12. Le mensonge
« C'est à vous, directeur-sen.
— Vous pensez vraiment que ça sert à quelque chose ? »
L'agente Ocel chercha la commandante Ramanian du regard, mais l'indienne faisait les cent pas en murmurant dans son intra-auriculaire, à l'autre bout de la salle de contrôle. Mikhail soupira et s'avança dans le champ des capteurs optiques. Deux projecteurs holographiques donnaient vie, sur le mur de béton derrière lui, à une carte de la Terre en projection polaire, ainsi qu'il était d'usage de la représenter. Un cercle d'or entourait ce globe vu du sommet, comme une barrière empêchant les océans d'une Terre plate de se déverser dans l'espace. Cette digue était le BPS. Et Mikhail en était le directeur général, quoi qu'en disent l'ONU, les néo-hégémonistes et leurs alliés politiques.
Il s'emplit de cette pensée comme on affûte ses armes et prit une grande inspiration. Dès ses premiers mots, il se découvrit une voix sévère, un ton martial qu'il n'aurait jamais imaginé à l'époque où, dans le confort de son bureau, il nourrissait ses droseras en écrivant des rapports.
« Citoyennes, citoyens, peuples de la Terre, qui que vous soyez, humains et okranes, je m'adresse à vous en cette période de grand péril.
Comme vous l'avez vu, le Soleil, notre Soleil, s'est éteint.
Cet événement n'est pas isolé. Le système solaire n'est pas une exception locale. Ceci est arrivé simultanément dans toutes les planètes connues de l'Omnimonde. À l'heure actuelle, nous ignorons l'origine et le fonctionnement de ce phénomène, si ce n'est qu'il est le fait d'ennemis de nos mondes, qui ont décidé, de manière arbitraire, qu'il était temps de baisser le rideau sur nos civilisations florissantes. »
Quelques heures plus tôt, Mikhail aurait mesuré ses mots pour ne pas provoquer le chaos. Mais la situation ne faisait qu'empirer. Le BPS s'était déchiré en deux. Une section faisait le siège de l'ONU. Plusieurs gouvernements avaient été renversés. Le Pérou, qui ne possédait pas un seul vaisseau spatial, avait déclaré la guerre à Mars. La Bulgarie avait promis une annonce spectaculaire, de nature à renverser la table ; le complot allait être dévoilé au grand jour. Trente minutes avant la conférence de presse, le président Bulgare disparaissait dans la nature, ainsi que la moitié de ses ministres.
« Je suis Mikhail Rastamovitch, directeur général du BPS. J'ai été désavoué quelques heures après ma nomination afin de servir de bouc émissaire à des politiciens trop peureux pour vous avouer la vérité. Mais je n'ai pas renoncé à mon mandat, sachez-le. Car au moment même où l'ONU se déchire à la poursuite de complots et de chimères, je suis le seul à la barre. C'est pourquoi, je vous en fais la demande solennelle, rangez-vous à mes côtés pour sauver notre monde. »
Mikhail prit une nouvelle inspiration. Ses poings se serrèrent, comme s'il était en proie à une lutte invisible.
« Peuples de la Terre, je me dois de vous annoncer une terrible nouvelle. Nous ne savons pas si le processus d'occultation du Soleil est réversible. Des équipes du BPS, des scientifiques de premier plan, les meilleurs de notre planète, ont jeté toute leur énergie dans la recherche d'une solution. Des informations nous ont été transmises par la Division 1, et par la Fédération Martienne. Je me refuse à vous mentir : elles ne sont pas bonnes. Nulle part, sur ce délicat maillage de systèmes planétaires où nous sommes établis, il n'a été trouvé de remède à l'occultation. Une longue nuit nous attend.
Ceci est le plus grand défi de l'histoire de la Terre. Nous devons lutter contre ce fléau avec résolution, avec courage, et nous devons le faire ensemble. Plus que jamais, nos querelles politiques n'ont plus lieu d'être, face à la menace qui pèse sur nous. Si nous ne faisons rien, si nous continuons de nous déchirer à la recherche d'hypothétiques responsables, de complots, ou que sais-je encore, nous serons balayés. Ceux qui, en frappant cette lumière qui nous est si essentielle, se sont manifestés à notre entendement pour la première fois, ceux-là n'attendent qu'une chose : la division. Nous ne devons pas la leur donner. Nous devons rester unis face à ce cataclysme. Si tel est le cas, je vous le promets : nous le surmonterons. Si la Terre donne la pleine mesure de ses capacités, nous vaincrons. Et nous ramènerons la lumière sur notre monde. »
Ça ne sert à rien, se dit Mikhail en s'écartant de la projection, mettant fin à l'enregistrement.
Une Terre miniature flottait au centre de la pièce, faite de pixels bleus et verdâtres, sur lesquels se superposaient des indicateurs clignotants. Des émeutes continuaient de se propager sur toute la surface du globe ; elles apparaissaient sans raison et ravageaient tout, telles ces sauterelles qui envahissent des territoires par millions une fois tous les sept ans.
