35. Le Voyageur
Le héros Gilgamesh découvrit le secret des dieux, le fruit qui rendait immortel. Mais un serpent qui passait par là le lui déroba et mangea le fruit. Puis il mua.
Le héros comprit alors ce qu'était cette immortalité qu'il avait cherché : la capacité à renaître.
Caelus, Histoire de l'Omnimonde
Gamesh écarta sans hâte les piquets de bois, porteurs de casques de bronze, qui couraient sur toute la colline noire. Les éclairs continuaient de s'abattre autour de lui, mais il en fallait bien plus pour l'inquiéter. Il traversa ce vieux rêve jusqu'à apercevoir le Fleuve du Temps et la horde de démons mineurs, bien plus clairsemée que la dernière fois, qui patientait sur son bord.
L'autre rive du Fleuve disparaissait dans une jungle dense, faite de larges troncs violets, peut-être morts depuis toujours, qui servaient de support à d'innombrables colonies de champignons. Des insectes bioluminescents grimpaient aux troncs, dont les colonies jetaient des éclats encourageants sur les pâles reflets de l'eau indigo.
« Tiens, le revoilà, remarqua un des démons assagis. N'as-tu toujours pas trouvé ce que tu cherchais ?
— C'est-à-dire ?
— Eh bien, nous t'avons tous vu traverser le Fleuve. Pourquoi es-tu encore ici ?
— Cette fois, je ne vais pas le traverser, mais le suivre jusqu'à sa source. »
Ce projet n'était pas moins absurde que celui d'un homme souhaitant déplacer une montagne. Mais Gamesh était des hommes qui déplacent des montagnes ; aussi, la foule disparate observa un silence religieux tandis qu'il se mettait en marche.
Il traversa autant de rêves que l'histoire humaine. Tout au long de son chemin, ce fleuve indigo suspendu dans la Noosphère, exhalant toujours une brume envoûtante, s'élargit, l'encercla, joua avec lui comme un adversaire amical. Plus son débit grossissait, plus Gamesh se sentait faible.
D'autres Fleuves se joignirent au premier. Des vies entières se déroulaient dans leurs fumées, échos des souvenirs que le Temps détricotait. À force de voir ces images décousues passer devant ses yeux, Gamesh leur trouva une forme d'ordre. Il se prit à croire qu'il s'agissait de la vie d'un seul homme, racontée à l'envers, sous la forme d'un jeu d'ombres. Il se méprenait. Il était conscient de sa méprise, mais cette présence fictive le soutenait, lui dont les jambes se dérobaient tous les deux pas, et qui voyait ce mince bandeau de terre sombre, pris entre deux eaux, se réduire sans cesse.
L'homme sortit de la mort ; encore appuyé sur une canne, comme quelqu'un qui réchappe d'un grave accident, il retrouva une femme du même âge que lui, qu'il connaissait déjà. Ils s'installèrent dans un petit foyer. À intervalles de deux ans, deux jeunes femmes, qui étaient sœurs, y entrèrent et s'y installèrent. La famille rajeunissait sans cesse. Les deux sœurs s'intéressaient désormais à des jouets en bois, qu'elles faisaient rouler partout, et à un vieux chien, qui après avoir rajeuni en petite boule pas plus grosse que la main, fut emmené hors de la maison. Les parents s'asseyaient par terre pour jouer avec leurs enfants, qui ne parlaient plus, qui rampaient ; enfin elles vinrent toutes les deux à disparaître. Mais l'homme et sa femme ne paraissaient pas malheureux pour autant. Ils enlevèrent les meubles de leur maison, en sortirent et se séparèrent, remontant chacun le long d'un autre Fleuve. L'homme redevint enfant à son tour. Gamesh le vit courir autour d'un arbre en imaginant qu'il suffisait d'accélérer encore un peu pour se mettre à voler. À mesure qu'il rétrécissait, de même se réduisait son monde, et l'horizon de son terrain de jeu ne porta plus que dans une seule pièce à vivre, où de grandes mains d'adulte l'aidaient à se mettre debout.
Il rejoignit ensuite l'inconnu qui précède tous les mondes.
Car on fait grand cas de la vie après la mort, mais pourquoi occulte-t-on sans cesse l'autre perspective – la vie avant la naissance ?
Gamesh avait atteint la Source du Temps.
Les Fleuves s'étant rejoints, il ne subsistait plus ça et là que des îlots de cendre flottant par-dessus leur magma indigo, sur lesquels il devait bondir pour avancer. Les fumées qui montaient du Temps formaient des bancs de brume, sur lesquels il apercevait tantôt son reflet, tantôt celui d'autres humains. Sa magie d'Arcs ne lui était d'aucune utilité, car s'il maniait parfaitement les filets et les toiles qui recouvrent la réalité, le Temps était l'eau qui imprégnait ces mailles et qui les traversait.
Aussi fût-il contraint pour la première fois, par manque de terre solide sur laquelle poser le pied, de s'arrêter.
« Êtes-vous là ? » demanda-t-il.
Les Mille-Noms étaient présents. Mais en ces temps-là, ils n'étaient encore que des dieux potentiels. Capables de choisir entre toutes les formes, ils n'avaient pas de forme. Capables de choisir tous les noms, ils n'avaient pas de nom.
