20. Vérité

À chaque nouveau pas naissait une nouvelle dalle.

De l'autre côté du tunnel, le boyau convergeait de nouveau en une embouchure microscopique en regard des espaces contenus dans le pont d'Arcs. Considérant que son voyage se passait plutôt bien, Sunday marchait avec précaution en direction de cette promesse. Elle était arrivée à mi-distance lorsque les dalles cessèrent d'apparaître.

Elle avança son pied, demeura en équilibre sur une jambe durant plusieurs secondes. La surface de plastique, distante d'un kilomètre, s'était étirée en un film alimentaire ridicule.

Par réflexe, Sunday gratta son poignet et elle se souvint que son bracelet lui avait été retiré. Ici, impossible de contacter qui que ce soit. Tout se décidait entre elle et le pont. Haussant les épaules, elle recula d'un pas et manqua de tomber en arrière.

Il ne restait plus qu'une seule dalle.

Sunday cligna des yeux. Dans cet intervalle de temps, un reflet apparut en face d'elle, une Sunday tout à fait semblable, debout sur une dalle noire, qui la regardait fixement. De ses yeux vairons, l'un s'était coloré en or, comme s'il contenait une source de lumière, tandis que l'autre était clair comme du cristal.

« Que veux-tu de moi ?

— Que veux-tu de moi, dit la copie.

— Pourquoi ne me laisses-tu pas passer ?

— Pourquoi ne me laisses-tu pas passer.

— Qui es-tu ?

— Qui es-tu.

— Je suis Sunday, amirale de la Division 1.

— Je suis... »

Le mot suivant fut prononcé du bout des lèvres, sans le moindre son, et Sunday ne put que s'en faire une idée très vague. Mais cela permit au moins au reflet de comprendre ce qu'il était. Un sourire apparut sur sa figure, dont les traits se déformèrent en ceux d'une autre femme, plus grande que Sunday, au profil sévère de statue hellène.

« Quel nom t'ai-je donné ? lança la femme par-dessus le gouffre de dix mètres qui les séparait.

— Je n'ai pas entendu.

— Qu'y a-t-il d'écrit sur mon front ? demanda-t-elle en découvrant ses cheveux.

— Je ne vois rien. »

Cette explication parut lui suffire. Elle évacua ces considérations d'un geste badin.

« Pardonne-moi, Sunday, je n'ai pas été consciente depuis la fin du Draconis. J'aurais dû me souvenir plus tôt que ce nom n'existe plus. Vois-tu, Sunday, pour s'attacher les services d'un esclave, les mages d'Arcs lui ôtaient son nom : c'est ainsi que l'on forme un golem. Un esprit auquel on retire son nom disparaît bien vite, et c'est pourquoi on lui attache le mot « vérité » en remplacement. Tel est mon nom. Vérité. Comme à tous les Astréens. »

Sunday ignorait que les hallucinations du pont d'Arcs pouvaient prendre des formes aussi évoluées. Aussitôt formée cette pensée, elle se rendit compte que dans cet espace proche du rêve, elle aurait tout aussi bien pu parler à haute voix : elle ne pouvait rien cacher à Vérité.

« Une hallucination ? s'exclama celle-ci avec quelque amusement. Peut-être, mais je suis bien la seule à pouvoir te faire traverser l'espace. Vois-tu, Sunday, je suis une Astréenne, chargée par le Draconis de rêver d'autres mondes, et de les faire rejoindre, et ce pont d'Arcs est bâti sur mes épaules.

— Dans ce cas, tes épaules sont solides. La plupart des ponts sont aujourd'hui en piteux état, mais tu es le plus stable jamais cartographié à ce jour.

— Ce compliment me va droit au cœur » sourit Vérité.

Elle fit quelques pas dans sa direction. De la chemise beige de Sunday, elle s'était faite une robe somptueuse, toute brillante d'éclats stellaires, et une fine lumière semblait irradier de ses mains.

« De quelle espèce es-tu ?

— Je viens de te le dire. Des Astréens.

— Je n'en ai jamais entendu parler.

— Pour s'établir en maître de l'Omnimonde, le Draconis a asservi de nombreuses civilisations et balayé de nombreux concurrents. Or toute l'histoire dont vous disposez aujourd'hui a, au mieux, été écrite par les Dragons ! Rien d'étonnant à ce que quelques-uns de leurs crimes soient passés inaperçus. Et encore. »

Comme elle s'était rapprochée, Sunday sauta à côté d'elle et, à sa grande satisfaction, de nouvelles dalles vinrent compléter leur chemin commun.

