19. Le tunnel


Le traité de Mars est un des grands accomplissements de la politique étrangère de la Conférence. Pourtant nous devons nous souvenir qu'en son temps, il a été sévèrement critiqué. Le vote de la Terre fut l'objet de débats houleux, trois ans durant, aux réunions plénières de l'ONU, au point que l'organisation des nations manqua de peu de se déchirer en deux blocs irréconciliables.

Mais certains traités de paix se bonifient avec le temps, et depuis que les relations diplomatiques ont été établies – ainsi que le Tunnel, leur symbole – le statu quo entre la Conférence et l'Empire Gharíen est apparu comme la meilleure solution.


Extrait d'un cours de politique omnimondienne du BPS


Sur le chemin du Tunnel, Sunday avait rêvé qu'elle entrait dans un nid de frelons. Ceux-ci avaient une taille humaine, et du haut de leurs grandes alvéoles cireuses, faites de salive solidifiée, ils la regardaient avec un air digne et courroucé. À tout moment, un dard pouvait surgir de l'ombre et lui apporter une mort épouvantable. Et malgré ce spectre qui pesait sur elle, elle ne devait pas montrer sa peur, car les frelons, déjà incommodés par sa venue, la prendraient pour une marque de faiblesse.

« Êtes-vous déjà allée sur Leto ? » demanda l'administrateur du Tunnel.

Alors que sa navette se rapprochait de la structure, Sunday avait pu mesurer combien cette station spatiale, fixe par rapport au pont d'Arcs, était rudimentaire. Une sorte de boule d'acier attachée à un cordon, un tube de plastique souple qui traversait le pont d'Arcs en ligne droite et ressortait de l'autre côté, dans le système Alcyon.

« Jamais, dit Sunday en se massant les tempes. Et je n'ai jamais rencontré de Gharíen. Mais j'ai appris ma leçon. Le damlen, tout ça. »

Le Tunnel était la seule liaison entre la Conférence et le système Alcyon. Aucun vaisseau n'était autorisé à franchir le pont d'Arcs. Les envoyés diplomatiques de chaque bord traversaient le pont au moyen de ce tube de plastique pressurisé – le seul dispositif de ce type dans tout l'Omnimonde. La première moitié de la station, côté Conférence, était administrée par deux officiers de la Division 1 ; la seconde moitié par les Gharíen eux-mêmes. Aucune arme n'était autorisée à bord, et selon les termes du traité, aucune IA post-Turing. Les alephs n'étaient pas les bienvenus dans l'Empire Gharíen.

L'homme hocha la tête d'un air chagriné. Il s'était contenté de lui servir une tasse de thé en attendant l'heure du transfert. On ne pouvait pas passer plus de six mois dans cette conserve en fer-blanc, à un kilomètre à peine de la surface du pont d'Arcs. L'énergie exotique rayonnée par l'objet stellaire imprimait des marques étranges sur les cerveaux almains, des rêves ésotériques, puis des hallucinations. L'administrateur était sur le départ ; son uniforme avait quelques plis et des poils de barbe exaltés bondissaient sur son menton.

« Le damlaen, corrigea-t-il. Les Gharíen accordent une importance extrême à l'attitude. La manière d'être. Le plus difficile pour nous, les autres almains, est de savoir ce qu'ils attendent de nous.

— Est-ce qu'ils parlent le panterrien, au moins ?

— C'est le cas des cercles auxquels vous aurez affaire.

— Dans ce cas, il suffira de leur poser la question. »

L'homme consulta sa montre. C'était la première fois que Sunday voyait un tel dispositif à aiguilles, uniquement mécanique et mû par l'énergie électrique d'une simple pile.

« C'est bientôt l'heure, amirale-sen. Je vous suggère de me confier votre bracelet.

— Pour quoi faire ?

— Les Gharíen vous l'enlèveraient. Ils sont très paranoïaques vis-à-vis de nos dispositifs électroniques. Ils vous feront passer un scanner complet pour vérifier que vous n'avez pas de nanoscope, de puce embarquée, d'implant neural ou tout autre objet qui pourrait servir de support à une IA.

