacua le Gharíen d'un geste de sa main griffue. Tu le sais. Je le sais parce que j'ai vu dans ton esprit. Le départ des Nefs ne changera rien. Si je paraissais moi-même peu préoccupé par les disparitions, c'est que je voulais l'Empire concentré sur sa tâche. Mais je le vois se dissoudre sous mes yeux. Je le vois s'éteindre. Personne, dans cet Empire, n'a mieux éprouvé que moi ce silence sourd qui demeure, lorsque les souvenirs disparaissent.
— Pourquoi m'avez-vous appelé ?
— Parce que je suis un lâche. »
Depuis qu'il avait croisé son regard, Gandar cherchait dans son attitude le signal qui annoncerait le début du duel. Sa respiration était courte, ses poings refermés, prêts à frapper. Mais le Gharíen avait les bras baissés, la nuque relâchée. Il attendait.
« Je ne peux plus le supporter, annonça-t-il. Je te demande de me tuer, de la manière qui te conviendra le mieux. Battons-nous si c'est ce que tu désires. Sinon, jette-moi vivant du balcon. Car c'est le destin de l'Empereur que de voir l'Empire disparaître, et, lorsque la dernière lumière de Leto se sera éteinte, de faire face seul aux ténèbres. Or, du Siège, j'ai vu dans les ténèbres. J'ai vu les ombres qui engloutissaient l'univers. Face à ces monstres, j'étais nu, et ils se riaient de moi. Je ne peux pas leur faire face. »
Son visage sévère se fronça.
« Ce que je te demande est simple. Tue-moi, maintenant, et prends ta place sur ce Siège maudit. Telle est ton Épreuve.
— Non » dit Gandar.
L'idée de s'asseoir sur ce trône traversa néanmoins son esprit, comme une proposition émanant du trône lui-même. Après tout, il suffisait de tuer l'Empereur pour s'emparer de cet objet de pouvoir suprême ; pouvoir solitaire certes, mais semblable à celui des dieux.
Non, se dit-il, je n'en ai pas besoin.
Il tourna le dos à l'Empereur et se dirigea d'un pas résolu vers le couloir qui l'avait amené ici. Les orbes lumineux suspendus au plafond de nacre faisaient resplendir les plaques de corne soigneusement polies de son torse.
« Que fais-tu ? s'exclama le Gharíen.
— Je m'en vais. Je vous laisse la vie sauve. Vous êtes l'Empereur. Votre tâche est de veiller sur l'Empire, et vous la mènerez à son terme, car aussi difficile soit-elle, vous n'avez pas le droit de l'abandonner en cours de chemin. Quant à moi, je me suis entraîné toute ma vie pour la guerre. Je me suis entouré des meilleurs conseillers. Je savais qu'un jour viendrait un combat, le seul combat de mon existence ; je croyais qu'il était contre vous, mais je me trompais. Montez sur ce siège, Empereur, et dites aux généraux de tout l'Empire que je pars pour le système Raven. Hormis les Nefs, qui brilleront encore entre les étoiles, notre armée rejoindra l'Armada, sous mon commandement, et nous mènerons le dernier combat de l'Omnimonde. Aux côtés des humains de la Terre. Des okranes de Mars. Des vampires de Lazarus. Des alephs de Raven. Des dryens de Kor. Aux côtés de toutes ces races paisibles, jusqu'ici lovées dans leur trou, qui viennent d'en sortir pour prendre les armes. Nous étions promis à un grand avenir. Nous l'avons toujours su. Nous avons bâti cet empire sur la certitude de notre gloire future. La voici venue à nous. C'est une chance que nous ne pouvons laisser passer : nous volerons en tête de l'Armada. »
Il se tourna de biais et ajouta, d'un ton négligent :
« Avez-vous quelque chose à redire à ce projet ? »
L'Empereur avait repris sa place sur son trône. Les langues rouges de son vêtement pendaient autour de lui. Il émit un sifflement, puis une série de claquements qui formait l'équivalent du rire chez les Gharíen.
« J'ai attendu trop longtemps qu'un Dauphin comme toi se présente, reprit-il. Si nous nous étions affrontés, tu aurais gagné, je le sais. Mais tu as raison. C'est inutile. L'Empire a besoin de nous deux. Aussi, va, Gandar, avec ma bénédiction. Emmène les Sept Armées de l'Empire. Par le Siège, je ferai en sorte que nos généraux suivent tes ordres. Emmène-les jusqu'aux vastes plaines gelées de l'enfer kaldarien, s'il le faut, et de cet enfer, ramène ce pour quoi cet Empire a été bâti : la gloire. Car elle ne se présentera sans doute qu'à toi.
Pars ! Et que tes dents transpercent la gorge des dieux. »
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