25. Nos vies sans mémoire


« On dit que l'Empereur voit tout et sait tout, dit Gandar, d'une voix un peu plus grave que celles de ses compagnons. En préparation de mon rôle futur, je me suis permis d'écouter votre conversation. »

Il était immense, même par rapport aux autres Gharíen. La plaque de corne de son front était entaillée d'une cicatrice, dont Sunday se demanda si elle était le produit d'un accident ou d'un rituel.

« Vous ne craignez pas de vous attirer des ennuis, Sunday-sen.

— Que voulez-vous, je ne vais pas répéter ce que j'ai déjà dit à Dsa. Votre Empire semble l'ignorer, mais l'univers a basculé dans l'ombre. La fuite dans vos Nefs est une chimère. L'ombre n'est pas seulement venue éteindre les soleils, mais aussi toute forme de lumière. Elle vous poursuivra à travers l'espace, des siècles durant s'il le faut. Un seul choix s'offre à nous : faire face et lutter.

— La lutte est parfois le choix des fous.

— Je ne doute pas que nous soyons fous ! »

Gandar fit un geste et tous les occupants de la pièce se mirent en mouvement, qui s'éloignant, qui apportant une chaise. Rygor, Dsa, lui-même et Sunday improvisèrent un carré autour d'un petit bassin où rôdait un unique poisson argenté.

« Il est dit que l'Empereur dispose de certains dons de prescience, et l'extinction d'Alcyon lui était venue en rêve il y a plusieurs années déjà. C'est pourquoi le projet des Nefs a pu être mis en route. Mais l'occultation s'accompagne d'autres phénomènes, auxquels l'Empereur se montre aveugle.

— De quel genre ?

— Vous devriez le savoir.

— J'ai tourné le dos à la Terre, dit Sunday. Je n'ai même pas eu le temps de penser à elle depuis mon départ. Seuls les Stratèges de la Division 1 disposent de toutes les données.

— Des disparitions. Aussi bien dans les villes terrestres qu'océaniques, aussi bien dans les stations spatiales que dans les Nefs elles-mêmes. Des Gharíen disparaissent sans laisser de traces. Mais ce n'est pas tout : une fois disparus, c'est comme s'ils n'avaient jamais existé. Leur existence semble s'effacer des registres, et leur nom de nos mémoires.

— Dans ce cas, comment avez-vous remarqué ce phénomène ?

— Dsa vous montrera. »

Gandar croisa ses deux paires de bras d'une manière intimidante.

« Dites-moi la raison de votre venue, Sunday-sen.

— Devant l'ampleur du désastre, nous nous en sommes remis à Omn, notre dernier guide. Omn nous a ordonné de rassembler la plus grande armée jamais vue dans le système Raven, avant de la positionner sur un champ de bataille encore inconnu. Je suis venue quérir l'aide de l'Empire.

— Pourquoi vous rejoindre ?

— Perdu pour perdu, autant perdre les armes à la main. »

Cet argument parut faire mouche. Ces Gharíen s'étaient sans doute déjà posé les mêmes questions.

« Nous ne rallumerons pas les étoiles. Vos Nefs disparaîtront dans l'espace. Tous nos mondes sont perdus. Mais Omn nous a promis une dernière bataille, une dernière bravade vis-à-vis de ceux qui nous ont condamnés.

— Mais ces êtres ne sont-ils pas des dieux ?

— On peut sans doute dire ça.

— Ne sont-ils donc pas invincibles ?

— Nous ne le saurons qu'après avoir tout tenté. »

Gandar rabattit la tête en arrière d'un air indécis, autant que le permettait son cou très court.

« Si je deviens Empereur, promit-il, les Nefs partiront bien en direction des autres étoiles, mais tout le reste de notre flotte traversera le pont d'Arcs en direction de Raven. La main de l'Empire se joindra aux vôtres, où que cela nous mène.

— Vous êtes donc prêt à collaborer avec des alephs ? Avec des consciences artificielles ?

— La loi dit que les machines pensantes ne doivent pas entrer dans l'Empire. Nous respecterons donc notre loi. »

Il se leva d'un geste brusque.

« Je dois maintenant aller au lieu de l'Épreuve. Dsa, montre-lui des traces de disparition. Elle comprendra mieux. »


***


Sunday et la Gharíenne traversèrent seules les rues endormies de la Sphère, jusqu'à parvenir à des bâtiments d'habitation. Eux aussi étaient creux et informes, sans murs autres que de simples toiles tendues entre des piliers de métal, comme de gigantesques tentes à plusieurs étages.

Un scintillement sur la tour centrale attira son regard. Un ascenseur extérieur montait vers le Siège. Gandar, le Dauphin, accompagné de Rygor et d'une poignée de gardes, effectuait son ascension vers le pouvoir suprême.