— Cela tient à leur histoire, je suppose.

— Ce n'est pas très difficile à deviner. »

Sunday déconnecta le bracelet de son poignet gauche et le laissa à côté de la tasse à thé.

« Si vous avez d'autres dispositifs, comme des caméras embarquées, des implants oculaires...

— Non, je ne crois pas. Est-ce que je peux garder mes vêtements, au moins ?

— Oui, sauf si vous y tenez. Ceux-ci seront brûlés à l'arrivée et ils vous en donneront d'autres. »

Sunday émit un soupir. Elle devait convaincre les Gharíen de se joindre à l'Armada, et l'avenir de l'univers dépendait peut-être du succès de cette mission. Mais elle n'imaginait pas de condition aussi drastique que de devoir abandonner son bracelet connecté. Voilà de quoi lui rappeler que pour l'Empire, elle n'était qu'une nuisance passagère.

Dans quelques minutes, elle serait à la merci de ces Gharíen qui menaçaient la Conférence depuis deux siècles.

L'administrateur la guida jusqu'au sas et l'abandonna entre deux portes de plastique transparent. Devant elle s'étendait le Tunnel, sorte de tentacule gélatineux qui plongeait sans retour dans l'océan rouge sang du pont d'Arcs. Des étoiles clignotaient sur le fond obscur de l'espace. Sunday ressentit une sensation de légèreté ; elle arrivait à la limite du champ de gravité artificielle. La progression dans le tube devait se faire en apesanteur, pour des raisons de sécurité vis-à-vis du pont.

« Ils ont commencé à pressuriser, annonça l'homme dans un haut-parleur grésillant. Ils sont à l'heure, c'est bon signe. En général ils nous faisaient attendre une ou deux heures.

— Il fait froid par ici, remarqua Sunday.

— Quelques conseils concernant la traversée du Tunnel. Essayez de garder une vitesse constante. Ne ralentissez pas, n'accélérez pas, même à l'intérieur de l'espace intermédiaire. Vous avez déjà traversé des ponts d'Arcs, mais ici ce sera différent, car la traversée vous prendra une bonne minute. Vous allez expérimenter des hallucinations et des pertes passagères de proprioception. Vous aurez l'impression que vos bras et vos jambes ne sont pas les vôtres et qu'ils se déplacent indépendamment de votre volonté ; faites comme si c'était quelqu'un que vous essayiez de guider sur le chemin. N'essayez pas de vous boucher les oreilles ou de fermer les yeux : vous continuerez d'entendre et de voir.

— Sympathique.

— La traversée n'est pas une sinécure, mais ce n'est pas la partie la plus difficile. Une fois entrée en territoire Gharíen, vous serez seule avec eux. Faites au mieux, amirale-sen. »

La porte du sas s'ouvrit et une vague d'air glacial secoua ses cheveux. Sunday s'accrocha aux guides répartis le long de la paroi de plastique et commença son voyage vers le système Alcyon.

Sortie du champ gravitostatique de la station, elle se mit à flotter dans le tube. Celui-ci était parcouru de légers soubresauts organiques, à l'instar des intestins de Léviathan. Car malgré la fixité des deux stations par rapport à leurs ponts d'Arcs respectifs, il demeurait, dans la zone intermédiaire, des variations locales de distances qui ne pouvaient être gommées. Une structure rigide se serait déchirée en quelques secondes. Le pont souple se contentait de s'étirer et de se relâcher comme le diaphragme d'un monstre endormi.

Le pont d'Arcs occupait désormais tout son champ de vision. Ils étaient rarement visibles, et celui-ci semblait faire montre de sa force ; c'était l'un des plus stables de l'Omnimonde. Sans doute cinquante mille ans plus tôt, à l'époque de leur formation sous l'ère du Draconis, tous les ponts d'Arcs avaient-ils ressemblé à ce mastodonte rouge, cerclé d'une sorte de corolle fumante qui se dissolvait dans l'obscurité de l'espace.

