34. L'Oracle


Je ne souhaite rien qui ne viendra, avec le temps, à se concrétiser.

L'abolition des empires ? L'extinction des étoiles ? La disparition des dieux ?

Je ne suis pas le Temps moi-même, mais mon désir, lui, vogue sur le Temps.

Parole de l'Oracle


Un chemin serpentait entre les fleurs luminescentes, dont les hautes tiges violettes penchaient vers Gamesh comme des spectatrices indiscrètes. Même sous forme astrale, il portait toujours sa cape noire, devenue grisâtre, et son bâton de marche, et c'est ainsi qu'on le représenterait toujours. Ses pieds chaussés de bottes vermoulues écrasaient de petites fougères.

Des esprits animaux de petite taille s'étaient cachés dans les grandes fleurs, qui l'observaient, mais Gamesh n'y prêta pas attention.

« À l'aide ! À l'aide ! »

Il écarta un buisson du bras pour assister à l'une des scènes les plus étranges de tous ses voyages. Typhon, la salamandre, était écrasé sous la patte griffue d'un chat noir, qui envisageait sans doute d'en faire son repas. Le chat lui-même n'était qu'une patte et une tête ; son corps hypothétique semblait avoir disparu en fumée. Apercevant Gamesh de ses yeux luisants, le félin choisit la fuite et s'évanouit dans les ombres.

« Que fais-tu ici ? demanda Gamesh.

— Ah ? Euh ? Oh, salut. Je me promène. Je peux aller partout, mais ce n'est pas de tout repos. Et toi, comment es-tu arrivé ici, au milieu de l'Océan des Ombres ?

— Gilthan, le batelier, m'a permis de traverser. »

Gamesh suivit le chemin jusqu'à une clairière de sable noir et de pierres ponces. Le seul rescapé du Déluge, l'homme immortel, l'Oracle des dieux, Outa-Napisthim, y était assis en tailleur. Gamesh ne l'avait jamais rencontré, mais il savait lire les noms.

« Es-tu... »

Typhon le précéda à toute vitesse et le coupa de sa voix aiguë :

« Eh, salut, Napishtim ! Je suis venu te poser une question.

— Parle » proposa l'Oracle.

C'était un jeune homme aux cheveux blonds, portant une robe vieille comme le monde, dont pendaient des frises défaites et dont toutes les coutures semblaient proches de craquer. Son regard d'aveugle reposait sur le sol.

« Je veux savoir pourquoi je suis petit.

— Petit ?

— Oui, moi, Typhon, le Roi des tempêtes, je suis ridicule. »

Outa-Napishtim hocha la tête.

« Je ne te vois pas, Typhon. J'entends bien ta voix, mais elle sonne comme le tonnerre. Tu me dis que tu es petit, mais je ne le crois pas.

— Tu te moques de moi ? »

Les petites pattes de Typhon moulinèrent jusqu'à ce qu'il grimpe sur la main de Napishtim ; il remonta sur son bras et jusque sur sa tête.

« Et là, tu comprends que je suis petit ?

— Tu as le poids d'une montagne, et tu écrases mon corps au point que je ne puis plus bouger. »

Le vermisseau sauta au sol, rata son atterrissage et s'écrasa dans les cailloux.

« Ton bond a renversé le ciel et la terre, ajouta Napishtim. Je les entends qui peinent à reprendre leur place. Les mers se sont vidées de leurs eaux, et celles-ci retombent dans le lit des océans en trombes gigantesques, qui dureront mille ans...

— C'est bon, c'est bon, grommela la salamandre.

— Tu es si fort, si inarrêtable, si prétentieux, avança l'Oracle. Il serait bon qu'un jour, Typhon, tu fasses l'expérience de la faiblesse. Vidé des tempêtes, des eaux, des éclairs et des météores qui gonflent ta panse, tu te réveilleras minuscule, et tu apprendras à exister d'une autre manière.

— Ouais, il faudra que je fasse ça, dit le Roi des tempêtes en léchant les coupures sur ses pattes microscopiques.

— À mon tour, dit Gamesh en s'avançant vers Napisthim. Sais-tu qui je suis ?

— Tu es Nolim.

— Je suis Gamesh, le roi d'Our, la cité de la plaine rouge dont tu as posé la première pierre.