Dsa avait plié et croisé ses bras de nage dans son dos, comme si elle portait leurs muscles gris sur ses épaules. Elle écarta une tenture et indiqua à Sunday une rampe qui montait vers l'étage. Comme il n'y avait aucun vent dans la Sphère, les nappes de tissu étaient immobiles et souvent couvertes de poussière. Certaines semblaient se désagréger. Au moindre faux pas, Sunday aurait pu déchirer une toile, tomber dans un monte-charge vide ou une piscine dix mètres plus bas – les Gharíen avaient installé tout un réseau de bassins au niveau du sol.

« Est-ce que vous voulez toujours me tuer ? lança la terrienne.

— La volonté d'un seul importe peu.

— Ah, je vois que vous avez encore des aphorismes en réserve.

— Chaque jour, l'Empereur édicte un précepte.

— Il n'a rien de mieux à faire ?

— Il n'est de tâche plus noble et plus importante que d'être le socle de l'Empire. »

Dsa regarda à droite et à gauche, comme si elle hésitait sur le chemin à suivre.

« Quelque chose m'a toujours étonné, dans votre Conférence des Planètes. Vous discutez trop. Vous discutez de tout. Je n'ai jamais compris votre mode de gouvernance, car personne n'y semble habilité à décider pour le groupe, sans prendre en compte mille avis contraire. Vos protocoles semblent faits pour perdre du temps, et non pour en gagner.

— Qui gagne du temps, perd la mesure.

— Qui a dit cela ?

— Je viens de l'inventer.

— Vous êtes épuisés de parler. Comment bâtir un empire s'il faut en peser chaque pierre ? Comment bâtir un empire sur du sable coulant ?

— Sur ce point, vous avez raison, Dsa-sen. Toute notre histoire n'a consisté qu'à nous défaire des empires, à les détruire, et s'il s'en bâtissait de nouveau, c'est seulement que des forces contraires ont toujours refusé ce mouvement. Nos projets d'expansion n'étaient pas motivés par un impératif de grandeur, mais par la curiosité. Il nous a fallu des siècles pour apprendre que la gloire n'existe pas ; nous avons moqué les empereurs du passé et nous avons fini par comprendre que nous aussi, à notre tour, nous serions moqués.

— Mais vous avez toujours marché sur la crête.

— Oh, c'est le cas de tous les systèmes politiques. Simplement, l'Empire garde un bandeau sur les yeux pour ne pas prendre peur de l'abîme.

— Votre démocratie est comme une banque, soutint Dsa. On y place sa confiance comme son or, en dormant d'une oreille, prêt à sauver son bien en cas de crise, et à changer de banquier. »

Sunday s'autorisa une réflexion rapide. L'histoire de la Terre lui semblait étrangement floue, comme si elle n'avait encore jamais été écrite, et qu'un poète itinérant venait tout juste de l'inventer.

« La Conférence origine de la Terre, de Mars et de Raven. Ces trois planètes ont une histoire commune chaotique, faite de métissage, de séparations, de réunions et de conflits. Mais l'histoire moderne a commencé avec le changement climatique terrestre. Ce fut notre première guerre commune, contre un ennemi féroce et aveugle, qui frappait partout et de toutes les manières. On dit qu'à cette époque, le quart des habitants de la Terre ont migré de leur pays d'origine, et le monde s'est transformé en profondeur. Les générations de 2050 perdaient leurs combats individuels, qui contre les incendies, qui contre les tempêtes, qui contre les inondations. Mais au tournant du 22e siècle, les terriens ont compris que leur civilisation faisait face à un seul adversaire.

— L'Empire est aussi né dans un conflit fondateur. Nous nous sommes libérés de nos créateurs alephs.

— Mais ces deux histoires sont aussi différentes que vous et moi. Si l'Empire se joint à l'Armada, peut-être s'agira-t-il de notre première aventure commune. »

Dsa émit un sifflement qui ressemblait au râle d'un oiseau mourant. Elle désigna du doigt une tenture déchirée. Sunday entra dans une chambre sombre. Le sol était fait de tapis épais, comme des tatamis beige, disposés en dallage à même les poutres d'aluminium du bâtiment. Ils lui parurent aussi durs que du bois, mais les pieds griffus de Dsa s'y enfonçaient légèrement.

Un espace vide était aménagé au centre de la pièce. À en juger par les marques d'enfoncement et les griffures sur le tissu épais, quelqu'un avait dormi ici à même le sol. Des objets étaient rangés aux alentours à des emplacements bien définis. Dans les instruments de torture ferreux suspendus à côté d'un miroir, Sunday parvint à reconnaître un coupe-griffes, un racleur de peaux mortes et une boîte de crème ou de peinture bleue ciel. Des rations alimentaires sous formes de barres brunâtres débordaient d'un carton ouvert. Des armes blanches aux poignées trop larges pour sa main pendaient du plafond comme l'épée de Damoclès.

