38. Le Commandement
Le Commandement Réseau-Raven formait un espace reconfigurable à l'intérieur du secteur 2B. Lorsque la perception de Tanak y fut transportée, il fut de nouveau frappé par le calme ambiant. Sur tous les étages de cette tour métallique sans fenêtres, qui semblaient se poursuivre à l'infini, des alephs sous diverses formes humanoïdes, accompagnés de processus pré-Turing, se livraient à des discussions posées tout en manipulant des flux de données sous forme holographique.
Il n'y avait rien d'autre à voir et à faire que d'échanger de l'information, puisque celle-ci était indissociable de leurs esprits, au contraire du monde physique où on entreposait encore des documents dans des armoires.
Sitôt Tanak arrivé, des murs se mirent en place autour de lui. Ce décor temporaire ne le gênait nullement, bien qu'il bloquât bientôt sa vue du reste de la tour, mais cette barrière de secret supplémentaire attestait de l'importance de la réunion.
Alors que les pièces métalliques se scellaient, deux alephs émergèrent de fractures spatiales semblables à la sienne, auxquelles ils restèrent reliés par des sortes de cordons orangés. La matérialisation de l'influx de données connectant leur percept actuel à leur intelligence centrale.
« Je suis heureux de vous voir, Tanak-sen. »
Sven-astres, son supérieur dans le CRR, portait des traits humains très fins, qui évoluaient entre une forme féminine et une forme plus androgyne, selon son humeur. Ol ne connaissait pas la notion d'arrière-pensée, et le soulagement dans sa voix était perceptible. Les alephs exprimaient une palette d'émotions plus complexe que les almains, mais la plupart ne passaient pas la barrière qui séparait encore l'empreinté de leur langage binaire.
D'un geste hâtif, à peine une suggestion, Sven désigna l'autre aleph. C'était un homme nu, à la peau grisâtre, le visage figé dans une sorte d'expression béate. Une telle manifestation semblait sortie de son contexte ; Tanak n'en avait que rarement croisé, mais il ne se trompa pas : c'était un Aspect, un percept transitoire détaché d'une super-intelligence aleph.
« Je suis désolé, reprit Sven, nous avons décidé d'agir vite et vous n'avez peut-être pas pu consulter le dossier.
— Dans les grandes lignes. J'ai vu que vous aviez mis la Ceinture Computationnelle de Danion en quarantaine. »
Sven hocha la tête et fit naître un hologramme au-dessus de sa main, qu'il étendit sur une surface d'un mètre carré. Les systèmes computationnels du système Odin y apparaissaient en surbrillance bleue, formant comme des voiles par-dessus les astres, liés entre eux par des filaments arachnéens. L'étoile centrale, Odin, la première planète, Dainon, puis Raven, avaient chacune leur nuage de satellites ; celui d'Odin s'étendait très au-delà de la ceinture des capteurs d'énergie installés par les alephs au XXIIe siècle, peu avant l'arrivée des premiers colons sur Raven.
Danion, planète inhabitée, car réservée à Diel, n'était entourée que d'une poignée de satellites d'observation et de surveillance. Les mouvements de l'océan ne suivaient qu'à demi le cours naturel des marées. En les étudiant, les okranes plongeaient dans la nature même de Diel, organisme planétaire unique dans l'histoire de l'Omnimonde.
Ces satellites automatiques apparaissaient désormais en surbrillance rouge.
« Qu'en est-il au niveau du Réseau ?
— Au moment de la mise en quarantaine, deux alephs chargés de maintenance ont été automatiquement éjectés de leur bulle locale. Il ne reste là-bas que des sous-processus pré-Turing. À la déconnexion, nous avons envoyé un ordre d'arrêt, mais les relevés de rayonnement indiquent que le matériel informatique des satellites est encore actif, et que des processus importants y sont actifs.
— Pouvons-nous reprendre depuis l'heure zéro ? »
Sven hocha la tête de nouveau. L'Aspect demeurait tout à fait inexpressif et immobile, le Stratège auquel il appartenait s'étant absenté ou endormi.
« Heure zéro : il y a deux cent quarante secondes-Réseau. Nous avons détecté l'intrusion d'un ou de plusieurs processus inconnus dans l'émulateur de la bulle locale. Évacuation des alephs, mise en quarantaine. Nous n'en savons pas beaucoup plus. »
Tanak fronça des sourcils. Les alephs se montraient extrêmement prudents ; il en allait, après tout, de leur existence même. En général, les erreurs ou processus hors de contrôle provenaient du monde physique, qu'il s'agît d'un matériel défectueux ou d'un bombardement de rayons cosmiques. Mal placé, un proton craché par Odin pouvait déclencher une vague de panique dans des milliers de bulles du Réseau.
