22. Les Nefs
L'architecture des villes de Leto, l'ingénierie des vaisseaux de l'Empire, leur organisation, tout cela en dit bien plus sur les Gharíen qu'ils ne nous en apprendront eux-mêmes.
Rapport confidentiel de la Division 1, 2350
Le transport annoncé par Rygor était une navette de fret. Ils attendirent en apesanteur dans la baie de stockage, un seul cylindre creux dont Sunday put apprécier le volume écrasant. Jamais les ingénieurs alephs de la Conférence n'auraient osé concevoir un appareil de cette façon, avec un unique estomac capable d'engloutir un autre vaisseau à lui tout seul. Ils avaient hérité des débuts de l'ère spatiale une certaine propension à la frugalité. C'est pourquoi les vaisseaux de la Conférence étaient toujours aussi étriqués que des sous-marins, tandis que les Gharíen s'autorisaient un gigantisme confiant.
Rygor et les trois gardes gharíen ne dirent pas un mot de tout le trajet. La large vitre percée dans la panse du transporteur se montrait suffisamment loquace.
Le pont d'Arcs orbitait autour d'Alcyon. Occulté, le soleil du système faisait peine à voir, réduit à une couronne rougissante. Mais les myriades de structures alentour reflétaient encore assez de lumière pour être visibles de cette distance. Les Gharíen avaient construit tout un anneau autour d'Alcyon pour absorber sa précieuse énergie radiative. En captant un millionième, peut-être un millième de la puissance de l'étoile, l'Empire pouvait emmagasiner une énergie capable de détruire une planète tellurique. Des armes effrayantes, bien au-delà du bouclier Égide interdit par les conventions de la Conférence, avaient sans doute vu le jour dans ce système.
Des armes que les Gharíen n'avaient encore jamais employé en conditions réelles.
Peut-être ont-ils peur de nous, songea Sunday, ce qui aurait été un renversement ironique de la situation.
La navette suivit ce qui semblait être une route entre Alcyon et Leto, faite d'une longue traîne de vaisseaux gharíen en attente. Sunday se mit en devoir de compter les croiseurs un par un, puis elle se contenta d'estimer le nombre d'escadres. Malgré l'interdiction formelle des machines conscientes, les Gharíen employaient une force de travail automatique largement supérieure à la Conférence ; car la Conférence ne s'armait pas pour la guerre, au contraire de l'Empire.
Il y avait, sous ses yeux, tout ce qu'elle désirait. Tout ce que désirait Omn. Une armada interstellaire encore jamais vue dans l'Omnimonde. Si tous ces vaisseaux étaient équipés pour la guerre, leur tonnage dépasserait celui de la Division 1 de deux ordres de grandeur ; leurs équipages formeraient à eux seuls la population d'un petit pays terrien.
« Vous me montrez cela pour m'impressionner » dit Sunday en se tournant vers Rygor.
Le Gharíen flottait avec une aisance inalmaine. Race amphibie, les gharíen nageaient dès leur naissance, et l'apesanteur ne les dérangeait nullement.
« Si c'est le cas, reprit-elle sans attendre sa réponse, vous avez réussi. Je suis admirative. La puissance de l'Empire est à la mesure de sa réputation.
— Qui vous prouve que tout ceci est réel, que cette vitre est une vitre, et non un écran savamment dissimulé ?
— Il n'est plus temps de se mentir, ni de se cacher quoi que ce soit. Vous êtes bien la première force interstellaire de l'Omnimonde, et c'est tant mieux.
— Même si nous venions à anéantir la Conférence des Planètes ?
— Quoi qu'il arrive, elle est déjà anéantie. À l'heure où nous parlons, seul le système Raven, Rems à la rigueur, sont encore sous contrôle, et les évacuations se poursuivent. »
Elle essaya d'estimer la taille des vaisseaux. Seule certitude, ces cigares de métal tout juste dégrossis, dont les tuyères paraissaient ridicules en regard de leur masse, étaient bien plus larges que les derniers modèles de croiseurs de la Division 1. Un transporteur Nautileo, à la rigueur, aurait pu rivaliser avec eux. Mais le Nautileo était un type d'appareil civil.
Elle fronça des sourcils. Sunday était la première ambassadrice de la Conférence à pouvoir se confronter à la puissance militaire de l'Empire, et elle ne pouvait pas se permettre de manquer le moindre détail.
Pourquoi étaient-ils aussi gros ?
Ce ne sont pas seulement des vaisseaux d'attaque, comprit-elle. Ils transportent des armes. Des drones. Mais bien plus encore... ce sont des navires de colonisation.
On pouvait nicher toute une société gharíenne dans ces Léviathans, une société autonome dotée d'une bulle écologique stable et qui pourrait, en théorie, subsister des siècles durant, jusqu'à rencontrer la planète idéale sur laquelle s'établir.
