41. Ce que je ne peux pas
De loin, le palais de cristal ressemblait à un bloc de glace pris dans les neiges éternelles de Vorag. Crysée trouva l'entrée de son unique salle, sans plafond, faite de deux murs parallèles à l'arête irrégulière. Au bout de ce couloir à ciel ouvert, assise en travers d'un siège de glace, se trouvait la reine Arcana.
« Et toi ? lança Crysée à travers la salle jonchée de morceaux de glace, dont surgissaient parfois des éclats d'os. Et toi, qu'attends-tu ? »
La reine vampire de Lazarus cligna des yeux. Si ces pupilles rouge sang avaient hypnotisé bon nombre de ses contemporains, Arcana n'était plus qu'un fantôme incapable d'arracher Crysée à son ennui.
« Je voudrais rire, juste une fois, dit-elle avec un demi-sourire.
— Tu as trop attendu. Il n'est plus temps de rire, mais de pleurer. Je suis venue apporter la mort et la désolation.
— Je sais. Mais la nuance est faible entre tragédie et comédie. »
Arcana se leva de son fauteuil et découvrit ses mains, jusqu'ici cachées sous un amoncellement de draperies incarnates. Elles étaient sèches et anguleuses, les mains d'un squelette, contrastant avec la pureté de son visage – comme ces momies que l'on retrouve mille ans plus tard en parfait état de conservation et qui, sitôt mises en pleine lumière, se dessèchent en quelques instants.
« J'avais autrefois un bouffon, expliqua-t-elle tandis qu'elle limait, les unes contre les autres, les longues griffes couleur d'acier qui terminaient ses doigts. Je me suis rendue compte, au jour de ma mort, que je n'avais jamais compris les raisons de son rire. Je n'étais, de mon point de vue, que la seule chose importante ; le reste du monde n'avait aucun objet.
— C'est ainsi que pensent tous les empereurs. »
Crysée émit un soupir insatisfait ; elle claqua des doigts et Ohn Sidh passa à ses côtés comme un mirage, frappant un des derniers murs de glace qui tenait debout. Ses fragments se dispersèrent en une pluie neigeuse, certains se mirent à flotter au-dessus d'elles tels des grêlons photographiés. Vorag était le rêve d'Océanos, condamnée à disparaître avec lui, pour emporter les derniers irréductibles qui refuseraient d'en voir la sortie.
Ohn Sidh revint vers elle. Crysée tendit le bras et l'éclat de cristal azur prit place à dix centimètres de sa main, comme un projectile qu'elle pouvait tirer à tout moment. L'épée invisible traçait dans l'air de longues traînées indélébiles, des arcs vaporeux signalant que ce rêve perdait sa substance et sa structure.
« Arthur est mort tout à l'heure, lança l'Annonciatrice.
— C'était évident.
— Ne m'affronte pas. Tu ne pourras pas faire mieux que lui.
— Que puis-je faire d'autre ?
— Vas-t'en. »
Arcana ne put s'empêcher de sourire, de glousser ; son rire sonna comme une hyène enrouée. Elle haussa des épaules et joignit ses mains osseuses comme si elle avait froid.
« Tu as raison. Je vais faire ainsi. »
La reine vampire avança le long du couloir. Elle semblait glisser sur la glace indestructible du sol, dont la transparence emprisonnait des fibres blanchâtres. Elle ne fit aucun effort pour s'éloigner de Crysée, qui gardait toujours Ohn Sidh à côté d'elle. Les frictions du champ quantique émettaient un doux ronronnement, et l'épée était toujours enveloppée de fumée, comme une lame chauffée à blanc plongée dans une tempête hivernale.
Les deux femmes se croisèrent à un mètre à peine.
« Que veux-tu ? demanda la vampire.
— Je ne fais que suivre mon rôle.
— Pourquoi as-tu choisi ce rôle ?
— Je ne l'ai pas plus choisi que tu as choisi de devenir reine, Arcana.
— Ce que tu dis est si drôle qu'il te faudrait bien plus d'un bouffon pour se rire de toi. Tu peux être, tu peux faire tout ce que tu veux. Pourquoi te contentes-tu de diriger le chariot de la mort ? Pourquoi es-tu si fatiguée du monde ? »
Crysée serra le poing. Les vibrations d'Ohn Sidh s'intensifièrent, comme si la lame volante luttait pour se maintenir en place.
Dans le ciel vague qui recouvrait désormais Vorag, aquarelle grisâtre parsemée de points blancs, cheminèrent des déchirures. Une faille brillante s'ouvrit avec un craquement de tonnerre ; d'autres descendirent en direction de Vorag. Des Arceaux incomplets, demi-cercles rouges traînant derrière eux des filaments arrachés, tombèrent sur le fond de l'Océan. Comme Arcana assistait au spectacle, Crysée s'approcha dans son dos, posa les mains sur ses épaules et murmura à son oreille :
« Voici ma confession. Il n'y a qu'une seule chose que j'aurais aimé faire, ou que j'aurais aimé être, et je n'avais pas ce droit. J'aurais voulu être la balise qui, quelle que soit la tempête, menait aux bons choix. J'aurais voulu savoir où étaient le Bien et le Mal. J'aurais voulu aimer et être aimée. J'aurais voulu le pouvoir de sauver les mondes, de sauver les empires, et même, de sauver les âmes. J'aurais voulu être Aléane.
— Comme je te comprends, dit la reine vampire. Il y avait bien une vie valant la peine d'être vécue – la sienne. »
Crysée hocha la tête et rappela Ohn Sidh. La lame traversa l'air, traversa sa forme astrale, et se matérialisa à son passage en Arcana. Elle demeura plantée au niveau de son sternum comme une écharde de glace, puis s'évapora de nouveau. Le fantôme de la reine vampire tangua, perdit son équilibre. Crysée donna un coup de pied dans son dos pour la jeter à terre. Elle éclata comme une poupée de glace ; ses bras, ses jambes roulèrent dans plusieurs directions ; même son visage se brisa en plusieurs morceaux. Son corps avait pris une consistance de pierre, et personne, même un voyageur des rêves, n'aurait pu imaginer que ces débris de statue avaient servi d'écrin à une âme, de même qu'un coquillage vide sur la plage peut passer inaperçu au milieu des galets.
De colère, l'Annonciatrice écrasa du pied un demi-crâne qui portait encore le bas de sa mâchoire, comme pour l'empêcher définitivement de rire. Elle ne craignait pas qu'Arcana révèle son secret au reste de l'univers, car cet univers avait atteint son dernier jour. Mais elle refusait que la reine se moque d'elle comme son bouffon d'autrefois. Crysée frappa jusqu'à ce qu'il ne reste plus que quelques dents incrustées dans la glace.
S'étant éloignée du palais, elle ordonna à Ohn Sidh de le démolir, de le découdre jusqu'au moindre fragment. L'épée se démultiplia, se délocalisa, et sous forme de vapeur, elle monta à l'assaut des derniers vestiges. Les dernières arêtes de glace parurent osciller sous le ciel lézardé ; puis Ohn Sidh se retira et le palais s'effondra en une couche de fine poussière d'un centimètre d'épaisseur.
Amère, Crysée monta sur la barque abandonnée par Arthur et descendit sur le dernier fleuve de l'enfer, en direction de l'envers de l'Océan.
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