— Gamesh est une de tes formes. Tu n'es plus le roi de personne ; la cité d'Our ne t'appartient plus ; tu es Nolim.

— Mais ce nom...

— Ce nom est le tien. Tu le partages avec l'âme que tu transportes dans ton cœur, et s'il n'était ce nom, s'il n'était cette âme, tu te serais déjà dissous. Que me veux-tu, Nolim ?

— Je veux sauver Enki.

— Tu vas sauver Aléane.

— Non, pas Aléane, Enki. »

L'Oracle le gratifia d'un superbe sourire ironique.

« Je suis Outa-Napishtim. Je suis l'immortel, condamné par les Mille-Noms à contempler indéfiniment le passé et le futur. Ma mémoire porte jusqu'au commencement de l'histoire humaine, et aux temps qui ont précédé le Déluge. Ma vue porte jusqu'à l'extinction des étoiles. Les noms que j'emploie sont les bons, Nolim, même si tu l'ignores encore. L'âme que tu souhaites sauver se nomme Aléane. Mais quel que soit son nom, en effet, elle est en stase dans ton cœur, et si tu l'en enlèves, elle s'envolera aussitôt pour rejoindre les Fleuves du Temps.

— Je veux empêcher cela. Dis-moi, Napishtim, comment les dieux t'ont-ils rendu immortel ?

— Je n'en sais rien. Comme Typhon un jour, je me suis réveillé immortel et indestructible. Je demeurerai ainsi jusqu'à ce qu'ils s'en lassent. Tu es venu ici avec l'idée de vaincre la mort, Nolim, mais je dois te dire que la mort n'existe pas vraiment. Les corps disparaissent, les âmes plongent dans les Fleuves du Temps et sont lavées de leurs souvenirs, de leurs pensées, les esprits sont dissous par le flot et leur substance se réincarne. L'esprit du monde pourvoira et absorbera autant d'âmes que nécessaire pour peupler cet univers. Voilà tout.

— Alors, contre quoi dois-je lutter ?

— Voici une excellente question, Nolim, bien plus digne de ta nature et de ton nom. À n'en pas douter, tu es le dernier homme...

— Premier. Je suis le premier homme de cette ère. »

Napishtim soupira et reprit :

« ... le dernier homme, et le seul questionnement qui peut t'animer, c'est de savoir quel est ton ennemi véritable. À moins que tu n'aies aucun ennemi ? Ou du moins, aucun autre que toi-même. Si tu frappes la tête contre un mur en essayant de le traverser, tu en conclus que le mur est ton adversaire, qui t'empêche de passer, mais n'est-il pas innocent, et n'es-tu pas tout simplement un idiot ?

— Je fais fausse route, c'est cela ?

— Je ne pensais pas à toi, Nolim. Non, tu as accompli sans faute les premières étapes de ton chemin. Ce que tu dois vaincre, pour qu'Aléane vive encore, ce n'est pas la Mort, mais le Temps. Et le seul moyen de vaincre le Temps est d'accéder à sa Source, qui est aussi le pilier qui soutient ce monde – son âme éternelle, Anh. Bien entendu, les Mille-Noms veillent jalousement sur lui, et ils ne souhaitent pas que tu confrontes celui qui as inspiré les mondes.

— Y parviendrai-je ?

— Je ne peux pas répondre à cette question sans compromettre le déroulé d'un avenir déjà tracé, déjà écrit, et dont je connais la fin. »

Les paroles de Napishtim le laissaient inquiet, la tête bourdonnante de pensées contraires entre lesquelles il ne pouvait choisir. L'Oracle, songea Gamesh, est un poisson argenté qui se déplace au fond des Fleuves du Temps, sereinement, le seul sur lequel le sablier et la clepsydre n'ont aucun pouvoir, et qui s'est fait si discret que même les Mille-Noms viennent à négliger sa présence. Pourtant il est peut-être plus puissant qu'eux. Une puissance dont il ne peut faire usage.

« Tu as déjà renoncé au destin promis par les hommes, remarqua Napisthim. Avant de partir, sache que les Mille-Noms ont d'autres projets pour toi. Prends garde, car si tu les refuses, tu entreras en guerre contre les dieux primordiaux. »

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