Gamesh vit qu'une forme se découpait dans la brume. Il saisit son bâton à deux mains pour s'en faire une arme. C'était une esquisse de silhouette humaine, dans laquelle il ne se reconnut lui-même qu'après de longs efforts. Son visage, ses épaules, sa taille, toutes ses proportions étaient imprimées sur un vieux souvenir, sur ce Gamesh défait depuis longtemps, battu par Enki, puis par lui-même.
« Tu es venu.
— Je suis venu pour la Source du Temps. Pour Anh. Je veux lui parler.
— Anh n'est pas quelqu'un à qui on peut « parler ». Il est endormi.
— Alors je le réveillerai.
— Réveiller Anh, c'est provoquer l'effondrement de l'univers, car l'univers est son rêve.
— Napisthim m'a dit que vous, les Mille-Noms, vous aviez un plan pour moi. Je vais te dire, à toi, qui que tu représentes, ce que j'ai dit à Mithra : votre destin ne m'intéresse pas. J'ai mieux à faire. N'essaie pas de m'arrêter.
— Tu ne pourras pas aller bien loin, Gamesh. »
La créature vint se placer devant lui. Elle flottait au-dessus du fleuve. Sa forme humaine incomplète n'avait ni bras ni jambes, qui se terminaient par des moignons fumants, et tout le reste de son corps était encore transparent.
« Que veux-tu ? demanda Gamesh.
— Comme tu peux le voir, nous, les Mille-Noms, n'avons pas de forme. C'est cet univers qui produira les formes qui nous conviennent le mieux, et les noms qui seront les nôtres. Je suis moi-même celui qu'on pourrait nommer... le Voyageur. Je recherche ce qui me représente de mieux. Et il n'est, il ne sera jamais de meilleur arpenteur de rêves, de meilleur voyageur que toi, qui as tout abandonné pour celle que tu retiens en ton cœur. »
Gamesh voulut faire un pas en arrière, mais il manqua de perdre l'équilibre. N'avait-il donc échappé au destin promis par les hommes que pour tomber dans un piège tendu par les dieux ?
« Que veux-tu ? répéta-t-il.
— Je veux ton nom, ô roi Gamesh. Je veux devenir... toi.
— Et moi, qu'adviendra-t-il de moi ?
— Nous verrons.
— Et Enki ?
— Prends l'âme qui est dans ton cœur, Gamesh. Je sais combien elle te pèse. Tu peux la libérer dès à présent. »
Gamesh arracha l'âme d'Enki de sa poitrine. Sans alléger le poids qui submergeait sa conscience, cela fit naître un vide immense et une sensation de froid inextinguible. Il la tint à bout de bras, non pour suivre la demande du divin fantôme, mais pour éclairer sa voie.
« Maintenant, jette-la dans le fleuve.
— Elle sera détruite.
— Elle se réincarnera.
— Ce n'est que de mon nom que tu as besoin, n'est-ce pas ? lança Gamesh en avisant un autre îlot instable à proximité.
— Si tu ne me le donnes pas volontairement, je viendrai te le prendre.
— Va le chercher. »
Il lâcha son bâton, le laissant tomber dans le fleuve et de sa main libre, il arracha le nom inscrit sur son front. Gamesh. Tout ce qu'il incarnait. Tout ce qu'il représentait. Ses crimes. Ses réussites. Ses exploits. Tout ce qui lui demeurerait désormais, ce serait le vide laissé par la présence rassurante d'Enki – ce vide qu'était venue remplir une plaine rouge sans limites, sans passé et sans avenir.
Il le laissa tomber dans le fleuve et poursuivit sa course vers la Source du Temps.
Il se nommait désormais Nolim.
Une sphère de vingt mètres de diamètre, faite du même indigo que le Temps, flottait au-dessus du sol. Les fleuves coulaient d'elle comme des larmes, en flots ininterrompus. Malgré ses dimensions modestes, le centre de l'univers lui parut si dense, si lourd qu'il se sentait attiré à lui, et il parcourut les derniers mètres sans avoir l'impression de marcher.
Son regard parcourut la sphère, les rides qui la recouvraient. Elle n'était que surface ; il n'y avait rien en-dessous de cette surface. Il en était de même pour les âmes ; toute l'existence était gravée sur leur contour. Puis il aperçut les anneaux qui tournaient autour de la sphère, d'une couleur plus claire. Plusieurs, ou un seul, car leurs chemins contraires finissaient toujours par se recroiser.
Il s'agenouilla et présenta l'âme d'Enki comme une offrande.
Il savait qu'Anh ne lui répondrait pas, car son langage était le Temps lui-même. Il savait que le seul moyen d'échapper au Temps était de se trouver dans la Source même, et sans réfléchir davantage, il plongea la sphère de verre dorée dans l'un des anneaux.
« Qu'as-tu fait ? s'étonnait le Voyageur. Tu as peut-être accumulé derrière toi de nombreux crimes, mais tu viens de te condamner davantage. Tu la forces à vivre du début jusqu'à la fin des Temps. Tu la forces à demeurer fixe alors que toutes les autres âmes se déplaceront dans le Temps. Tu as brisé un rouage de la Création ! »
Il ne savait pas ce qu'il venait de faire. Son esprit s'écartait, il glissait hors de cette maille d'Arcs et, bientôt, il sombrerait dans les flots d'Océanos.
Il avait accompli sa quête : il avait découvert le secret de l'immortalité.
Al-Enki revenait à la vie.
Pour un million de fois.
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