23. La Sphère


Une des clés de la diplomatie, que l'on peut aussi essayer d'appliquer de manière plus générale, est de ne jamais considérer son interlocuteur comme un imbécile.

Point subtil : cela vaut aussi quand il s'agit vraiment d'un imbécile, ce qui peut être frustrant.

Adrian von Zögarn, Maximes pour mon petit-fils Maxime, ou de la philosophie pour les enfants


L'impression de gigantisme que Sunday avait ressentie face aux Nefs ne s'effaça pas à l'approche de la Sphère. Bien au contraire. Car la Sphère était une ville en orbite, protégée par une seule bulle de pastique, immense, qui lui donnait son nom. Hormis quelques structures métalliques nécessaires à la maintenance, la Sphère était coulée d'un seul tenant. Malgré sa dizaine de mètres d'épaisseur, on pouvait voir au travers, saisir la forme des arches de jonction, des immeubles d'habitation des ouvriers spatiaux, et bien sûr, la haute tour centrale du sommet de laquelle l'Empereur dirigeait la marche du monde.

Sunday lui trouva la forme d'une main. L'Empereur logeait dans la dernière phalange de son index pointé vers le ciel, le Siège.

La Sphère était ancienne, construite à la fondation de l'Empire, peut-être même par les alephs colonisateurs de Leto. En tout cas, elle était trop peuplée pour former sa propre bulle écologique. Les plantes endémiques de Leto amenées en orbite ne faisaient qu'assaisonner la ville d'un saupoudrage verdâtre, comme les mégapoles terrestres au XXe siècle. La Sphère dépendait de la surface. C'est pourquoi elle y était reliée par un groupe de câbles d'ascenseur, longs de quarante mille kilomètres.

Le plus large avait un diamètre équivalent à celui de la navette. Lorsque celle-ci s'en approcha, Sunday aperçut de véritables trains de fret circulant dans les deux sens. Malgré l'attraction de la planète, ils se trouvaient bien sur orbite, en microgravité, et ces trains semblaient partir à l'horizontale en direction de la pénombre de Leto, ou vers cette immense soupière renversée où s'entassait un million de Gharíen.

La navette suivait désormais une trajectoire précise et fluide, dans laquelle Sunday reconnut un pilotage automatique. Même en refusant la conscience artificielle, les Gharíen profitaient tout de même du confort des calculateurs numériques. C'était peut-être un point commun, même ténu, avec le monde de la Conférence, extrêmement dépendant de la technique.

Rygor réapparut alors que la navette s'approchait d'une encoche dans la Sphère.

« Nous arrivons, annonça-t-il de sa voix posée. À l'heure qu'il est, le Dauphin doit se préparer pour l'Épreuve. Toutefois, il est possible que nous puissions rencontrer Gandar avant son départ pour le Siège. »

La navette remonta plusieurs centaines de mètres le long d'un tunnel de métal qui semblait traverser la croûte de verre de la Sphère et rejoindre directement la ville, comme un thermomètre planté dans la dinde de Noël. Sunday remarqua qu'elle s'était retournée.

« Attention à la gravité » dit Rygor.

Elle se rattrapa mieux au sol que les Gharíen, non sans quelque fierté personnelle. Ils se trouvaient encore en-dessous de la ville, qui n'occupait qu'une moitié de la Sphère, mais déjà dans le champ de gravité artificiel. On stockait dans ces souterrains d'immenses citernes d'eau, mais aussi les denrées venues de la surface et les usines de manufacture légère.

Le bout du cylindre s'ouvrit en quatre vers l'extérieur, sur un tunnel du même large diamètre, pressurisé et pourvu de rails magnétiques. Sunday n'avait jamais vu de sas aussi large. Les Gharíen ne se refusaient rien.

« Pouvez-vous m'en dire plus sur l'Épreuve ? demanda-t-elle alors qu'ils rejoignaient un train de marchandises tout aussi vide que leur navette.

— Que souhaitez-vous savoir ?

— Il s'agit d'un duel à mort entre l'Empereur et le Dauphin, c'est cela ?

