36. Un endroit paisible
Christophe entendit des grattements ponctués de soupirs. Quelque chose rampait juste à côté de lui, froissant des branches mortes très fines qui recouvraient la terre rougeâtre. Ce sol uniforme occupait tout son champ de vision, car il était allongé sur le ventre, encore à moitié endormi. Toute sa forme astrale était encore parcourue par des vagues douloureuses ; il sentait une brûlure au niveau du cœur, à l'endroit où il avait remis l'âme d'Aléane après l'avoir ôtée de l'Ouroboros.
Un reptile visqueux de la taille d'une petite anguille grimpa sur sa tête, non sans quelques efforts et soupirs expressifs, et s'y installa. Il sentait ses pattes griffues s'agripper aux mèches de ses cheveux. Puis la créature se mit à réfléchir à haute voix. Par-dessus le doux ronflement du vent et le froufroutement de grandes créatures volantes entre les arbres, son pépiement ressemblait à celui du triangle qui essaie de se faire une place dans la symphonie.
« Hum, hum. Comment s'appelle celui-là, déjà ? Ça va être ardu. Euh, Gamesh ? Gamesh ? Tu m'entends, Gamesh ? »
Ce faisant, il chercha l'entrée de son conduit auditif pour y plonger la tête et Christophe, malgré toutes les souffrances qui le déchiraient encore, décida qu'il avait servi d'estrade assez longtemps pour ce phénomène. Il se releva d'un bond, envoyant Typhon rouler au sol avec un cri d'effroi.
« Eh, j'ai failli me casser quelque chose ! » piailla le Roi des tempêtes en se raccrochant à un tronc.
Christophe leva la tête et aperçut les cimes transparentes de ces gros arbres noirs, sans feuillage, entre lesquelles bondissaient des méduses volantes. Cette planète, qu'il avait déjà visitée une fois en rêve, existait bel et bien. Perdue au fin fond de l'Omnimonde, elle n'avait jamais été peuplée d'autre chose que sa faune endémique. Sans doute les Dragons avaient-ils jugé son biotope impropre à supporter la vie humaine, ou au contraire, trop intéressant pour disparaître sous l'herbe verte, les lapins, les poules et les chevaux.
« Christophe. Je m'appelle Christophe.
— Entendu, Gamesh. Euh, Christophe. Ça faisait un bail.
— Tu n'as pas changé.
— Toi, par contre... tu as maigri. Et tu as changé de vêtements. Et de teinte de cheveux. Et de nom. Si tu ne portais pas aussi le patronyme de Gamesh, je ne t'aurais pas reconnu.
— Je n'ai peut-être fait que voler ce nom.
— Oh, non, je ne suis pas un idiot. Et puis, tu as ta deuxième âme, comme avant. Je croyais que tu avais fini par t'en débarrasser. »
Christophe se laissa tomber avec lassitude et s'assit en tailleur. Pour la première fois depuis son départ d'Our, mille siècles ans auparavant, il n'avait nulle part où aller, nul chemin à suivre. Il avait tenté de sauver Aléane. Il avait lamentablement échoué. Il avait tenté de tromper le Temps, et ce faisant, Aléane était devenue un fantôme dispersé à travers toute l'Histoire, en éclats si nombreux qu'on ne pouvait pas les ramasser.
« C'est compliqué, Typhon. Incroyablement compliqué. Je l'aimais plus que tout au monde, et j'étais prêt à tout pour la sauver, mais je n'ai fait que l'entraîner dans une malédiction infinie. Je voulais lui épargner la mort, mais au lieu de cela, je l'ai tuée des milliers de fois.
— En effet, je n'y comprends rien du tout. »
Christophe posa sa main gauche sur son cœur. La lumière chaude qui en irradiait traversait sa tunique et se diffusait jusque dans ses doigts.
« J'ai mis l'âme d'Aléane dans la Source du Temps. De là, à chaque expiration d'Anh, elle s'est envolée dans une autre incarnation. Elle s'est incarnée tout au long de l'histoire de l'univers ; chaque fois incomplète, chaque fois vaguement consciente qu'elle était partie d'un tout. Et moi, durant tout ce temps, je n'ai fait que courir après son souvenir. Je m'étais séparé de mon premier nom, et je n'étais plus que le nom qu'elle m'avait donné – Nolim. »
La salamandre pencha la tête à droite, à gauche, puis avec une de ses pattes, gratta les petites écailles pointues du sommet de son crâne.
« Non, toujours rien compris. Nada. Au fait, tu n'as plus de main droite. »
Christophe souleva son bras droit pour l'amener dans son champ de vision. Il s'arrêtait au coude. Il se mit à recoudre sa forme astrale, par gestes machinaux. Il ne se sentait pas capable de s'imaginer un nouveau bras, et ce ne serait jamais qu'une prothèse, un remplacement inventé de toutes pièces, dont il aurait pensé chaque rouage et prévu chaque mouvement.
« En tout cas, tout ce que j'ai fait ne servait à rien, sinon à la faire souffrir – et moi aussi. Donc je l'ai retirée. Nul rocher solitaire ne retient plus le fleuve des âmes... et j'ai précipité l'univers vers sa perte.
— Tiens, ça me rappelle un truc. Avant que tu ne viennes t'écraser le nez sur ma planète, je me promenais dans des rêves et j'ai entendu des nouvelles plutôt inquiétantes. On dit que le Second Déluge est en chemin, que les Mille-Noms vont ouvrir les portes d'Océanos et libérer les Seigneurs du Déluge... Ombre, Cauchemar et, euh, moi-même, Typhon. Pour tout dire, il ne m'est rien arrivé de spécial, mais...
— C'est la fin des Temps, confirma Christophe. À ma première rencontre avec l'Anh, j'ai perturbé le plan des Mille-Noms. Ils ont été obligés d'attendre que je vienne rechercher Aléane. Maintenant que je l'ai fait, ils pensent que plus rien ne peut arrêter le Déluge.
— Mais ils se trompent, pas vrai ? »
Christophe se traîna contre un tronc et reposa sa tête en arrière. L'écorce était lisse, hormis des griffures qui montaient en spirale.
« En tout cas, ce n'est pas moi qui vais les en empêcher. J'ai été le plus vaniteux des hommes. J'ai cru que mon amour méritait de défier la mort et de contrevenir à la loi du Temps. Aléane m'avait donné la vie. Je lui ai donné en retour mille siècles de souffrance. Et j'ai souffert moi-même de son absence. »
Typhon cligna des yeux en signe de perplexité.
« Donc, tu viens traîner des pieds dans mon jardin pour y passer ta retraite ? Et si l'univers s'effondre, tu regarderas ailleurs ?
— Cela même, dit Christophe en fermant les yeux.
— Tu as bougrement changé, mon ami.
— Tu as connu Gamesh, un homme qui venait de découvrir l'amour et qui se sentait capable de défier les dieux. Je suis Christophe, l'homme revenu de son voyage, empoisonné par ce même amour et vaincu par ces mêmes dieux.
— Mais... et si les étoiles s'éteignent ? »
Typhon se tut, comprenant sans doute que Christophe, après avoir déplacé des montagnes, était devenu une montagne lui-même ; son opinion était faite et ne pouvait être changée.
« Quelle est cette planète, Roi des tempêtes ?
— Un petit caillou nommé Magedôn.
— Tu as eu raison de t'installer ici. C'est un endroit paisible. »
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