15. Le néant


Le néant n'a pas de forme. Il n'est ni bon, ni mauvais. Il ne peut pas être exprimé, ni ressenti, ni vécu.

Mais ce qui précède le néant, l'annulation des formes contraires, est un processus terrible. Car les choses ne s'anéantissent qu'en rencontrant leur reflet.

Rien n'exprime mieux que le mot « fascination » ce que nous ressentons pour notre reflet, bien que le terme soit faible. Car nous savons que ce reflet va nous détruire, pourtant cette forme opposée nous attire autant qu'elle nous horrifie.

Parole de l'Oracle


Mikhail se leva d'un bond.

Il avait l'impression de marcher sur un sol mou, organique, marécageux. Les herbes sèches montaient jusqu'à sa taille, et formaient un tapis grisâtre dans lequel il s'enfonçait comme une punaise sur de la moquette. Il avança jusqu'à une butte rocheuse. De grandes corolles végétales étaient suspendues autour de lui. Des éventails rougeâtres de deux mètres d'envergure, pourvus d'épaisses moustaches, dont dégoulinaient des gouttelettes de sève sucrée. Des tubes enroulés comme des coquilles d'escargot, posés à même le sol, dont les entrées circulaires diffusaient d'entêtants parfums, semblables aux échoppes concurrentes d'un marché de Noël.

Ce sont mes plantes carnivores, songea Mikhail.

L'un des panneaux végétaux s'était refermé comme un chausson aux pommes. On apercevait, par transparence du tissu végétal, les contours d'une silhouette de taille humaine suspendue dans un bouillon de sucs digestifs. Mikhail déglutit. Il marchait à pas lents, inquiet que l'une de ces larges tiges se déforme et que ces mâchoires souples et collantes vinssent se refermer sur lui.

« Eh, attendez. »

L'agent Ocel écarta les herbes hautes et se planta à ses côtés. Elle avait mis son pistolet à percussion dans la poche extérieure de sa veste, à portée de main. Elle ôta ses lunettes de vision augmentée et les laissa tomber par terre.

« Je suis en train de rêver, comprit Mikhail.

— Peut-être.

— Que faites-vous ici ?

— Je suis votre garde du corps. Même en rêve, je suppose. »

À l'ombre des droseras géantes, le sol était recouvert d'une terre noire grasse et meuble. Mikhail observa les plantes aux alentours et, estimant qu'il se trouvait ici le mieux placé pour voir venir le danger, s'arrêta, bras croisés. Ocel le dépassa et s'enfonça entre les tiges luisantes, épaisses comme des troncs d'arbre.

« Bougez-vous, directeur.

— Inutile. Je vais bientôt me réveiller.

— Bientôt ? C'est un rêve. Le temps n'y a pas cours. Vous pourriez vivre une vie entière entre deux battements de cils.

— Justement. Si je m'arrête ici, le rêve prendra fin. Je ne tiens pas à me faire digérer comme un vulgaire insecte. »

Ocel lui rendit un regard blasé.

« Nous avons quelque chose à faire ici.

— Quoi ?

— Je ne sais pas. C'est votre rêve.

— Eh, attendez-moi ! »

Les plantes carnivores, toutes de la même hauteur, formaient un parterre uniforme, comme ceux dont on orne les ronds-points. Mikhail songea qu'ils se trouvaient peut-être dans un jardin public, réduits à l'état de miniatures. Mais aucune créature géante, ni fourmi ni ver de terre, ne vient corroborer cette hypothèse. Une lumière inhomogène descendait des sépales les plus hautes, réunies en une dense couverture verte. L'okrane aperçut l'éclat de plusieurs soleils concurrents, tous partiellement occultés. Un disque noir apparaissait en leur centre, comme de vieilles pièces trouées.

« Un rêve, expliqua l'agent Ocel, est une enquête.

— Pour qu'il y ait enquête, il faut savoir ce que nous recherchons.

— Nous sommes ici pour comprendre ce qui nous arrive. »

Il fit un bond de côté et pressa le pas, certain qu'une des tiges lourdes et indolentes venait de se pencher dans sa direction.

« L'Ombre n'était que la première phase du Déluge, reprit Ocel. Le chaos que nous avons observé sur Terre, la division entre les peuples, entre les humains et les okranes, n'était que le début de la deuxième phase. Souvenez-vous ce qu'a dit le martien. Il a parlé de disparitions. Nous devons comprendre comment fonctionne ce phénomène.

— Quatorze est maintenant coupée du monde. Nous sommes à l'abri.

— Il ne suffit pas de fermer les yeux pour que les cauchemars disparaissent. »

Ils passèrent sous une énorme racine, dont les stries brunes, sur un fond de blanc cassé, lui faisaient penser à un os abandonné.

« Le détachement avec lequel vous acceptez cette situation est à la fois... admirable... et inquiétant. »

Ocel tourna vers lui son regard flegmatique.