Sunday avait la gorge sèche. Ses mouvements lui paraissaient ralentis et quelquefois, elle eut l'impression de faire deux fois le même geste, comme si les instructions se perdaient en chemin entre son cerveau et ses mains.

La lumière devant elle était si forte qu'en contraste, elle ressentit avec horreur l'obscurité derrière elle gagner du terrain. Elle se crut prise dans une course infernale avec l'ombre qui s'était tantôt abattue sur le système Sol et qui, sans doute, venait d'engloutir les civilisations almaines de la Terre et de Mars.

Pour autant, le pont d'Arcs ne l'éblouissait point. Ce n'était pas une flamme, mais une lanterne ; il faisait un usage parcimonieux de sa lumière.

Sunday entrait dans le champ de ses pensées.

Car le pont était conscient, elle en était désormais certaine. Au fond de cette pupille rouge dormait un esprit endormi, placé ici par le Draconis pour guider les âmes voyageuses. Elle entendait les échos provenant du pont, autant de murmures et de rêves qui lui paraissaient tous rattachés à une même histoire.

La surface ondoyante de plastique, d'une transparence laiteuse, disparut devant la nécessité des visions. Des montagnes de cristal apparurent, vestiges perdus du Draconis, tant de fois foulés aux pieds depuis la chute de l'empire draconien qu'on n'en trouvait guère plus que des fragments de la taille du poing. Une tour, notamment, s'éleva vers le ciel, traversa la frontière des nuages, et disparut dans l'horizon lointain – de même que les Dragons, de même que leur civilisation grandiose, de même que leurs tentatives de parfaire ce que l'univers, depuis toujours, aurait dû être...

Une lumière descendit du sommet de la tour jusqu'à sa base, et noya cette première image.

Allons, se dit Sunday, ils sont nombreux à avoir traversé ce pont avant moi.

Son cœur battait à tout rompre lorsqu'elle se rendit compte que la surface se trouvait à quelques mètres d'elle, une nappe liquide opaque, verticale, mêlée d'or, de rouge et de noir, comme une allégorie de l'empire.

Elle marqua un premier arrêt.

Difficile de croire que derrière cette frontière se trouvait un tunnel dans lequel les notions d'espace et de temps s'effilochaient au point que le premier était transpercé, traversé au nez et à la barbe du second. Il se déroulait ici quelque alchimie secrète, opaque pour la science de la Conférence, chasse gardée des anciens dieux, et face à laquelle l'univers était sommé de détourner le regard.

Sunday fit le pas décisif. Elle n'eut pas l'impression de franchir l'horizon du pont, plutôt que celui-ci s'avançait vers elle. Elle ne ressentit aucun contact, seulement un léger picotement sur sa peau.

À l'intérieur du pont d'Arcs, rien n'était réel. Rien n'était imaginaire non plus. Fermer les yeux ne ferait pas disparaître les hallucinations ; si Sunday tendait la main et saisissait l'un des objets à sa portée, peut-être le sortirait-elle du tunnel. Elle décida d'affronter le monstre la tête haute.

Le boyau de plastique gonfla comme une baudruche. Sa surface chiffonnée s'enfuyait à des dizaines de mètres, tendue comme la peau d'un ploutocrate bien nourri. Sunday elle-même n'avait pas changé. Ou peut-être avait-elle rapetissé jusqu'à la taille d'un pouce, ce qui expliquait le phénomène à l'envers.

Des aurores boréales verdâtres occupaient l'espace à perte de vue, comme un feu d'artifice vu derrière une vitre embuée. Perplexe, Sunday constata que la gravité était revenue, et que ses pieds se posaient délicatement sur des dalles noires, d'un mètre de largeur, apparues opportunément au milieu de cette fête colorée.

Le pont d'Arcs avait pris acte de sa venue.

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