43. Le fortin (deuxième partie)
Au même moment, à l'autre bout de l'Omnimonde, le lieutenant Biggins dirigeait toujours un fortin perdu sur une plaine rocailleuse, dont il formait la seule garnison.
Il avait eu, souvenons-nous, cette phrase prophétique : « c'est la fin du monde. » C'était quelques jours plus tôt à peine ; Mjöllnir, le vaisseau le plus rapide de l'Omnimonde, venait tout juste de faire un bond dans l'atmosphère de Ferval, poursuivi par un effectif pléthorique de la Division 1, dont son vaisseau le plus avancé, l'Ophelia. Biggins ne savait ni ce qu'était Mjöllnir, ni l'Ophelia, ni la Division 1. Tout au plus avait-il vaguement conscience, en levant la tête le soir venu, que ce ciel étoilé lui cachait quelque chose. Mais mettons-nous un instant à la place du ciel étoilé : il n'y a rien de plus ennuyeux qu'un Biggins qui pose des questions. Un Biggins est capable de s'ennuyer lui-même en se posant des questions. C'est pourquoi tout le monde, de madame Biggins au vieux caporal chargé du ravitaillement, préfère avoir quelque chose à lui cacher. Dans le cas du ciel étoilé, c'était tout bonnement l'existence des autres mondes, rendus si proches par le biais des ponts d'Arcs que c'était presque un crime de ne pas les avoir visités.
Les phrases prophétiques des Biggins sont un peu comme les prévisions météorologiques. Parfois, elles sont justes. Parfois, elles sont fausses. Mais dans tous les cas, elles sont oubliées au bout d'une semaine. C'est ainsi que la fin du monde de Biggins connut une existence brève, disons d'une heure environ, après laquelle les lumières du ciel disparurent, la nuit commença à monter et sa femme cria que la soupe aux choux était prête.
L'événement avait été si brutal, si bref et si inconséquent que Biggins et madame Biggins ne le mentionnèrent même pas au cours de leur repas. Le lieutenant ramassa ensuite son exemplaire des mémoires de Zoul' Stamoch, remonta sur le rempart du fortin et, à la lueur d'une lampe à huile, attaqua le passage particulièrement ardu où Zoul' Stamoch défendait la philosophie politique libertarienne.
Quelque chose tarabustait Biggins. Mais il avait toujours été tarabusté, et de même qu'un hypocondriaque ne sait faire la différence entre un rhume, une grippe et une angine, Biggins était trop tarabusté pour comprendre que cette fois-ci, il fallait peut-être décrocher le combiné du télégraphe et préparer un rapport à ses supérieurs. À cette occasion, il aurait même pu découvrir que le câble du télégraphe avait été coupé à deux mille kilomètres de là, sur le chantier de construction d'une voie ferrée, et que personne n'avait songé à en poser un nouveau. Le fortin de Biggins se situait sur un lopin de terre autrefois si amèrement disputé qu'on avait préféré, par souci de diplomatie, ne le faire figurer sur aucune carte.
Du reste, si Biggins était parvenu à joindre ses supérieurs, ceux-ci auraient découvert son existence en même temps que celle du fortin, mais ils auraient aussi reconnu un Biggins, car les Biggins forment une proportion non négligeable des administrations, et que les hommes ayant le plus d'expérience, donc ceux que l'on nomme aux postes supérieurs, savent reconnaître un Biggins au son et à l'odeur. Un Biggins a toujours la barbe bien taillée, mais porte une petite coupure, et un poil réfractaire est planté au milieu de son menton, qu'il ne parviendra jamais à abattre. Le rôle des Biggins dans l'administration est de rédiger des rapports et de préparer des réunions qui convainquent l'administration de son étendue, de sa puissance et de sa nécessité, car quantité de rapports ont été rédigés et quantité de réunions menées. Mais tout le monde sait bien, sauf Biggins, que personne n'écoute ces rapports et que les supérieurs jouent au morpion durant les réunions.
L'homme de l'autre côté du télégraphe aurait donc laissé s'écouler le rapport de Biggins puis répondu quelque chose comme : BIEN REÇU. STOP.
La vérité, c'est que les Biggins forment, dans notre monde, un monde à part. Notre monde a fort mieux à faire que de les écouter, mais les Biggins n'ont, eux, rien de mieux à faire que d'être Biggins. Il adviendra peut-être un jour où il se rendront compte de leur nombre ; ils découvriront que leurs rapports sont empilés dans des armoires, que leurs réunions sont des parties de morpion, et qu'on a oublié la localisation de leur fortin. Ce jour-là, peut-être, ouvrant les yeux tous au même moment, les Biggins marcheront ensemble sur toute la face de la Terre. Et une fois pris le pouvoir, ils feront des réunions, rédigeront des rapports et s'installeront dans un fortin abandonné pour lire les mémoires de Zoul' Stamoch.
Mais rien de tout ceci n'était encore à prévoir. Quelques jours s'écoulèrent donc, et jours et nuits étant tout à fait identiques pour le lieutenant Biggins, retrouvons-le assoupi dans sa chaise, ayant laissé tombé les mémoires de Zoul' Stamoch, agité d'un épais ronflement.
Un coup de vent frais le tira soudain de sa rêverie, et Biggins se rendit compte qu'il faisait nuit noire. Sa lampe à huile s'était éteinte. Il grommela contre ce coup du sort et, à la lueur des étoiles, parvint à consulter le cadran de sa montre. Elle indiquait l'équivalent Fervalien de neuf heures du matin.
Impossible, se dit-il.
À bien y regarder, il subsistait dans le ciel une sorte de cercle de lumière pâle, comme si quelqu'un avait apporté un paravent pour occulter la lumière du soleil. Cette hypothèse le fit sourire. Biggins se frotta les yeux, mais ses yeux ne trouvèrent rien de plus. Grommelant de nouveau, il descendit dans la cour intérieure du fort en appelant sa femme.
Elle ne répondit pas.
Biggins continua ses cris, mais le silence était plus fort que lui, et il finit par se taire. Il parcourut les cuisines, les écuries, les chambres vides, traînant toujours derrière lui le même courant d'air dérangeant. Le lieutenant Biggins eut alors un réflexe de soldat, son premier peut-être depuis sa prise de poste : il fonça dans sa chambre à coucher, tira le tiroir de sa commode et fouilla parmi les vieilles chaussettes. Toutes les lampes étaient éteintes et il ne trouvait plus d'allumettes, aussi ne pêcha-t-il son pistolet de service qu'après de longs efforts. Il était encore chargé, mais n'ayant pas servi depuis des années, des cafards y avaient fait leur nid, et l'arme lui aurait éclaté entre les mains.
Rassuré, Biggins fit un nouveau tour du fort.
Personne.
Il passa la grande porte ouverte, cette porte qu'il ne fermait jamais faute de véritable enjeu militaire, et fit le tour à l'extérieur du fort. Rien n'avait changé. Les murs gris se trouvaient toujours à leur place.
Embêté, Biggins regagna la porte de chêne.
Il se figea.
Une personne se tenait au milieu de la cour.
Et cette personne était la négation de son existence.
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C'est la fin du bouquin !
Rendez-vous dans le dernier tome de Nolim : l'Extinction des étoiles.
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