13. Manger des insectes
Dans l'ombre, chaque reflet est un autre monstre.
Parole de l'Oracle
Lorsqu'un des super-ouragans des années 2050 frappait une ville côtière, il fallait des semaines entières aux autorités pour rétablir le courant. De la même manière, il fallut plusieurs secondes à Mikhail pour se rendre compte qu'il était tombé par terre et qu'une fine poussière de plâtre recouvrait ses épaules.
La commandante Ramanian était restée debout, stoïque. Une trace de sang se forma sur son front, à l'endroit où le projecteur, désormais éparpillé sur le sol, avait rencontré son crâne. Elle papillonna des yeux brièvement puis lança dans son interface audio :
« Qu'est-ce qui se passe ? »
La réponse, brève, retentit aussi claire aux oreilles de Mikhail que si le subordonné du B2 s'était trouvé dans la même pièce. Ou peut-être se trouvait-il dans la pièce. Les mains de l'okrane glissèrent sur la poussière tandis qu'il essayait de se remettre debout.
« Une attaque.
— Une attaque de quoi ? » rebondit Indrasena en déboulant dans le couloir.
Mikhail la suivit. L'agente Ocel cheminait à leurs côtés du même pas à la fois discret et martial ; elle n'avait aucune égratignure et sa coiffure était toujours impeccable.
« Une attaque de drones. Ils ont juste fait un passage. On essaie d'estimer les dégâts.
— Vous ne les avez pas vus venir ?
— Ils ont tiré des missiles furtifs à moyenne portée. Je ne suis pas encore sur les lieux, commandante-sen. Je n'arrive pas à savoir si on a des blessés.
— On est en train de remonter dans le monastère, indiqua-t-elle. Où est-ce que ça a explosé ?
— Négatif, négatif. Restez en sous-sol tant qu'on n'aura pas estimé si c'est une frappe individuelle ou le début d'un assaut. »
Indrasena s'arrêta net.
« C'est d'accord, mais faites vite. Vous avez une caméra ?
— Elle est coupée... attendez... on n'y voit pas grand-chose. »
La commandante du B2 revint dans la salle de contrôle. Elle fit de grands gestes pour signifier qu'elle avait besoin d'écrans et d'hologrammes. Les personnels du B2, encore abasourdis par l'onde de choc, semblaient flotter entre les sièges renversés.
Une image apparut sur un des murs. Mikhail aperçut quelques orbes orangés qui scintillaient dans la nuit. Comme l'homme se rapprochait du lieu de l'explosion, il put distinguer les cadavres de deux camions éventrés, renversés en travers de la route. Des débris calcinés étaient éparpillés dans la neige, caoutchouc et plastique fondu, tôle froissée, métal déchiré, et sans doute quelques corps humains méconnaissables. Mikhail manqua de défaillir. Il admirait le calme des agents du B2.
« C'est pas beau à voir, commandante-sen. Tout le convoi est parti.
— Recomptez les camions. Il y en a six.
— Ils sont tous là. Enfin, ce qu'il en reste. »
Les flammes encore vivaces saturaient le capteur optique, obstruant l'écran de taches uniformes. Elles formaient des bancs d'algues luminescentes accrochées aux débris, secouées par le vent mais impossibles à détacher. L'homme du B2 avança, cria des ordres et se procura un extincteur. Le gaz carbonique semblait glisser sur l'incendie.
« Des incendiaires, dit Indrasena. Ce n'est pas la peine d'essayer de récupérer quoi que ce soit. Ne vous approchez pas plus. Dans quel état est la route ?
— Impraticable. »
La commandante écarta l'image d'une main et fit afficher une carte des environs. Elle marqua le point d'impact d'une croix rouge et fouilla du regard les neiges éternelles et les vallées rocheuses sommairement étalées en deux dimensions.
« Pas de déviation, dit-elle. C'était notre seule route. Revenez ici tout de suite, ça ne sert à rien.
— Attendez, commandante-sen. Je crois que j'ai entendu quelque chose.
— Revenez au monastère ! »
L'homme se tut. Ils vérifièrent tous les trois le bon fonctionnement de leurs oreillettes. Indrasena haussa les épaules.
« C'était notre chargement de graines, expliqua-t-elle en se laissant tomber sur une chaise couverte de poussière de plâtre. Nos arbres et nos légumes. On a déjà les embryons animaux, les larves d'insectes, mais on a mis du temps à trouver des végétaux. Lieutenant-sen ! Dites à Katmandou de nous renvoyer un chargement par voie aérienne. Il leur faudra au moins trois pentacoptères de transport.
— Ça va prendre du temps, commandante-sen.
— Je sais. C'est pour ça qu'il faut s'y mettre tout de suite. »
L'agent Ocel croisa les bras.
« Est-ce que Quatorze peut survivre sans les plantes ?
— On a des mousses, des champignons, quelques algues. Il y a des amphibiens qui passent toute leur vie dans une caverne comme celle-ci. Mais le projet de bulle écologique repose sur des plantes. On ne pourra pas produire assez de nourriture pour mille personnes en se servant seulement des espèces endémiques...
— On mangera des insectes, dit Ocel. Au milieu XXIe siècle, lors de la Grande Dépression, un quart de la population mondiale se nourrissait comme ça. Sans parler des okranes.
— Oui, c'est la meilleure solution. »
L'indienne tourna son regard vers Mikhail, comme si c'était à lui de trancher la question. Après avoir nourri ses plantes carnivores au moyen de mouches séchées, il y avait une certaine ironie à s'imaginer survivre de la même manière.
« Directeur-sen, maintenant que nous avons été repérés, je crains le pire. Il nous faut au moins huit heures avant que les chargements arrivent de Katmandou. Si l'ONU lance une attaque d'envergure d'ici là, la seule solution pour assurer la viabilité de Quatorze est de la couper du monde. Nous avons déjà piégé les ascenseurs. Il suffit d'appuyer sur un bouton.