— Ce n'est pas cela. »

Rygor eut ce tic qui ressemblait à un claquement de langue, mais qui n'en était pas un. Le son semblait plutôt provenir de sa cavité nasale, et quand il donna des ordres en gharíen aux soldats qui les accompagnaient, Sunday entendit des bruitages similaires.

Elle se mettait de nouveau en mauvaise posture.

Réfléchis ! Réfléchis ! Qu'attend-il de toi ?

« Oh, excusez-moi, Rygor-sen, je comprends. C'est, pour vous et pour l'Empire, bien plus important qu'un duel à mort. La Conférence doit sans doute vous apparaître comme un empire décadent, car nous avons séparé le sacré de la chose publique. La politique, pour nous, est une matière froide, qui doit vous paraître morte. »

Le gharíen exprima un grognement satisfait, ou du moins l'espérait-elle.

« Vous êtes plus perspicace que vos prédécesseurs, Sunday-sen. J'en conclus que dans votre espèce, si l'avantage de la force va aux individus mâles, celui de l'intelligence va aux femelles. »

Elle essaya de prendre cette remarque comme un compliment. Un compliment de pilier de comptoir à cinq heures du matin, mais un compliment néanmoins. En espérant que ce soit de bon augure pour la suite.

« En effet, on ne peut imaginer l'Empire sans l'Empereur, et on ne peut imaginer l'Empereur sans l'Épreuve. L'Épreuve est peut-être un combat, mais c'est le combat par lequel l'Empereur passe le flambeau à son Dauphin, et par lequel le Dauphin se montre digne d'accéder au poste suprême... s'il réussit.

— L'Empereur actuel règne depuis plus de trente années standard, n'est-ce pas ?

— En effet.

— Combien de Dauphins ont-ils tenté l'Épreuve sous son règne ?

— Dès que le premier Dauphin a été en âge de passer l'Épreuve, soit dix ans létiens après le début de son règne, l'Empereur l'a appelé à lui. Vous pouvez faire le compte.

— Ce doit être un formidable adversaire.

— Il ne peut en être autrement de l'Empereur.

— Assurément.

— Restez assise » ordonna le Gharíen.

Sunday le regarda traverser le wagon vide pour s'entretenir avec ses gardes. Quelque chose semblait les préoccuper. L'un d'entre eux fit une proposition que Rygor refusa sèchement.

« Le Dauphin n'a pas encore quitté sa résidence, indiqua-t-il en revenant vers elle. Si nous arrivons à temps, nous pourrons le rencontrer.

— L'Empereur a-t-il demandé cette rencontre, ou agissez-vous de votre propre initiative ?

— Le Dauphin souhaitait vous rencontrer. »

Le train émergea de son tunnel et sortit au grand jour.

Tout l'intérieur de la Sphère baignait dans une lumière bleutée qui, à la longue, aurait aveuglé Sunday, mais qui semblait parfaitement supportable aux Gharíen. On pouvait deviner l'angle du dôme de plastique ; des variations de luminosité artificielle formaient comme des vagues dans ce ciel proche. La ville de la Sphère était d'une beauté stupéfiante.

« Je vais être un peu plus clair, prévint Rygor, afin de vous informer au mieux. »

Certains plénipotentiaires manient l'ironie, d'autres le bon mot ; Rygor était maître des lapalissades.

« L'Empereur a consacré toutes les ressources de l'Empire aux Nefs. Si ce que vous dites est vrai, la Conférence ne représente plus rien pour nous, pas même une destination possible de nos projets de colonisation. C'est pourquoi l'Empire ne s'associera pas à votre armada. Toutefois... il se peut que le Dauphin soit plus... réceptif à votre requête. Si vous la formulez de la bonne manière.

— Je n'ai jamais été considérée comme une bonne diplomate, tempéra Sunday. Je connais à peine l'Empire et ses coutumes. S'il y a une erreur à faire, vous pouvez être certain que je la ferai.

— L'erreur, Sunday-sen, serait de croire que vous pouvez manipuler le Dauphin par des mots. »

Sur cet aphorisme, il retourna s'entretenir avec les autres Gharíen.

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