2. Cyra
Localisée à la frontière entre la Mongolie et l'ancienne République Populaire de Chine, Cyra était, en 2387, la Cité Libre la plus importante de la Terre, et l'une des mégalopoles les plus florissantes de la planète. Comme les autres Cités Libres, elle avait été construite de toutes pièces, aussi bien ses logements, ses bureaux, ses usines, que ses fermes hydroponiques, ses voies de communication et d'approvisionnement. Du fait de sa localisation géographique, Cyra était devenue l'une des villes les plus autonomes de la Terre. De même qu'elle produisait sa propre nourriture, sa propre énergie, la Cité avait développé une nouvelle culture, fondée sur l'échange entre humains et okranes. Au sommet de cette culture, sur une estrade de bois, se trouvait le théâtre.
Si Vienne avait la musique et Rome la sculpture, Cyra vivait une passion aussi brûlante qu'inexplicable pour le théâtre ; on disait que le théâtre y était la vie, ou que la vie était elle-même un théâtre – mais c'est ce qu'on dit de la plupart des mondes.
Visiter Cyra faisait partie des projets de Mikhail pour sa retraite – s'il se souvenait de la prendre. Il se promettait de la rejoindre en dirigeable car le voyage, dit-on, est aussi important que la destination, et on ne peut pas s'emplir de l'esprit de Cyra sans avoir vu défiler pendant toute une journée les steppes interminables qui la séparent du reste du monde.
Mais s'il souriait déjà à l'idée de découvrir cette ville, Mikhail redescendit sur Terre aussi vite que le stratojet. À peine descendu de l'appareil, les agentes Ocel et Bettina le poussèrent dans une nouvelle voiture, qui traversa une série d'échangeurs routiers tout à fait identiques à ceux des autres mégapoles terriennes, avant de s'arrêter dans une grande avenue bordée de platanes génétiquement modifiés. La voiture les cracha tous les trois devant les portes du Bureau Panterrien de Surveillance et ils entrèrent dans les locaux comme trois touristes en balade.
Mikhail n'avait jamais mis les pieds dans les nouveaux locaux du Bureau, installés ici dans les années 2300 pour suivre le mouvement de l'ONU. Il n'avait même jamais rencontré le directeur en personne. Mais il connaissait déjà ses portes monumentales, de dix mètres de haut, dessinées en 2300 par un artiste japonais. Elles étaient toujours entrouvertes, car elles n'avaient pas de gonds, et filtraient le flot des visiteurs à la manière de fanions de baleine, sous l'œil d'agents du B2 chargés de la sécurité. Il avait déjà vu ces grandes pelouses encadrées d'un complexe de bâtiments en fer-à-cheval, un peu comme à Paz, et il aurait presque eu l'impression, en y posant les pieds, de retrouver ses propres empreintes de pas d'une précédente visite.
Mais Mikhail respirait bien l'air de Cyra pour la première fois. Et cet air lui parut chargé d'une lourde appréhension.
Les agentes B2 ne lui laissèrent pas le temps de réfléchir, et en une dizaine de minutes à peine, trois portiques de sécurité, deux vérifications d'identité et un scan intégral, il se trouva dans le couloir qui menait au bureau du directeur.
Ocel et Bettina s'arrêtèrent là, comme pour l'empêcher de fuir.
Un petit attroupement s'était formé devant la porte, comme si, à la faveur d'une inondation dans les sous-sols, des gratte-papiers oubliés de l'administration étaient remontés tels des rats chassés par la crue, et venaient se plaindre auprès du directeur. À ceci près que les visages étaient silencieux, sévères et froncés. La petite troupe paraissait assister à quelque événement solennel et pénible, dont le dénouement est déjà prévu d'avance et qui, malgré son caractère historique, ne perturbera pas la pause déjeuner. Mikhail pensa à la nomination du délégué général de l'ONU, ou du représentant terrien à la Conférence des Planètes – ce genre de formalités qui attirent un large public, mais fort peu de commentaires.
Il découvrit avec stupeur qu'on avait remarqué sa présence et qu'on s'écartait pour le laisser entrer.
On a assassiné le directeur, se dit-il, s'attendant à découvrir une large tache de sang frais sur le tapis et une main figée amèrement pointée vers la porte des toilettes, formant un indice indéchiffrable.
Mais le directeur était tout à fait vivant, en pleine forme et de meilleure humeur que le reste de l'assemblée. Il était en train de fermer sur une valise contenant quelques dossiers et un ordinateur. Ses yeux absents firent le tour du bureau, il hocha la tête comme si quelqu'un lui tirait la barbichette et remarqua brusquement Mikhail.
« Oh, vous êtes là, c'est parfait.
— Directeur-sen, je ne comprends pas...
— Oui, oui » dit le directeur sur le ton d'un homme qui ne comprend pas non plus, mais avec un grand sourire.
Il manqua de lui marcher sur les pieds en sortant.
« Où allez-vous ? l'interrompit Mikhail.
— Je vous ai envoyé un message, Mikhail-sen. »
Il se gratta la tête.
« Ou peut-être pas, concéda-t-il. Mais ça n'a aucune importance. Vous êtes là, c'est parfait. Je serais bien resté plus longtemps pour discuter, mais mon train part dans une heure à peine. Je crois que Vel Sunday se fera un plaisir de tout vous expliquer.
— Sunday ? Par Adam, que ferait Sunday ici ? Directeur-sen, vous n'avez même pas fermé la porte de votre bureau !
— Très juste. »
Sans même se retourner, le directeur produisit sa carte d'accès à la manière d'un prestidigitateur et la propulsa entre les mains d'un Bouddha décoratif dont l'air illuminé était peut-être de circonstances. Mikhail vit le directeur détaler comme le lapin blanc, fit face à une assemblée de regards curieux et leur haussa les épaules. Les agentes Ocel et Bettina apparurent dans l'encadrement de la porte et dans un glissement de verre fumé, ils se trouvèrent séparés du monde.
« Que s'est-il passé ? » s'exclama Mikhail à haute voix.
Le bureau avait été mis à sac. Des livres et du matériel informatique déconnecté jonchaient la pièce ; dans le fond, derrière une fausse reproduction de la Joconde, un coffre-fort ouvert débordait de secrets d'État.
« Le directeur a démissionné » indiqua Bettina.
L'agente B2 profita d'un instant de flottement pour se démaquiller, gratter ses faux sourcils et défaire sa perruque, dont elle coiffa le crâne chauve de Bouddha avec un certain à-propos.
« Vous... vous êtes...
— Vel Sunday, naturellement. Asseyez-vous, Mikhail-sen. »
Il jeta un regard à l'autre agente B2, adossée à la porte, aussi éteinte qu'une voiture électrique en phase de recharge.
« L'agente Ocel est une vraie membre du B2, Mikhail-sen. Depuis ce matin, elle est d'ailleurs chargée de votre sécurité.
— Pourquoi ? J'ai mon propre personnel à la Section 9.
— Vous avez quitté la Section 9. Sur proposition du directeur, et suite à sa démission, le délégué général de l'ONU a soumis votre nom au Conseil de Sécurité et ce dernier a validé quand nous étions dans le stratojet. Vous êtes le nouveau directeur général du BPS. Félicitations. »
Vel Sunday secoua ses cheveux vert pomme pour se débarrasser des dernières traces de talc, et crut bon de préciser, avec un tact très célèbre auprès de l'ONU :
« Vous êtes dans la merde. »
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