— Je vais parler au délégué général, proposa Mikhail.
— Commandante-sen ? appela un agent. Il y a un problème au niveau du Starnet.
— On a perdu le réseau ?
— Non, nos satellites émettent toujours... mais plusieurs nœuds du Starnet sont coupés. À Cyra, en Europe, en Afrique équatoriale. Ça ressemble à un sabotage.
— On verra ça plus tard. Trouvez-moi le bureau du délégué général. Passez par un proxy satellitaire du B2, qu'il ne sache pas où nous nous trouvons... s'il l'ignore encore. »
L'opérateur acquiesça. L'affichage mural, resté figé sur la carte de la région, passa par différents logos corporatistes. BPS. B2. Starnet. Bureau de la Sécurité des Réseaux. ONU.
« Il n'y a personne au bout de la ligne » dit Ocel.
Ils attendirent quelques minutes, le temps pour le logo de l'ONU de faire plusieurs tours sur lui-même.
« Mikhail-sen. »
L'image sautillante, de qualité déplorable, était prise depuis un véhicule. Le délégué général était sanglé dans un siège et consultait un écran à cinquante centimètres de son visage, qu'il manipulait du bout des doigts. Des trombones synthétiques faisaient, en arrière-plan sonore, des allers-retours psychédéliques.
« Gupta-sen. Vous avez quitté les bureaux de l'ONU ?
— Nous n'étions plus en sécurité là-bas. »
Comme eux, il n'avait pas dormi depuis vingt-quatre heures. Des tics parcouraient son visage creusé, comme s'il était secoué par des décharges électriques.
« Que voulez-vous, Mikhail ?
— Nous avons été attaqués. Êtes-vous le commanditaire ?
— Je ne commande plus rien. Tout s'effondre. Un gouvernement est renversé toutes les heures. Et les gens disparaissent...
— Nous pouvons encore trouver des solutions.
— C'est beaucoup, beaucoup trop tard. »
L'image se figea. Voilà qui ne nous avance pas beaucoup, semblait dire Ocel en faisant une moue silencieuse.
« Le Starnet est complètement coupé, annonça un agent des transmissions. Les derniers routeurs ont lâché à cause de la surcharge. On n'a plus que le réseau satellitaire du BPS. »
L'agent vit quelque chose apparaître sur son écran et prit un air perplexe.
« Qu'est-ce qu'il y a ? demanda la commandante Ramanian.
— On vient de recevoir une alerte.
— De qui ? De quoi ?
— Le réseau satellitaire.
— C'est une nouvelle frappe de drones ?
— Non. C'est un missile hypercinétique. Il s'est détaché d'un satellite furtif et il vient d'entrer dans l'atmosphère. Il est pour nous.
— Vous êtes sûr ?
— Vous croyez qu'il y a une autre cible dans l'Himalaya en ce moment ? »
Indrasena soupira intensément.
« Il faut qu'on évacue, dit Mikhail.
— Pour aller où ? En fonction de la vitesse de frappe, le rayon d'impact sera entre dix et cent kilomètres. On n'a pas de route, et pas assez de pentacoptères. On va faire ce qu'on a prévu, directeur-sen. Tout le monde descend. »
L'indienne fit un pas dans la salle. Elle répéta d'une voix forte, comme une annonce solennelle :
« Tout le monde descend ! »
Aussitôt, les agents s'emparèrent de leur matériel informatique et se ruèrent en direction des ascenseurs.
« Lieutenant-sen ! s'exclama Indrasena dans son intercom. L'équipe qui est partie sur le lieu de la frappe, où est-elle ? Il faut qu'ils reviennent de toute urgence.
— On n'a pas de nouvelles, commandante-sen.
— On va les laisser dehors !
— Ils ont disparu. Je n'ai aucun lien com', aucun flux audio ou vidéo. Attendez... j'ai une caméra embarquée... l'image est fixe. Elle a été enlevée et balancée quelque part.
— Si vous les trouvez, dites-leur de se ramener en vitesse. »
Le chemin des ascenseurs donna à Mikhail un aperçu du nombre d'agents du B2 qui travaillaient ici depuis vingt-quatre heures. Il y en avait des dizaines, dont les vestes pare-balles luisaient comme des carapaces d'insecte. Quatorze serait bientôt une fourmilière humaine ; dans l'impréparation générale, seule des lois draconiennes, semblables à celles qui régissent le règne animal, permettraient à l'almanité d'y survivre.
Alors que le couloir de béton se déroulait, que les portes s'ouvraient en grinçant, que le groupe s'y pressait, Mikhail se rendit compte qu'il tremblait. Il ne voulait pas descendre. Il ne voulait pas s'enfermer dans ce monde souterrain. La perspective d'être vaporisé par un missile hypercinétique n'était pas plus réjouissante, mais le missile n'était encore qu'une hypothèse. Il ne l'avait jamais vu. Au contraire du plafond oppressant de Quatorze, de cette sensation épouvantable d'être prisonnier d'une petite bulle d'air, sous des millions de tonnes de roches.
Indrasena suivait la trajectoire du projectile dans son interface de vision augmentée. Ses lentilles de contact scintillaient d'images projetées devant son regard ; elle comptait les secondes avant l'impact.
Ils allaient être coupés du monde.
« Attendez ! » cria Mikhail.
Il tendit les bras vers ces portes qui se refermaient comme la mâchoire de Moloch, mais la foule devant lui était trop dense. Les agents du B2 le regardèrent avec étonnement. Il avait déjà l'impression d'étouffer, et perdit aussitôt connaissance.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top