17. Le chemin des âmes
Une lumière apparut au bout de sa ligne de fuite. Un instant, Mikhail crut revenus les soleils de Quatorze, qui lui auraient semblé aussi doux que la saison des bals de Pétersbourg. Mais il était trop tard pour les espoirs de la Terre. Cette lumière n'était qu'un point, qui plutôt que d'éclairer les alentours, leur procurait des lignes. Elle n'était ici que pour structurer l'espace, donner corps à l'ombre, et porter deux grandes arêtes rocheuses, hautes comme le Sinaï, de part et d'autre d'un corridor infini.
Un ruisseau s'écoulait le long de ce couloir, fait d'une matière indigo d'une consistance proche de l'encre ou du bitume. Mikhail suivit du regard ses ramifications et ses deltas. Ce liquide lourd creusait dans la cendre noire du sol, sans s'y infiltrer totalement. Parti de la lumière solitaire, il descendait en pente douce sur des kilomètres.
Des almains, tous de dos, étaient dispersés le long du chemin. C'étaient de pâles silhouettes transparentes, couleur d'ambre, dont la surface miroitait au même rythme que la matière indigo du fleuve. Car ils avaient les pieds dans cette eau, et ils suivaient son cours d'un pas lent et désordonné, comme la migration d'un troupeau d'élans.
À mi-hauteur, dans le sirop sucré dont étaient faites ces formes oniriques, flottait une graine, une sphère de la taille d'une main, dont le laiton opaque enfermait un mystère inaccessible : leurs noms.
Qui étaient-ils ?
Cette troupe innombrable et docile suivait la dernière lumière, semblable aux enfants de Hamelin emmenés hors de la ville par le son d'une flûte. Un commode mensonge. Car ce n'était pas là-bas la dernière étoile, mais le dernier souffle de l'univers – cela, Mikhail était assez éveillé pour le comprendre.
Il aurait aimé courir jusqu'à eux, poser la main sur leur épaule et les forcer à se retourner. Mais ils étaient plus avancés que lui sur ce chemin. Et le fleuve, qui collait à ses chaussures, imposait un rythme immuable. Car ce fleuve était le Temps, dont seuls les morts remontent le cours.
Il se trouvait parmi ces dos tournés quantité de connaissances, de collègues de travail, de collaborateurs, de membres de sa famille, ou peut-être simplement de personnages de sa vie. Ils étaient devenus distants dans sa mémoire, ils avaient plongé dans cette mare où végètent les visages jamais aperçus que par l'intermédiaire d'un écran, les noms jamais lus que dans des livres et des journaux. Puis ils avaient disparu comme les rêves au matin. Sur Terre, quantité d'almains avaient déjà rencontré leur absence. Et derrière les deux jours de chaos qui avaient défiguré la planète, venait un insupportable silence.
Le Fleuve du Temps ne faisait aucun bruit en descendant la douce pente rocheuse comme une marée de serpents bleus.
Les esprits arrachés de leur monde, aussi apathiques qu'incolores, ne faisaient aucun bruit en marchant.
Le précédent directeur du Bureau.
Le délégué général de l'ONU.
Les membres du Conseil de la Fédération martienne.
Tous n'étaient plus que des cases vides dans sa mémoire.
La première réaction des almains emprisonnés à Quatorze aurait dû être de prendre contact avec leurs proches restés à la surface. Mais leur vie à la surface s'était déjà envolée.
« Où allons-nous ? » s'exclama Mikhail.
Le son de sa voix ramena ses pieds sous la voûte de la cité souterraine, écrasante mais invisible. Ses yeux demeurèrent rivés sur la lumière, et sur ces hordes d'almains endormis qui remontaient vers elle. Ces deux espaces étaient connexes, car liés par l'ombre – cette ombre n'avait pas seulement nié l'existence des étoiles, elle avait creusé la réalité, et cette longue vallée traversait non seulement la Terre, mais aussi tous les mondes habités. Ce Fleuve remontait l'espace de leurs rêves pour rassembler toutes les âmes moissonnées au nom des dieux.
Un pic rocheux, planté entre les deux montagnes, coupait le flot en deux. Un serpent s'y était installé. Mikhail ne parvint pas à estimer sa taille ; il faisait si sombre qu'il en était incapable d'évaluer les distances. L'arête se trouvait peut-être à des kilomètres, peut-être à portée de main. Et ces notions n'avaient sans doute pas cours dans ce monde, réglé seulement par la fuite du Temps qui s'écoulait entre ses pieds.
« Là où retournent toutes les âmes » murmura le serpent.
Il trouva cette voix étrangement apaisante.
« Oui, Mikhail, ils marchent devant toi, tous ceux qui ont disparu du monde, et dont tu as perdu le nom. Ils remontent tous le chemin des âmes en direction d'Anh, qui inspire leurs souffles de vie, qui se gorge de leur lumière. Ces âmes sont au nombre de sept cent soixante dix sept milliards. Et quand Anh les aura toutes absorbées, l'univers sera vide, froid et informe. Il n'aura plus aucune raison d'exister. Il n'existera plus pour personne. C'est pourquoi il cessera d'être, tout bonnement, et Anh s'éveillera de son long sommeil. »
Le serpent coulissa sur son support et rapprocha de lui ce qui devait être une tête, mais dont Mikhail ne vit qu'un œil énorme, où s'ouvraient quatre pupilles.
«Qui êtes-vous ?
— Je suis Cauchemar, le Seigneur de la Folie. J'ai apporté à ces mondes le chaos. J'ai secoué l'arbre pour qu'en tombent les fruits. Je ramasse maintenant ces fruits, et je continuerai jusqu'au dernier.
— Pourquoi vous intéressez-vous à moi ?
— Ce n'est pas toi qui m'intéresse, Mikhail, mais ton âme. Elle m'intéresse comme toutes les autres âmes. En remontant le long du chemin, tous tes souvenirs, tous tes sentiments, toutes tes pensées viendront à s'effacer, jusqu'à ton nom. Et ce qui restera de toi, Mikhail, ce sera ton âme. Une entité fondamentale indestructible, ni vivante, ni morte : un morceau d'Anh. C'est ce morceau d'Anh qui est intéressant. C'est ce souffle que tu portes en toi et qui demeura après toi.
— Si mon âme vous intéresse, je ne la céderai pas aussi facilement.
— Oui, tu seras peut-être le dernier. Le dernier almain sur Terre. Tu croiras traîner avec toi le souvenir d'un monde, mais en réalité, ce souvenir est parti avant toi sur le chemin des âmes, et c'est lui qui te traîne. Je sais que tu viendras à moi de ton plein gré. Je t'attends. »
Hors de question, se dit Mikhail.
Il cligna des yeux et la lumière du chemin des âmes s'éloigna au loin. Mikhail ralluma sa lampe torche et progressa à tâtons jusqu'à un bâtiment cerné par quelques projecteurs. Ce ne pouvait être que le réacteur, car c'était ce qu'il espérait. Et Quatorze, plus que jamais semblable à un rêve, lui donna de quoi raviver son espoir.
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