14. Mon soleil
Partie des rivages lointains de l'Océan Primordial, l'Ombre se répandit dans tout l'univers.
Après avoir occulté Odin, le soleil de Raven, Alcyon, le soleil de Leto, Sol, Sven, le soleil de Mondor, mais aussi le soleil de Palm, la terre de Ki, Ferval, Sol Rems, Sol Lazarus, Daln, et tous les autres mondes habités, l'Ombre rampa jusqu'aux confins les plus isolés de l'Omnimonde.
Aucun astre n'échappait à l'Ombre, et le dernier d'entre eux fut Sol Magedôn.
Christophe était arrivé quelques temps plus tôt sur cette planète inhabitée. Il s'était traîné entre les arbres géants, plantés à intervalles réguliers dans une terre orangée, et s'était laissé tomber contre un de ces troncs noirs, couleur de charbon, qui émettaient une étrange chaleur. Cinquante mètres plus haut, des méduses flottantes, montgolfières naturelles produisant leur propre air chaud, s'accrochaient au sommet des troncs pour les rogner.
Il les regardait passer.
Christophe n'avait pas fait le moindre mouvement depuis son arrivée. Depuis qu'il avait emporté l'âme d'Aléane, celle-ci alourdissait sa forme astrale, et se lever lui aurait demandé de grands efforts. Ce n'était pas impossible. Mais une immense lassitude, contrecoup de milliers d'années d'une quête insensée arrivée à son terme, avait porté le coup fatal.
Christophe vit l'ombre des troncs s'étendre et s'élargir. Il leva la tête vers Sol Magedôn et constata que son disque jaunâtre s'obscurcissait. Agitant le bras, comme s'il s'agissait de chasser un moucheron, il lança en direction du ciel :
« Toi, là-haut, qui que tu sois, ôte-toi de mon soleil ! »
L'Ombre ne répondit pas. Elle n'était pas consciente de sa présence. Elle n'avait même pas besoin de conscience. Ombre, Reine de l'Oubli, n'était qu'une bouche somnambule cheminant à travers la Création, semblable à une baleine endormie dont les fanions filtrent encore le plancton.
Minuscule figure humaine perdue parmi les arbres, Christophe n'était pas visible depuis le ciel, ni depuis l'espace. Il lui manquait le bras droit. Jamais cet homme surgi de la plaine rouge répandue aux pieds d'Our, qui avait affronté les oracles, les dieux et le destin, n'était tombé aussi bas. Car l'extension de sa route n'avait fait que repousser un échec inévitable, tel ce voyageur qui tente mille détours pour franchir un fleuve en crue. Millénaire après millénaire, il s'était cru en mesure de sauver Aléane de son destin, alors qu'il en était le seul responsable. De lui apporter la paix, alors que cette paix signifiait la mort. Rien de plus, rien de moins.
Il avait connu toutes les facettes du désespoir. Il ne lui restait plus que l'apathie.
Christophe, pourtant, n'avait jamais été aussi puissant. Dernier mage d'Arcs de cet univers avec Crysée, ultime mage des Noms, il aurait pu soumettre des mondes en un claquement de doigts. Il aurait pu créer cet empire éternel que les Mille-Noms désiraient autrefois. Si toutefois il avait décollé son dos de cet arbre confortable.
Cependant, l'Ombre, tout comme les méduses volantes qui pompaient la sève des arbres, poursuivit son festin.
« Ôte-toi... de mon... soleil ! » cria Christophe sur un ton plus proche d'un client éméché raccompagné à la sortie d'un bar, que d'un demi-dieu capable de traverser les rêves et de fracasser des montagnes.
L'Ombre ne l'entendit pas.
Magedôn présentait toujours la même face à son soleil et Christophe, qui ne ressentait pas le sommeil, aimait la fixité monotone de ce monde sans saisons, de cette forêt prise dans une journée interminable. Il y avait là une forme de paix qu'il affectait particulièrement. C'était un endroit idéal pour oublier le reste de l'univers.
Comme l'Ombre se moquait toujours de sa requête, Christophe imagina un arc capable de toucher cette tache noire qui se développait sur le disque de l'étoile. Il tissa quelques Arcs à la consistance de cristal, attacha une flèche, qui n'était qu'une extension de son esprit, de sa volonté, tira et manqua sa cible.
Il faut dire qu'il était bien mal placé pour tirer à l'arc. N'ayant qu'une main valide, il l'accrochait sur son épaule, et son coude venait cogner contre le sol.
De dépit, Christophe brisa son arc en deux et le jeta en direction de l'Ombre.
Il fit mouche.
Bien que sa colère ne fût que passagère, il y avait bien assez de frustration en lui pour rallumer Sol Magedôn. Stoppée en plein élan, l'Ombre se dilua promptement et s'en alla chercher d'autres étoiles. L'espace se dépolarisa, le filtre de lumière s'écarta et Christophe put se reposer de nouveau.