« Êtes-vous sûr que ce n'est pas la faute d'un des supports informatiques ? Un cristal qui s'est cassé sur un des satellites ?
— Le Stratège des Prévisions a immédiatement réfuté l'hypothèse.
— C'est lui ? demanda Tanak en désignant l'Aspect.
— Oui. Au moment de la mise en quarantaine, les données de simulation du Réseau et les données générales en transit vers Raven ont été déroutées vers un bac à sable. Des pré-Turing ont commencé à les analyser pour diagnostiquer le problème. Ils ont demandé l'intervention du Stratège des Prévisions, qui a ordonné cette réunion. »
Ils étaient sans doute arrivés au bout du dossier que Tanak tenait encore entre ses mains. Le jeune homme en ôta le cachet, ce qui fit se dissoudre la forme physique de l'objet – bien que l'information demeurât toujours à portée de main.
« À votre tour, ordonna Sven-Astres. Expliquez-lui. »
Tanak ne se souvenait pas avoir jamais parlé de vive voix avec un Stratège. Si les alephs étaient parfois difficiles à appréhender pour un biomain, ils n'étaient tout au plus que des étrangers situés de l'autre côté d'une frontière franchissable. Les super-intelligences appartenaient à un tout autre monde. Bien qu'il fussent utiles, voire indispensables à la société almaine, et qu'ils contribuassent à son bien-être, ce n'était peut-être qu'un épiphénomène. Là où les esprits alephs avaient été modelés sur l'humain, les Stratèges étaient de pures créations du monde computationnel, insondables comme l'océan de Diel.
« Les canaux auxiliaires disponibles conduisent à penser qu'un processus de grande ampleur, mobilisant une grande quantité de mémoire vive, s'est installé dans la bulle locale de la Ceinture Computationnelle de Danion. L'analyse des données a révélé la présence de schémas linguistiques.
— Simplifiez, dit Sven.
— Le processus inconnu tente de communiquer avec nous.
— Peut-on envisager une émergence ? demanda Tanak Un pré-Turing devenu conscient ?
— Non, répondit l'Aspect avec détachement.
— Expliquez, insista Sven.
— Les schémas linguistiques sont orthogonaux au fonctionnement nominal des mille cinq cent soixante-deux modèles standard de processus pré-Turing connus sur le Réseau. Cela a été vérifié. Aucune signature aleph n'a été enregistrée.
— Dites-nous vos hypothèses.
— La seule hypothèse retenue est celle d'une biotelligence. Une intelligence de base biologique, issue du monde physique et entrée dans la sphère d'information du Réseau au moyen de canaux auxiliaires, probablement des champs électriques. Des micro-perturbations électromagnétiques ont été relevées.
— Quelqu'un aurait bombardé les satellites avec un canon à électrons pour s'installer dans la bulle locale de Danion ? De qui pourrait-il... »
Tanak arrêta sa phrase, car la réponse était évidente.
« Diel, souffla-t-il. Mais ça n'a aucun sens. Diel n'est jamais entré dans le Réseau aleph. Il ne communique qu'avec les biomains.
— Pas tout à fait, avança Sven. Plusieurs alephs, dans l'Histoire, ont eu un contact avec Diel. Nous savons que ses spores essaiment jusqu'à l'espace, et qu'ils transmettent des micro-champs électromagnétiques.
— Admettons. Mais que veut-il ?
— Nous l'ignorons et c'est pourquoi vous devez lui parler. »
Voilà pourquoi j'entre en scène, comprit Tanak. Le Stratège des Prévisions ne comprend rien à Diel. En surface du dieu-océan se trouve un agrégat de pensées almaines issues de son interaction avec nos mondes. Il leur faut un interprète pour son langage, pour sa manière de raisonner, donc un empreinté.
« Entendu. Jusqu'à présent, qu'a-t-il dit ?
— Les unités de langage extraites des données forment des groupes empruntés à des langues biomaines allant de l'akkadien au panterrien B. Environ cinquante pour cent d'entre eux ont pu être traduits par le groupement lexical suivant : Je suis. »
Ce n'est pas très spécifique, songea Tanak.
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