5. Le trou à rats
Les flammes dansèrent encore plusieurs jours devant les yeux de Gamesh. Il lui fallut des jours pour s'habituer à l'obscurité de son cachot, le temps qu'une barbe apparaisse sur son visage. Il ignorait comment il s'était retrouvé ici. Un geôlier passait chaque jour pour lui jeter un reste de pain rassis et une écuelle d'eau, qui tombait sur les pavés et s'infiltrait dans le sol. Gamesh se contentait des gouttes qui glissaient sur les murs humides, échappées du système de pompes qui alimentait Our et ses environs. De l'autre côté des couloirs tordus, les autres prisonniers hurlaient à la mort à chaque passage du gardien. Gamesh, avachi, ne lui accordait pas un regard.
« Oui, il paraît que c'est lui qui a allumé l'incendie. Mais si vous voulez mon avis, seigneur, c'est juste un vagabond qui a perdu la tête.
— Il ne parle pas, dites-vous ?
— Il s'est laissé prendre. Cela a tellement surpris mes hommes qu'ils l'ont laissé entier.
— Et quand aura lieu son exécution ?
— Le haut-commandant n'est pas pressé de trancher. Je pense qu'il va encore moisir ici pour un bout de temps. »
Les deux hommes se tenaient à l'écart de sa grille, mais Gamesh entendait leur dialogue, comme il sentait leur odeur. L'un était un garde d'Our de haut rang, au plastron gravé d'insignes dorés ; il sentait la sueur et la poussière des patrouilles ; ce devait donc être la fin de journée. L'autre se cachait derrière un parfum de myrrhe et une cape noire à capuche ; c'était un juge, un fonctionnaire mandaté par le roi pour régler les litiges et prononcer les peines, en toute indépendance et impartialité.
« Pouvez-vous ouvrir la grille, commandant ?
— Hum...
— Il est attaché, je ne crains rien.
— Oui, sans doute.
— Quand ce sera fait, vous pourrez nous laisser. »
La robe du juge glissa sur les pavés recouverts de moisissure. Il portait une petite lampe à huile dont la flamme brûlait dans une ampoule de verre, un étrange dispositif d'une finesse étrangère à Our. Tandis que les pas du soldat s'éloignaient dans le couloir, il se pencha vers Gamesh, tenant la lampe à bout de main pour révéler les traits de son visage.
Le jeune homme s'agita, prit conscience de la chaîne qui alourdissait sa cheville, se leva d'un bond et grinça des dents.
« C'est ainsi que tu accueilles ton bienfaiteur ?
— C'est bien vous » dit Gamesh.
Les traits de son visage lui parurent contrefaits ; car cet homme était comme lui un voleur et un arnaqueur, mais il exerçait son art dans un autre monde que le sien, dans le palais olympien qui surplombait la fontaine de l'Oracle.
« J'ai entendu dire que tu étais enfin arrivé à Our, susurra le juge.
— J'y suis depuis des années » rétorqua Gamesh.
L'homme secoua la tête avec déception.
« Tu n'y as encore vécu qu'un jour. Ce jour où tu es sorti des souterrains pour te mêler à la foule. Ce devait être une sensation enivrante ; te voilà maintenant tombé dans un trou à rats. Ta chute n'a-t-elle pas été trop dure ?
— Our est un trou à rats, mais la plupart de ces rats s'ignorent. »
Le juge fronça un sourcil, qu'il avait fort épais.
« Hum, ce que tu dis est proche de la vérité. Mais vois-tu, Gamesh, Our n'est pas une ville de rats, mais de chiens. Ces chiens réclament trois choses. Premièrement, de la nourriture. C'est le rôle du gouvernement que de la fournir, et il s'y emploie avec diligence, sans quoi la cité s'effondrerait en un jour. Deuxièmement, un abri. C'est le rôle des hauts murs de briques d'Our, et si la moindre brèche s'y formait, la cité s'effondrerait en un mois. Troisièmement, une hiérarchie. C'est le rôle du palais et du roi qui l'habite. Si ce roi venait à manquer, la cité s'effondrerait en un an. »
L'homme posa une main intrusive sur son visage, tâta ses joues et ses dents. Gamesh le laissa faire ; se révolter aurait été se prétendre libre, et il ne l'avait jamais été.
« C'est heureux que tu aies gardé toutes tes dents. C'est un bonus appréciable pour le rôle que je te destine. J'ai appris que ton ami était mort la nuit de l'incendie, est-ce exact ? »
Gamesh hocha tristement la tête ; l'homme répondit par un sourire amusé, comme si ses réactions se trouvaient toujours à l'opposé de l'usage humain.
« C'est faux. L'amitié n'existe pas en ce monde. Tu étais un rat plus fort que les autres, et cet autre rat te suivait pour cette raison. Tu étais le centre d'une hiérarchie, jeune Gamesh. Une hiérarchie modeste n'impliquant que deux personnes, certes, mais le début d'un empire. Tout le monde ne peut pas en dire autant. À certains, nés sous une bonne étoile, on donne des soldats faits de chair et d'os pour jouer dès la petite enfance, et ces hommes ne savent pas se faire suivre, ils ne savent pas diriger.
— Qui êtes-vous, en vérité ?
— Un homme n'a pas besoin de nom, jeune Gamesh. J'ai pris un rôle qui, dans la cité d'Our, me permet d'exister ainsi. Je suis un juge, et de même que le bourreau n'a pas de visage, le juge ne peut pas avoir de nom – je retrouverai celui-ci lorsque mon plan sera achevé. Mais la vraie question est ce que j'attends de toi. Car ce fut ta première leçon : lorsque nous étions tous les deux dans le désert, et que tu crevais de soif, je t'ai sauvé pour une raison. »
Il attendit avec une patience épuisante que Gamesh se décide à demander :
« Qu'attendez-vous de moi ?
— Pour le moment, tu vas sortir d'ici, et tu vas t'enrôler dans la garde d'Our. Tu seras une recrue rétive, mais ta force et ton agilité convaincront les commandants. Je veux que tu deviennes le meilleur. Je veux que ton nom soit sur toutes les lèvres. Avec un peu de temps, un peu d'efforts, tu entreras dans le corps d'élite des gardes du roi. À ce moment, je te retrouverai. »
L'homme rabattit sa cape et éteignit sa lampe, comme s'il n'avait été qu'un songe formé dans la pénombre. La grille du cachot grinça sur ses gonds. Mais elle était ouverte, de même que la chaîne à sa cheville. Gamesh sortit de la prison sans rencontrer un seul garde. Lorsque son visage hagard retrouva la lumière de la lune, que ses pas regagnèrent un chemin connu de sa vie de rat, il se prit à penser que toute cette excursion dans le ventre d'Our n'avait peut-être été qu'une hallucination.
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