4. La flamme
Le temps des rats n'est pas le même que celui des humains. Gamesh traversa Our comme un rêve ; le peuple diurne, dont le labeur incessant tenait en place ces hautes murailles de brique rouge, s'écoula autour de lui comme les Fleuves du Temps. Seuls quelques retardataires décidés lui tenaient encore compagnie dans les rues clairsemées. Tandis que le peuple du jour rentrait dans ses trous, le peuple de la nuit sortait du sien ; ils se partageaient Our depuis sa fondation. Des chats se glissaient en ondulant d'anfractuosités de la pierre, avec l'agilité d'anguilles, leur pelage lisse se diluant dans le soir comme une tache d'ombre invisible. Certains étaient aussi gros que les moutons que l'on avait amené dans cette ville le matin même par troupeaux entiers, et que les bouchers d'Our équarrissaient déjà pour le lendemain. Eux aussi avaient leur hiérarchie. Les plus agiles, les plus fins d'entre eux se postaient dans un trou et regardaient passer les étoiles d'un air philosophe, moustaches à l'affût, frémissantes, les griffes déjà sorties, prêts à les planter dans le dos d'un rat. Les plus gras d'entre eux, les mieux nourris, rôdaient dans les places de marché, plongeaient leur museau dans des tas d'ordures ou d'invendus, à l'affût de tout ce qui pouvait constituer un bon repas. Plutôt que de chasser les rats de la ville, ils préféraient s'abaisser à leur niveau, car leur confort, ou leur sécurité alimentaire, valait mieux qu'une vague fierté féline. Ils formaient un groupe à l'écart, voué à disparaître, car seuls les idéalistes peuvent traverser le Temps.
Gamesh croisa une patrouille de soldats partie pour la relève. Son instinct lui disait de fuir, mais il sut qu'il n'avait rien à craindre d'eux. Ils ne le remarquèrent pas, car si leur rôle était d'empêcher les échanges entre la surface apparente d'Our et son monde souterrain, de garder à distance les monstres trop humains qui rôdaient parmi ses ombres, ils regardaient de l'autre côté de la muraille. Gamesh était déjà entré dans la ville.
Il approchait du centre d'Our. Les rues larges s'y traçaient avec fierté, comme les gardes gonflant la poitrine au passage d'un cortège royal. Le maillage d'habitations basses et douteuses qui s'étendait en-deçà des murs de la cité, sous leur barrière protectrice, fut remplacé par un agencement réglementé de temples, de thermes, de palais. Gamesh marchait au milieu de la rue, entre de petits groupes de passants sautant d'une auberge à l'autre à la recherche d'un meilleur alcool. Leur passage était toléré par la garde, mais qu'ils viennent à s'approcher d'un des lieux de villégiature, de repos ou de loisir de la haute société d'Our, et ils en auraient été refoulés à coups de lance.
La fontaine de l'Oracle se trouvait au milieu de la plus grande place d'Our. Le palais du roi formait derrière elle une montagne naturelle. Plus récent que les ziggourats, il était presque aussi haut qu'elles ; chaque matin, de l'une de ses tours, le regard du roi d'Our portait sur toute la ville, comme un geôlier recomptant ses pensionnaires, ou un marchand faisant l'inventaire de son étal.
L'Oracle Outa-Napishtim, le seul homme à avoir survécu au Déluge selon la légende, avait été immortalisé dans la pierre, et sa statue gigantesque trônait au centre d'un bassin d'une cinquantaine de mètres de diamètre. Debout, la main droite tenant un bâton de marche, il regardait un peu au-dessus de la muraille d'Our ; Sol éclairait son front avant celui du roi. À cet endroit précis, mille ans plus tôt, l'Oracle avait annoncé à ses disciples qu'ils érigeraient la première cité d'une nouvelle ère humaine. Il n'y a rien dans cette plaine, avaient fait remarquer les hommes et les femmes qui le suivaient, des êtres frustres se nourrissant de lézards, d'insectes et de racines sauvages, qu'Outa-Napishtim était venu sortir de leurs cavernes. Alors l'Oracle avait frappé le sol de son bâton, à l'endroit exact du socle de sa statue, et une source en avait jailli, à laquelle des milliers d'hommes avaient pu boire, et qui avait permis à Our de prendre forme.
Après l'érection de la muraille, qui protégea Our des tempêtes et des invasions barbares durant de nombreux siècles, Outa-Napishtim avait disparu. Il avait saisi son bâton de marche et s'était évanoui dans la plaine. Le savoir que lui avaient confié les Mille-Noms, la connaissance du passé et de l'avenir, était trop lourd à porter ici. Il refusait que l'humain d'après le Déluge prenne forme à son image, comme un enfant qui ne cherche qu'à ressembler à ses parents.
Tu nous as abandonnés, songea Gamesh. Faute de ton modèle, nous ne ressemblons à rien.
Dans son esprit, Outa-Napishtim correspondait à l'homme qui lui avait donné de l'eau dans le désert, comme le Soleil et la Lune. L'un avait disparu dans la plaine rouge, l'autre y était apparu ; tous deux connaissaient l'humanité mieux qu'elle-même. La lucidité de l'un le poussait à s'éloigner des hommes, celle de l'autre à les rejoindre, comme le serpent qui s'introduit dans un nid d'aigle.
Gamesh rêvassait ainsi lorsqu'il entendit des éclats de voix de l'autre côté de la fontaine. Sa poitrine se serra et il retint son souffle, tout en poursuivant sa marche tranquille, à l'instar des autres oiseaux de nuit qui baguenaudaient dans la rue.