« Qui vit ici ? demanda-t-elle.

— Personne ne vit ici, répondit Dsa.

— Mais il y avait bien quelqu'un.

— Il n'y a jamais eu personne. »

La Gharíenne s'assit en tailleur au milieu de la pièce. Des lueurs parcellaires de la Sphère traversaient les trous dans la toile des murs, et venaient mourir à ses pieds en constellations fantomatiques.

« Je suis venue ici un jour, reprit la Gharíenne d'une voix lourde, mais quand je suis arrivée, je ne parvenais pas à me rappeler pourquoi. Lorsque je suis entrée, j'ai trouvé la pièce dans son état actuel. J'ai interrogé les voisins – à leurs dires, personne n'avait jamais vécu ici. J'ai interrogé les administrateurs de la Sphère – aucun registre ne mentionnait une personne vivant en cet endroit.

— Pourtant, tous ces objets ont bien appartenu à quelqu'un ?

— Quantité d'objets perdus tombent dans les niveaux souterrains de la Sphère. La moindre fausse perle en plastique a une histoire ; elle a appartenu à quelqu'un ; mais son histoire n'intéresse personne. Il en est de même ici. »

Sunday fit le tour de la pièce.

En effet, elle n'avait pas l'impression de traverser une propriété privée. Elle se trouvait ici comme l'archéologue dans le tombeau d'un roi multimillénaire, d'une civilisation si lointaine que son nom, écrit en caractères d'une langue oubliée, lui est illisible, d'une mémoire si ténue que sa malédiction ne peut le poursuivre. C'était comme si tous les esprits immanents qui, avec le temps et l'usage, s'attachent aux choses qui nous entourent, avaient déserté cet endroit.

Ce lieu était froid et vide comme une forêt morte.

« Nous ne l'aurions jamais remarqué, dit Dsa. Je n'y aurais jamais cru. L'Empereur refuse de le croire. Voir mourir ceux qui nous entourent aurait affermi notre volonté, mais ceci émousse notre jugement. Nous ne les voyons pas disparaître. »

La Gharíenne tendit un de ses larges bras en direction d'une étagère, et saisit une plaquette couleur d'opale, sur laquelle était imprimée une image en relief. On y voyait deux Gharíennes au centre d'une grande salle au sol rosé, gravé d'entrelacs.

« Regardez attentivement.

— C'est vous, reconnut Sunday. Et à côté de vous...

— Personne. »

En effet, ce visage était flou, comme aspiré par l'arrière-plan, comme si la photographie avait toujours eu ce défaut.

« Je pense qu'il s'agit de ma sœur, dit Dsa.

— Votre sœur ?

— Lorsque j'ai passé ce rideau, je ne pensais pas avoir de sœur. Elle avait disparu pour moi. Je ne me souviendrai jamais de son nom. Il n'est écrit nulle part. Pas même sur les registres, si nombreux soient-ils. Car c'est ainsi que disparaîtra notre monde. Toute la force de l'Empire n'y pourra rien. »

La Gharíenne jeta le carré d'opale parmi les cartons. Au contact du sol, il éclata en milliers de copeaux.

« Maintenant que vous avez vu, Sunday-sen, je veux vous poser quelques questions... et nous serons quittes. Avez-vous jamais eu des frères et sœurs ?

— Jamais. »

Pas que je sache, pensa-t-elle, et cette seule pensée était déjà un aveu d'échec.

« Avez-vous eu des parents ?

— Je... »

La tête se mit à lui tourner.

C'était comme vouloir se souvenir de la vie de quelqu'un d'autre ; car Sunday, en quittant le système Sol, était devenue quelqu'un d'autre. Une poussière dans le vent.

« Bien sûr que oui, quelle question idiote.

— Comment se nommaient-ils ?

— Eh bien... eh bien... comme tout le monde. Ils avaient un prénom et un nom de famille...

— Quel est votre prénom ?

— Sunday.

— Quel est votre nom de famille ?

— Eh bien, le même que celui de ma mère...

— Non, vous n'en avez pas. Vous n'avez pas de mère. Vous n'avez pas de père. Vous n'avez plus que des ombres, comme moi. Maintenant, une dernière question. Nommez-moi quelqu'un de la Terre. N'importe qui.

— Eh bien, il y a le chef du BPS, un okrane qui...

— Et son nom ? À quoi ressemble-t-il ? Est-il vieux ou jeune ? Gras ou maigre ?

— Je... je n'en sais rien.

— Vous voyez, Sunday-sen, vous aviez raison. Si nous n'avons plus la mémoire de nos pères, nos vies ne valent plus rien. »

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