« C'est à moi que vous parlez ?

— C'est la fin du monde, et vous continuez de faire tranquillement votre travail d'agente du B2. Comment faites-vous ? N'avez-vous aucune attache familiale ? Aucune histoire personnelle ? N'avez-vous rien à perdre ?

— Je ne peux pas répondre.

— Ah, excusez-moi, vous êtes un personnage dans mon rêve.

— Voilà. »

Mikhail songea qu'il valait mieux arrêter là la discussion. Si Ocel se montrait à l'aise avec les plantes carnivores géantes qui ronflaient tout autour d'eux, elle l'était moins avec le rappel de sa non-existence, ce que l'on pouvait comprendre de la part d'un fantôme temporaire inventé par son esprit.

« La disparition, reprit-elle, est la clé de cette deuxième phase. Nous devons comprendre comment disparaissent les almains, et si l'on peut lutter contre ce phénomène. Nous aurons peut-être plus de chance qu'avec l'occultation du soleil. L'important est d'être préparés. »

Une odeur suspecte attira l'attention de Mikhail, une fragrance amère en contraste avec la douceur des sucs végétaux, comme une fausse note sur laquelle, lors du grand final, s'écraserait le solo de violon. Mais lorsque l'okrane y porta son attention, le violoncelliste avait déjà fait ses bagages. Le parfum changea de timbre et devint un son. Le son changea de forme et devint une silhouette, à la fois vague et reconnaissable, comme un logo publicitaire subliminal intercalé entre deux spots concurrents.

« Directeur, intervint Ocel, mes instincts de garde du corps me préviennent que nous allons rencontrer quelque chose qui représente un danger. Êtes-vous suffisamment préparé ?

— Je ne suis pas prêt, Ocel. Personne n'est prêt. Toute la civilisation almaine est un Titanic ivre qui s'écrase contre une montage de glace imprévue. »

L'agente du B2 écarta une fougère, dégaina son pistolet et mit en joue une forme humaine suspendue entre deux rayons de lumière verdâtre. Suspendue était le bon terme. Bien que cet objet eut certains aspects d'une statue de régule, excepté la brillance du métal, il se trouvait hors de toute atteinte de la gravité. Seul la pointe d'un pied était posée au sol, dans un geste gracieux, comme s'il descendait des nuées.

C'était à la fois un almin et une ombre. L'ombre épousait les contours, mais gommait toutes les textures et les couleurs. Mikhail devinait les manches, les chaussures, le gilet et la veste. Il pouvait suivre du regard le liseré du col.

« N'approchez pas » ordonna Ocel.

Elle fit feu une seule fois. L'onde d'impact traversa l'ombre sans prendre acte de sa présence et fit exploser la corolle rougissante d'une des plantes géantes.

« Qu'est-ce que c'est ? s'exclama Mikhail. On dirait un okrane. Il est plus petit que vous. Un peu comme moi.

— Arrêtez de vous rapprocher ! Ce n'est quand même pas bien compliqué, si ? »

Il se rendit compte qu'il avait fait plusieurs pas. L'un des flux de lumière échappés du feuillage tombait tout juste devant lui. À quelques centimètres, derrière cette frontière, flottait cette tête almaine d'un noir uniforme, comme peinte à la va-vite, et ce qui aurait dû être un visage.

« Ça n'a pas l'air vivant, remarqua Mikhail. On dirait que quelqu'un l'a laissé... creusé ici.

— Arrêtez... de... bouger ! »

Son bras et sa poitrine étaient pris dans le cercle de couleur verte. Ce n'est pas moi qui ai bougé, se dit Mikhail, mais la lumière. Elle exagère.

Mais l'ombre était beaucoup plus proche qu'il ne l'aurait souhaité.

Son esprit percevait quelque chose qui échappait au sens commun. Il aurait été inexact de le décrire comme un murmure, comme un parfum. C'était comme si une main agrippait la sienne et le tirait en avant. Comme ce que doit ressentir l'eau du fleuve attirée vers l'océan. Mikhail avait l'impression de se mouvoir naturellement en direction de la forme d'ombre.

Ocel lui attrapa le bras et le tira en arrière d'un coup sec.

« C'est une absence, annonça-t-elle. C'est vous. Ou plutôt, votre antithèse. Votre antimatière. Si vous touchez cette chose, ce sera rencontrer votre exact contraire. Vous serez tous les deux anéantis d'une manière qui dépasse notre entendement. Votre existence sera ôtée de cet univers.

— Par Kaldar... »

Même fixe, Mikhail ne pouvait s'empêcher de fixer cette non-vie informe, ce contour découpé autour d'une forme strictement identique à la sienne. Elle ne cessait de grandir dans son regard.

« C'est la dernière phase, ajouta Ocel. Le martien vous avait prévenu. Voilà comment nous allons disparaître. »

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