Des silhouettes apparurent derrière la cape rapiécée de l'Oracle. Il aperçut les casques des gardes, quatre marques orangées reflétant la chute de Sol, qui entouraient un homme plus petit qu'eux, adossé au bassin. Les voix se firent plus nettes. Il entendit un coup, un craquement, mais il ne commit pas l'erreur de tourner la tête.
« Où est-ce que tu as volé cette pièce ? Réponds ! »
Nouveau coup. L'homme interrogé émit un ahanement, comme le rire hautain d'un capitaine face au récif qui s'approche.
« On n'y comprends rien. Fais un effort.
— Tu lui as cassé toutes les dents, remarqua un garde.
— C'est pas pour ce qu'il en avait. Alors, la pièce ? »
Gamesh passa sans regarder et sans ralentir, mais son esprit enregistra tous les détails de ce coin de son champ de vision. La pièce dansait dans la main du chef des gardes ; elle s'élevait de vingt centimètres, retombait, s'élevait encore, et à son apogée, la lueur de Sol faisait une tache rouge sur son métal neuf.
« Comment un pouilleux comme toi a mis la main sur une pièce d'argent ? »
Orta babilla quelque chose, mais sa mâchoire brisée ne lui permit que quelques sons confus, à mi-chemin entre le rire et le sanglot. Si malgré son visage tuméfié, son œil démoli, ses doigts brisés et ses dents tombées, il avait pu se lever tel l'avocat renversant le cours du procès, aucune répartie n'aurait pu le sauver.
Les gardes haussèrent les épaules et frappèrent de nouveau, comme une tâche ingrate qui doit pourtant être menée à son terme. Après plusieurs minutes, Orta interrompit ses gémissements ; le capitaine glissa la pièce sous son plastron de bronze et les gardes reprirent leur patrouille. Gamesh avait eu le temps de faire le tour de la fontaine. Il vérifia que personne ne regardait dans sa direction. Orta était à demi allongé contre le bassin ; tombée en arrière, sa tête reposait sur la rambarde de pierre et des gouttes de sang se diluaient dans l'eau. Gamesh se pencha sur lui et constata qu'il ne respirait plus.
Toute sa pensée s'éteignit comme les dernières lueurs de Sol. Gamesh était en colère, mais il ne savait sur quoi diriger cette colère, sinon sur lui-même et son impuissance. Il ne pouvait pas se venger sur les gardes ; ils appartenaient à un monde inaccessible. Gamesh quitta la place de l'Oracle, dériva dans les ruelles emplies d'ombres. De nombreux regards nocturnes, observateurs ou prédateurs, se posèrent sur ses épaules et jaugèrent sa chevelure rougissante, mais il s'en moquait.
Il reconnut soudain l'échoppe de la matinée. Une planche de bois en fermait l'entrée. Gamesh fit le tour de la bicoque, compta les accès ; il se glissa entre deux murs et aboutit dans une petite impasse derrière le four à pain. Il se posta entre deux sacs d'argile entrouverts et attendit.
Un rat savait attendre.
Les étoiles eurent le temps de parcourir la moitié du ciel avant que le marchand ne sorte en pestant. Il claqua la porte, mais celle-ci ne se fermait que de l'intérieur avec une barre de bois, comme partout à Our. Gamesh se glissa dans l'atelier exigu, encombré par des sacs de farine et des empilements de bois. Une lampe à huile en terre cuite consumait sa mèche sur le coin de la table qui servait à préparer les pains.
Gamesh s'accroupit devant elle et observa les atermoiements de la flamme, et le petit ruban de fumée qui s'en dégageait.
Il tendit la main vers la lampe, mais étant absent à lui-même, il ne parvint même pas à l'attraper. Il s'y reprit à deux reprises. Puis il approcha la lampe d'un des sacs de farine en toile de jute, laissa couler l'huile et tomber la mèche. La toile sèche s'enflamma. On aurait dit la queue d'un renard du désert qui, la tête plongée dans la farine d'orge, en chassait les rats.
Gamesh ne se vit pas sortir de la bicoque, mais quelques instants plus tard, il se trouvait à l'extérieur, sur un toit voisin, et l'incendie jetait des lueurs torturées sur son visage.
Des cris retentirent, qui gonflèrent en rumeur. Le marchand courait en tous sens autour de son atelier en se plaignant. Un de ses ouvriers avait sauté de l'étage et s'était brisé les jambes sur le sol sec. Il se lamentait au milieu de la rue comme une pleureuse, et personne ne faisait attention à lui. Le petit peuple d'Our était trop occupé à circonscrire l'incendie. S'il avait fallu massacrer tous les habitants des maisons avoisinantes et marquer celles-ci d'une croix noire, comme pour la peste, il s'en serait chargé sans hésiter.
La garde surgit à l'angle de la rue, alors que les flammes enveloppaient déjà plusieurs de ces maisons étroites et insalubres. Les hommes en armes croyaient à une révolte et les premiers citoyens accourus vers eux en criant à l'aide s'embrochèrent sur leurs lances. On se battit dans la rue, derrière les gémissements pathétiques de l'ouvrier blessé et les allers-retours de son patron, qui avait trouvé des jarres de vin dans un entrepôt voisin et les jetait au pied de flammes plus hautes que lui.
La clameur et la lumière ameutèrent plus de gardes, plus d'habitants, et ces derniers finirent par se concentrer sur le fléau. Gamesh observait leur ballet d'un œil absent. Il n'avait aucune sympathie pour ce monde. Il se moquait que l'incendie dévore les murs millénaires bâtis par Outa-Napishtim.
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