24. Dsa
Tu auras droit de vie et de mort, et tu n'en feras point usage.
Préceptes de l'Empereur
La ville dans la Sphère était organisée en plusieurs niveaux ; les bâtiments de petite taille semblaient reposer sur d'imposantes arches de métal, elles-mêmes plantées dans la coque de plastique indestructible. Ainsi, il régnait aux niveaux inférieurs une perpétuelle pénombre, tandis que les jardins du dernier niveau baignaient dans la lumière bleutée de la Sphère.
Les tours traversaient ce mille-feuille, mais elles avaient chacune leur propre architecture, et leurs niveaux ne communiquaient pas forcément entre eux.
En montant les escaliers, en empruntant les élévateurs à marchandises, en traversant les artères piétonnes de la ville, ils croisèrent bien moins de Gharíen que ce qu'escomptait Sunday. Il régnait dans la cité céleste une agitation secrète, de celles qui précèdent les grands bouleversements. Le peuple gharíen était trop pris par son travail, trop occupé peut-être à conspirer derrière ses rideaux, à prier l'Empereur, suspendu au résultat de l'Épreuve sacrée.
Comme les Gharíen étaient absents, Sunday ne put se faire la moindre idée de la vie à la ville, mais se concentra sur son architecture. Quelque chose la frappait : aucun des bâtiments n'avait de porte, de fenêtre, ni même de plafond. Seuls des rideaux de couleur nacrée ondoyaient parfois dans les ouvertures.
En effet, il ne pleuvait jamais dans la Sphère, il n'y avait pas de vent, et les maisons n'avaient pas besoin d'y être étanches. Quant au vol et au crime, l'Empire gharíen devait faire montre d'une dissuasion exemplaire. À moins que les Gharíen eux-mêmes ne fussent plus enclins que les autres almains au respect du contrat social. Les savants de la Conférence auraient pu gloser des années sur ce que Sunday voyait et enregistrait.
Après ces chemins alambiqués, Sunday et le groupe de Gharíen parvinrent au dernier étage de la ville, d'où ne perçaient plus que les tours centrales, comme des montagnes lointaines. Ils empruntèrent une des arches de métal suspendues à travers la Sphère.
« Je me répète peut-être, indiqua l'ambassadrice, mais sans vouloir céder à la flagornerie, je n'ai jamais rien vu de tel dans l'espace de la Conférence, ni sur Terre, ni sur Mars, ni sur Raven.
— J'aurais aimé moi-même me rendre sur une de vos planètes, indiqua Rygor. Je pense que j'y aurais trouvé matière à surprise.
— Vous auriez peut-être été déçu.
— La déception n'est pas une mauvaise chose. Nous avons un célèbre dicton, Sunday-sen, qui dit qu'un voyage n'est jamais inutile. »
Il lui lança un regard en coin.
« Cela vaut aussi pour le vôtre. »
Ils entrèrent dans une sorte de salon en plein air, qui n'était délimité que par une poignée de colonnes de fausse obsidienne – l'Empire avait beau se permettre quelques fantaisies, il n'irait pas jusqu'à envoyer de la pierre en orbite, un matériau que sa masse volumique, rapportée à sa résistance, rendait tout aussi inutile que dispendieux.
Un groupe de Gharíen gardait l'entrée. Debout, jambes écartées à hauteur d'épaules, ils gardaient un de leurs bras de nage contre le torse, l'autre posé sur un fusil d'un mètre de long, pourvu de quelques indicateurs lumineux – semblables à ceux qui ornaient les pistolets à ondes locales de la Division 1. Sunday estima qu'il s'agissait de fusils à plasma. Des armes de guerre, donc, jamais jugées utiles pour la Division 1 et gardées indéfiniment dans les cartons du Stratège Concepteur. Elle sentit une pointe de jalousie lui traverser le cœur.
Rygor interpella un Gharíen qui, contrairement aux autres, était confortablement assis dans un siège dépliable, et semblait déguster un carpaccio de poisson accompagné d'une sauce à l'odeur entêtante de vinaigre. Ils échangèrent quelques mots. Le Gharíen observa Sunday comme s'il avait fallu cette présentation pour qu'il découvre son existence, alors qu'elle se trouvait dans son champ de vision depuis leur arrivée. Il paraissait très ennuyé, comme s'il avait donné rendez-vous à Rygor, oublié la date et l'horaire, et vu celui-ci débarquer.
« Le Dauphin est en méditation, expliqua Rygor. Nous allons attendre sa venue ici. Souhaitez-vous vous restaurer ? Nous avons une certaine expérience en termes d'alimentation humaine.
— Merci, je n'ai pas faim. »
Le Gharíen qui attendait engloutissait les tranches translucides de poisson une par une. Sa fine bouche ouverte donnait à Sunday un aperçu de sa dentition chaotique et de sa fine langue noire, affûtée comme celle d'un serpent. Elle se souvint que les Gharíen possédaient une quarantaine de dents interchangeables, faites pour mordre plus que mâcher, qui repoussaient sans cesse comme celles des requins.
Elle pensait s'asseoir à son tour lorsqu'une Gharíenne traversa un rideau de perles qui pendait entre deux colonnes.
Alors que les okranes avaient été créés par des humains à la moitié du 21e siècle, donc aux balbutiements de l'ingénierie génétique, les Gharíen étaient venus un siècle plus tard. Dans le cercle étendu de l'almanité, ils formaient une espèce à part à bien des égards. Ils avaient par exemple non pas une, mais deux paires de chromosomes sexuels. Seul un individu sur quatre naissait mâle, un sur quatre naissait femelle, ce qui laissait la moitié d'entre eux asexués et stériles.