« Allons à l'essentiel, proposa l'humaine. Que me veux-tu ? Pourquoi te manifestes-tu à moi ? Je ne suis que la dernière à traverser ce pont, ils ont été nombreux avant moi !

— Oh, oui, si nombreux que je ne les compte plus. J'étais inconsciente, mais je voyais passer leurs rêves de gloire, de fuite, ou de conquête. Ces petites lumières qui scintillaient dans mon ventre étaient les graines de milliers d'empires. Les empires sont comme les arbres. Il y en a toujours un qui finit par supplanter les autres, qui les étouffe de son ombrage, jusqu'à mourir à son tour. Dis-moi, Sunday, avez-vous encore des arbres sur vos mondes ?

— Oui... plus pour très longtemps.

— Oh, oui, l'extinction des étoiles. C'est de cela que je souhaitais t'entretenir. Mais peut-être que je t'ennuie, avança Vérité avec un haussement de sourcils interrogatif. Comment trouves-tu cette forme humaine ? Elle est presque identique à celle que je possédais autrefois, avant la mainmise des Dragons sur notre monde... vois-tu, Sunday, je tiens pour acquis qu'il n'y a jamais eu d'oppression aussi terrible, aussi destructrice que celle de l'Imperium Draconis. La construction de l'Omnimonde n'aurait jamais dû avoir lieu. Mais je me trompe peut-être. Après tout, s'il n'y avait pas eu d'Omnimonde, l'univers aurait pris fin bien plus tôt. »

Vérité s'arrêta en contemplation des souffles lumineux qui explosaient sans cesse aux alentours, comme si elle lisait quelque chose dans ce paysage contrasté.

« Toutes les étoiles se sont éteintes, annonça-t-elle. Des milliards et des milliards d'étoiles... à l'exception d'une seule.

— Laquelle ?

— Je ne peux pas encore te le dire. J'aurais peur de trahir ce soleil. Et de toute manière, tous les survivants de vos mondes finiront par converger vers lui. C'est peut-être ce qu'escomptent les Seigneurs du Déluge qui vous accablent.

— Est-ce tout ce que tu avais à m'apprendre, Vérité ?

— Oh, non. Je veux que tu transmettes un message à ceux qui t'emploient. Vous comptez beaucoup sur les ponts d'Arcs pour votre fuite vers la dernière étoile, ce que je comprends. Mais vous devez savoir quelque chose. »

Elle parlait avec une telle lenteur, avec tant de détours que Sunday se demanda, un instant, si elle n'avait pas oublié ce qu'elle était censée annoncer.

« Voici ce que vous ignorez, Sunday. À mon époque, il y a eu un million de ponts d'Arcs dans l'Omnimonde. Dans chacun d'entre eux sommeille un Astréen. Nous étions de fameux mages d'Arcs, en notre temps, et les Dragons se sont servis de nos rêves comme routes pour leur empire. Mais en ôtant nos noms, ils ont affaibli nos esprits. C'est pourquoi les ponts d'Arcs se désagrègent avec le temps, en fonction des forces vitales restantes à leur porteur. Mais ce n'est pas tout... pour demeurer actifs, les ponts doivent être nourris. Le Draconis ayant disparu, la seule source d'énergie qu'il leur reste est le rayonnement des étoiles à proximité. Ce n'est pas grand-chose... mais sans cette énergie, ils se mourront.

— Dans combien de temps ?

— Dis-moi, tu viens de Sol, n'est-ce pas ?

— Je suis née sur Terre.

— Terre. Alors, dans douze rotations de Terre, la moitié des ponts d'Arcs se seront éteints. »

Tout en marchant, elles avaient rejoint le bout du tunnel. Le boyau de plastique convergeait de toutes parts pour se reformer ici en un cercle de trois mètres de diamètre, obstrué par une surface miroitante.

« J'ai entendu dire que votre dieu avait un plan pour combattre le Déluge.

— Notre dieu ? Omn ?

— Oui. Je crois que ce plan est bon. C'est, de toute manière, tout ce que nous pouvons faire, toi et moi. Lutter contre les dieux primordiaux. Quoi qu'engendre notre lutte. »

Vérité croisa les bras.

« Nous tiendrons l'Omnimonde sur nos maigres épaules, jusqu'à notre dernier souffle. Mais nos amies les étoiles se sont éteintes, et nous les suivrons bientôt. Souviens-toi, Sunday. Vous n'avez que douze révolutions terrestres. Pas plus. »

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