Sunday manqua de lâcher une grossièreté.
Les Gharíen étaient eux aussi en train d'évacuer leur planète-mère. Mais pas seulement : ils comptaient fuir l'Omnimonde. Même gorgés de l'énergie d'Alcyon, il faudrait des siècles à ces immenses convois pour atteindre leurs objectifs... mais qu'importe ! La sauvegarde de l'espèce était un projet de long terme.
« Je sais ce que vous comptez faire, Rygor-sen. Cela ne fonctionnera pas.
— Pourquoi ? demanda le Gharíen sur un ton de fausse ingénuité.
— Toutes les étoiles se sont éteintes, sans exception.
— Qu'en savez-vous ?
— Je... »
Elle ouvrit la bouche, mais ne forma aucun autre son.
« C'est une vraie question, l'encouragea le Gharíen. Nous sommes intéressés par les théories de la Conférence sur le phénomène d'occultation, ses causes et ses conséquences exactes.
— Je... je n'ai aucune preuve à vous apporter. Mais je sais que c'est vrai. Ceux qui nous ont fait ça ne nous ont laissé aucune échappatoire.
— C'est ce qu'ils diraient, du moins. Mais si vous aviez le choix entre les mots de vos ennemis, et vos propres espoirs, que choisiriez-vous, Sunday-sen ?
— Ces espoirs-ci sont vains, Rygor-sen. Il ne reste aucune étoile.
— S'il ne reste aucune étoile, il n'y a plus rien à défendre, et la cause est entendue. Peut-être les Nefs que vous voyez devant vous survivront-elles en autarcie jusqu'à la fin des temps. Mais dans ce cas, pourquoi la Conférence vient-elle quérir notre puissance militaire ? »
D'une légère impulsion des jambes, Rygor s'approcha de la vitre. Il déplia ses bras de nage et s'accrocha à une barre de maintien. Sans doute la contemplation des Nefs, l'avenir de la race gharíenne, lui procurait-elle quelque sentiment de plénitude.
« Pour qu'il y ait bataille, Sunday-sen, il faut deux camps. Voyez-vous, notre Empire est né d'une longue et âpre bataille, et nous croyons fermement que la force, que la compétition ne sont pas une mauvaise chose, car elles permettent aux meilleurs de s'affirmer, et de gagner les batailles de l'Empire. Mais la compétition implique un perdant et un vainqueur. Certains s'obstinent à mener des guerres seuls, contre le vent et les nuages, et ceux-là sont des fous, qui précipitent leur propre ruine. La Conférence serait-elle devenue folle, Sunday-sen ? Voici mon interrogation.
— Je comprends. »
Leto se rapprochait d'eux.
De sa face plongée dans l'ombre, on ne distinguait que les guirlandes lumineuses des villes gharíennes, terrestres ou océaniques. Par-dessus ces constellations fixes dansaient des millions de lucioles, formant comme une série d'écrans scintillants ; les flottes de l'Empire en mouvement sur l'orbite de Leto.
« Je pourrais essayer d'y mettre les formes, dit Sunday, mais j'ai décidé d'aller droit au but. La Conférence des Planètes a été dissoute. Il n'y a plus que la Division 1 et les forces spatiales des mondes alliés, tels que Mars, Raven, Mondor, Rems et Kor. Nous obéissons désormais aux injonctions d'une super-intelligence nommée Omn, installée dans le Réseau Aleph du système Raven. Omn pense pouvoir renverser le cours de l'histoire, mais pour ce faire, nous avons besoin que l'Armada converge vers un système stellaire dont la localisation ne nous a pas encore été communiquée, pour lutter contre un adversaire dont nous ignorons encore la nature. »
Rygor émit un double claquement de langue. Cela devait signifier quelque chose.
« Cela doit vous paraître fou, constata Sunday.
— Fou, en effet. Néanmoins, la folie n'est qu'une question de point de vue, et si votre discours a bien un mérité, c'est qu'il porte quelque vérité. »
Le Gharíen attendit avant d'ajouter :
« Ce ne fut pas le cas de tous les envoyés de la Conférence. »
Il s'écarta d'elle et partit vers une porte au bout du cylindre, qui devait mener au poste de pilotage. Les sangles d'attache du fret absent flottaient autour de lui comme des algues.
« Quand descendons-nous sur Leto ? demanda Sunday.
— Nous ne descendons pas sur Leto. Nous rejoignons directement la Sphère. »
La Sphère. Le palais de l'Empereur. Le siège de cette puissance proverbiale, dont le bras s'étendait sur des dizaines de colonies, ne pouvait se situer que dans l'espace.
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