Le Dauphin se devait d'être un mâle, afin que la lignée impériale soit perpétuée ; c'est pourquoi la légende voulait que l'Empereur n'engendre que des mâles, chaque fois avec une femelle différente, choisie pour lui, et qui n'avait pas le droit de voir son visage – car nul n'avait ce droit, sinon le Dauphin lors de l'Épreuve.
La Gharíenne qui entra dans le salon fut donc la première que Sunday identifia comme telle, bien que la différence ne fût pas frappante. Elle portait les mêmes vêtements de plage que les autres et ses épaules étaient à peine moins larges ; sa voix avait le même timbre lorsqu'elle s'écria, en panterrien :
« Que faites-vous ici ? »
Elle s'adressait donc à Sunday, mais ce fut Rygor qui répondit aussitôt :
« Le Dauphin souhaitait rencontrer l'ambassadrice. »
À en juger par son regard, cette dernière excluait déjà toute solidarité féminine dans ce monde de brutes.
« Ils se sont encore moqués de toi, Rygor, poursuivit-elle avec la ferme intention que Sunday comprenne ses paroles. Ils t'ont envoyé une humaine sans importance.
— Sunday-sen est une représentante de très haute qualité, indiqua Rygor sur le ton d'un réparateur de lave-vaisselle qui explique le détartrage à son client. C'est une amirale de la Division 1, leur grade le plus élevé, et elle commande son propre vaisseau.
— Le Dauphin n'a pas besoin de la voir avant l'Épreuve. Nous verrons lorsqu'il sera devenu Empereur.
— Lorsqu'il le sera devenu, le Dauphin aura bien d'autres préoccupations. C'est au contraire le meilleur moment.
— Il n'a rien à apprendre d'elle. Nous savons ce qu'ils veulent : détruire l'Empire. Ils ont détruit tous leurs empires. Dans tout l'Omnimonde, il ne reste plus que le nôtre. »
Intéressant, songea Sunday.
Faut-il détruire l'empire ?
Les Stratèges de la Division 1 avaient sans doute déjà répondu à cette question ; mais elle était désormais sans objet.
« Pourquoi vos yeux sont-ils de différentes couleurs ? lança la Gharíenne.
— Je suis une biogmaine. Même si mon « augmentation » génétique se réduit à ces détails.
— Vous êtes donc un des produits bâtards du génie génétique.
— Tout comme vous. »
L'erreur aurait été de ne pas répliquer, et Sunday ne la commit point. Elle sentit que malgré l'insulte, quelque chose dans cette phrase avait plu à la Gharíenne, comme si en lieu de diplomates conciliants, l'Empire n'attendait que des audacieux capables de lui tenir tête.
« Qui défie l'empire perdra la vie » siffla la Gharíenne.
Son discours était entrecoupé des mêmes tics que Rygor, sifflements et claquements qui semblaient provenir de sa cavité nasale. Sunday comprenait enfin qu'il s'agissait d'artefacts de leur langage sous-marin ; car les Gharíen pouvaient aussi bien vivre sous l'eau que sur terre, et ils disposaient d'un idiome simplifié dédié au milieu aquatique, semblable à celui des dauphins.
« Nous faisons un concours de préceptes ? s'amusa Sunday en haussant dédaigneusement des épaules. En voici un autre : un empire fondé sur la peur ne peut être que mauvais.
— Celui qui a peur ne peut s'en prendre qu'à lui-même.
— Tous les empires sont solubles dans le Temps ; la vérité est éternelle ; le voyageur qui traîne un seul brin de vérité dans sa besace possède plus que tous les empereurs de l'univers.
— La vérité est un mensonge inventé par les faibles.
— Je n'ai jamais rien entendu de plus idiot. Je pense que nous avons touché le fond. Je suis l'amirale Sunday, de la Division 1, commandante de l'Antartica. Quel est votre nom ?
— Dsa. »
Malgré leur échange d'amabilités, la situation semblait s'être détendue, et le Gharíen occupé à manger poursuivait sa collation avec un appétit intact.
« Je vous connais déjà, Dsa. Les imbéciles ont beau regarder vos quatre bras et vos branchies, vous êtes des almains comme nous. Vous êtes la concubine du Dauphin et votre avenir dépend du sien. Toute la pression de l'Épreuve retombe sur vos épaules. Vous vous montrez protectrice à l'excès, car en vérité, il n'a pas besoin de votre protection.
— Maintenant que je sais votre nom, je pourrais vous tuer, menaça la Gharíenne en dépliant un de ses épais bras de nage.
— Oh, sans nul doute, et la menace aurait peut-être fait son effet si mon monde natal n'avait pas déjà disparu. Je vous apprends peut-être que la vie de quelqu'un, dont la maison a brûlé, et dont l'histoire s'est dissoute en cendres, ne vaut plus grand-chose.
— Que racontez-vous ?
— Il est arrivé à la Terre ce qui arrivera bientôt à Leto et aux autres mondes de l'Empire : après l'ombre vient le chaos. »
Cette annonce jeta un silence incongru dans l'assistance. La dernière tranche de poisson glissa entre les doigts du Gharíen, qui contempla son assiette avec fatalisme.
Quelques regards se tournèrent vers une autre tenture suspendue, sous laquelle glissait un bras, puis une épaule.
« Le Dauphin, présenta Rygor. Le Dauphin Gandar. »
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