« Eh, Christophe, Christophe !
— Laisse-moi. »
Une salamandre minuscule grimpa sur sa main, remonta le long de son bras et se glissa jusque sur son épaule pour venir couiner dans ses oreilles.
« Christophe, tu as vu ça ? Toutes les étoiles de l'Omnimonde se sont éteintes. »
Typhon, troisième Seigneur du Déluge, réputé le plus puissant d'entre eux, jeta un coup d'œil vers le ciel, secoua sa tête écailleuse et s'empara d'un moucheron qui s'était collé dans les cheveux de Christophe.
« Ah, mais pas ici, on dirait.
— Je lui ai dit de ne pas toucher à mon soleil.
— C'était Ombre, la Reine de l'Oubli. La première phase du Déluge. Il faut qu'on fasse quelque chose. Est-ce que tu as un plan ? »
Christophe tourna la tête sur le côté pour faire face aux yeux globuleux de la salamandre, qui mâchonnait son insecte. La perspective d'une éternité en compagnie de Typhon gâchait la douceur de son repos. Sa voix haut perchée lui était déjà insupportable.
« Tu étais le Roi des Tempêtes, protesta-t-il mollement. Tu as piétiné des villes entières pour le compte des Mille-Noms. Pourquoi ne les rejoins-tu pas ? Qu'est-ce que tu attends ? »
Typhon s'étouffa avec son moucheron, le recracha et continua de tousser quelques secondes.
« Je ne suis plus tout à fait le même, avança-t-il. Et puis, je me suis donné le temps de réfléchir. Le premier Déluge n'était pas une idée en or. Le second Déluge ne vaut pas mieux. Il m'est avis qu'on devrait l'empêcher. Il y a forcément un moyen.
— Tu as tout mon soutien, dit Christophe en fermant les yeux, pour mieux profiter de la douce chaleur du soleil.
— Eh ! Je ne peux pas faire grand-chose tout seul, c'est de toi que l'univers a besoin !
— L'univers n'a jamais eu besoin de moi.
— Alors quoi, tu vas rester ici, à ne rien faire ?
— Je préfère ne rien faire plutôt que de faire des erreurs.
— Si tout le monde pensait comme toi, les conscients n'auraient jamais quitté leurs cavernes.
— Je vais t'apprendre une vérité tragique, Typhon : les conscients sont encore dans des cavernes. Ils ont peut-être reconstruit des villes, depuis le Déluge, mais tout n'est qu'apparence. »
La salamandre se gratta la tête avec une de ses toutes petites pattes, ce qui fit sauter de vieilles écailles.
« Mince alors. Je n'ai jamais vu un homme aussi égoïste.
— Moi, égoïste ? »
Toujours en quête de nourriture, Typhon sauta au sol et se mit à gratter la terre avec son museau.
« J'ai parcouru l'univers pendant des siècles pour la retrouver. J'ai traversé l'Océan primordial !
— Je n'ai pas dit que tu ne l'aimais pas. »
La salamandre recula de quelques pas.
« Je suis un démon diluvien, indiqua Typhon, et ces sentiments que tu éprouvais... ou que tu éprouves... me sont étrangers. Mais je ne suis pas un imbécile non plus. Tu as connu Aléane dans une autre vie. Au lieu de t'en contenter, comme le font tous ceux qui l'ont rencontrée après toi, tu t'es mis à sa poursuite. Tu espérais l'arracher à son cycle de réincarnations, quitte à l'enlever à tous ceux qui avaient besoin de son retour. En d'autres termes : tu étais prêt à l'arracher au reste de l'univers, pour l'avoir pour toi tout seul. Tu réagis comme un enfant gâté... non... comme un tyran. Et maintenant, où en es-tu ? Non seulement tu as enlevé Aléane à l'univers au moment où il en avait le plus besoin, mais tu ne peux rien faire de cette âme sous sa forme primaire. Tu as été égoïste et possessif. C'est en agissant de cette manière que tu as commis des erreurs, et ça ne m'étonne pas. »
Christophe tendit le bras et écrasa son poing dans la terre ocre ; Typhon fit un bond pour l'éviter.
« Tu es un sot ! couina le Seigneur diluvien à la retraite.
— Va-t'en, grommela Christophe.
— Mais c'est toi qui t'es installé sur ma planète ! protesta-t-il.
— C'est toi qui as causé le Déluge, et maintenant, tu viens m'insulter. Va-t'en, Typhon, et que je ne revoie plus tes gros yeux ridicules. »
La salamandre émit un sifflement courroucé et s'enfonça dans la terre.
Christophe leva les yeux au ciel, incapable de dire si le poids sur sa poitrine était celui de l'âme d'Aléane, ou de ses regrets.
« Et toi, que voulais-tu ? »
Mais elle ne pouvait pas répondre. Quoi qu'il restât d'elle, dans ce petit orbe de lumière qu'il avait tenu dans sa main, ses mots ne pouvaient pas lui parvenir.
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