« Directeur-sen. On vient de recevoir ça, c'est pour vous. »
Indrasena fit un geste du menton en direction d'un homme assis contre un écran mural. Il claqua des doigts pour mettre la vidéo en route. Le B2 avait installé à l'extérieur plusieurs routeurs du Starnet, connectés au réseau satellitaire du Bureau, qui transmettaient à Quatorze toutes les nouvelles de la surface. C'est ainsi qu'ils avaient appris que les Russes étaient en train de convertir une ville-dôme, installée dans les années 2040 dans le grand nord sibérien, en bulle écologique.
Mais Mikhail ne s'attendait pas à voir apparaître un okrane longiligne, manifestement martien de souche. La vidéo étant de mauvaise qualité, il reconnut à peine un des membres permanents du Conseil de la Fédération. Celui-ci était en train de parler, mais le son n'arriva qu'après plusieurs secondes.
« ... est ce pour quoi, comme vous avez pu le constater, de nombreux vaisseaux sont sur le départ de Mars. Ce ne sont pas des vaisseaux d'évacuation... ce sont des vaisseaux de guerre, que nous avons préparé pour le combat... »
Les sautes de l'image déformaient la figure de l'okrane, et le son saturait tous les dix mots.
« N'y a-t-il aucun moyen de rendre la transmission meilleure ?
— C'était déjà corrompu en arrivant sur les relais géostationnaires, souffla Indrasena. C'est la dernière transmission que nous avons reçue de Mars sur les balises Proxima. Silence radio depuis.
— ... j'ai dû mentir au peuple martien, comme vous avez certainement menti à la Terre. Mais vous avez la chance de ne pas connaître encore l'étendue de votre mensonge... et je suis désolé, Mikhail-sen, s'il existe encore un BPS, et que ce message vous parvient, je ne peux pas vous laisser dans l'ignorance... nous ne faisons pas qu'affronter l'obscurité. Si c'était le cas, ce serait trop facile. Nous pourrions peupler la surface de Mars d'alephs et ses sous-sols d'almains en bonne santé. Non... c'est le néant, Mikhail-sen. Et le néant viendra chercher chacun d'entre nous. Il est déjà descendu sur Mars. Les premières disparitions m'ont été rapportées il y a vingt-quatre heures et... je sais que les choses vont très vite... les différentes phases ont été documentées par la Division 1... déjà, sur Ferval...
— Je ne comprends pas, dit Mikhail.
— Il a l'air assez secoué, nota l'agente Ocel. On dirait qu'il a bu.
— ... la ceinture computationnelle de Mars est coupée. Il... elle... lui... ou eux... ils sont déjà entrés dans le Réseau. Bien évidemment, toutes nos mesures de défense sont inutiles. Même les portes scellées derrière lesquelles j'ai promis à mon peuple qu'il trouverait refuge, même la croûte épaisse de notre chère planète... rien ne peut arrêter le néant. Rien ne peut arrêter ce monstre qui se nourrit de nos âmes. C'est la fin du monde, Mikhail-sen. Nous luttons jusqu'au bout, mais ce n'est que pour notre orgueil personnel. Nous avons déjà perdu. Omn l'a prophétisé... »
Mikhail sentit quelque chose glisser sur sa tempe. Une goutte de sueur incongrue, alors qu'il faisait dix degrés dans cette salle située à mi-hauteur des ascenseurs de Quatorze.
« ... selon la Division 1, notre seule chance de victoire... et une victoire à la Pyrrhus, de ce que j'ai pu comprendre... c'est la flotte qu'ils sont en train d'amasser dans le système Raven. Il paraît même que les Gharíen vont se joindre à nous. Ils ne lui ont pas donné de nom... ou juste : l'Armada. Cela m'a rappelé les mythes kaldariens. Mais à eux aussi, il y a quelque chose que je n'ai pas dit. Lorsque j'ai vu partir le dernier vaisseau, Mikhail-sen, je me suis dit quelque chose. Je ne suis pas le seul à y avoir pensé. Mais personne n'a exprimé cette pensée. Je serai le premier à mettre des mots : j'ai peur que tout ceci ne soit qu'un autre mensonge. Qu'il n'y ait aucune issue. Qu'il n'y ait aucun plan. Et qu'Omn ne fasse tout ceci que pour adoucir notre descente dans le néant... que nous partions en ayant l'impression d'avoir tout tenté. Je ne l'en blâmerais pas... c'est un sentiment essentiel. Même sans réussir, avoir tout tenté. Mais je n'arrive pas à ressentir cette paix... Kaldar... je me demande... avions-nous le droit de leur mentir ? »
L'okrane tourna la tête en arrière. Il se trouvait dans une grande pièce, dont la seule source de lumière était l'écran devant lequel il parlait.
« Je crois qu'il est là. »
Il quitta le champ de la caméra. L'IA pré-Turing qui commandait l'enregistrement en conclut qu'il en avait terminé, et y mit fin. L'image de la transmission se figea sur l'okrane à moitié debout, le bras posé sur sa chaise, qui levait la tête vers le fond de la salle.
Mikhail hésita entre l'acceptation et le déni, et choisit un compromis à mi-chemin de ces deux marchands de malheurs : le pragmatisme.
« Allons, commandante Ramanian-sen, où en sommes-nous ?
— Les trois quarts du matériel ont été acheminés. Nous sommes en avance sur le planning. Si j'osais l'optimisme, je pourrais même dire que... »
C'est à ce moment qu'un des spots se détacha du plafond et vint s'écraser sur sa tête.
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