33. Le départ


Gamesh se vêtit d'une tunique noire. Il laissa chacune de ses armes suspendues, accrochées dans ses appartements. Elles ne lui parlaient plus. Il n'en avait pas besoin, car les seuls adversaires qu'il aurait à affronter seraient ceux des mondes de l'esprit.

Lorsque Gamesh sortit de ses appartements, il faisait à peine jour. Il sentit que le palais retenait son souffle ; de toutes ces alcôves sombres, mille yeux l'observaient encore ainsi que les rats scrutant la sortie d'un prédateur félin.

Maktis avait répandu la nouvelle de la mort d'Enki. Au sortir du palais, Gamesh vit que des draps noirs étaient suspendus aux fenêtres, que les habitants avaient couvert leur visage de cendre. Dans cette expression spontanée de douleur, il sut qu'un fragment d'humanité s'était transmis, de lui, à ce peuple, et qu'il essaimerait dans le monde entier comme l'avait prédit le devin.

Our pleurait l'héroïne qui avait donné à Gamesh la raison et la sagesse, qui avait vaincu Baal avec lui ; Our pleurait car la ville ne connaîtrait jamais un meilleur futur que ces derniers mois de règne. Car le roi Gamesh la quittait.

Son vêtement de deuil le rendait invisible dans l'obscurité, mais pas dans la ville d'Our. Au sortir du palais, le peuple formait une foule compacte, elle aussi teinte de noir. Jusqu'ici, il voyait Gamesh comme un héros, un demi-dieu puissant et inaccessible. Mais le dernier geste de Gamesh, plus que tout autre, incrusterait sa légende dans les murs de la ville. Il était descendu du trône. Il avait renié sa divinité. Il était devenu un homme.

Il était le premier homme et il leur montrait l'exemple.

Ému, le peuple d'Our s'approcha à petits pas et toucha son souverain, les pans de sa cape, son bâton de voyage, il frôla ses mains et ses cheveux devenus gris en l'espace de quelques jours.

Isthar n'était pas dans cette foule. Elle regardait, du haut des marches du palais d'Our, le peuple rendre hommage à son berger.

Gamesh avait été tué en même temps qu'Al-Enki. Son destin de héros s'accomplissait. Elle savait, elle et tous les autres, que parce qu'il avait été tué sans être mort, il survivrait pour l'éternité. Tandis qu'eux mourraient de la main de l'homme, de la maladie, du Temps ; non du destin.

Gamesh erra longuement.

Il traversa la plaine rouge et visita des royaumes éloignés, où régnait un froid qui s'insinuait en chacun de ses os. Il paya de son travail la traversée de mers furieuses. Il vainquit d'immenses montagnes, que jamais nul homme n'avait passées, et y rencontra nombre de rescapés du Déluge, aussi bien des hommes que des monstres ; des créatures le plus souvent taciturnes et pacifiques, qui lui transmettaient leur savoir.

Comme l'avait prédit Maktis, son corps vieillissait plus vite que son esprit. Ses muscles s'asséchaient comme du vieux bois. Plus d'une fois il crut qu'il était trop tard.

Enfin, il sut qu'il était arrivé au terme de son chemin dans le monde, lorsque les portes d'un monastère perdu dans les montagnes, plus haut que toute autre construction humaine, s'ouvrirent sur plusieurs hommes aussi âgés que lui, vêtus de simples robes orangées.

« Nous t'attendions, Gamesh, de la ville d'Our. »

L'ancien roi s'agenouilla, en voyageur humble qui pleure sur son but atteint. Mais ce n'était pas encore terminé.

Les moines lui offrirent le gîte et de nouveaux vêtements, avant de le mener jusqu'à leur doyen.

Il méditait jour et nuit en une salle nue, sans boire ni manger, depuis près de sept cent années. L'enseignement des disciples d'Outa-Napishtim vivait encore en lui ; il portait le nom du tout dernier d'entre eux.

« Outa-Mashou » salua Gamesh en se prosternant devant l'homme.

Il était assis en tailleur sur la pierre. Deux lampes à huile étaient allumées derrière lui, mais elles n'avaient aucune importance, car il était aveugle.

« Bienvenue, Our-Gamesh, homme de tant de gloire. Bienvenue en mon monastère. Cela fait près de cinquante années que tu as quitté ta ville d'Our, prends-tu conscience du Temps qui s'écoule ?

— J'en ai pris conscience » répondit Gamesh en s'asseyant lui aussi en tailleur.

Outa-Mashou était une momie vivante. Sa peau était tendue sur ses os, ses membres immobiles. Mais malgré sa maigreur, ses paupières fermées, la barbe et les cheveux qui descendaient en longues cascades sur ses côtés, il rayonnait d'une connaissance à laquelle nul autre ne pouvait prétendre.

« Tu as connu la plus grande des douleurs, Our-Gamesh, car tu as trouvé ton fragment d'âme, ce qui te complète, mais tu l'as perdu de nouveau.

— Elle est ici, annonça Gamesh en portant la main à son cœur.

— Elle est tout près de toi, mais tu ne peux pas l'atteindre. Son âme, tu l'as vue, est une sphère de lumière indestructible, sur laquelle est gravé le chemin de son existence. Le Temps ne peut pas détruire une âme, seulement la polir de ces gravures, et la remettre dans son état originel.

— Sais-tu pourquoi je suis venu te voir ?

— Mon esprit est vieux et fatigué. Dis-moi, Our-Gamesh, dis-moi quel est le but de ton voyage.

— Je veux comprendre ce qu'est la Mort et comment la vaincre. Je veux comprendre ce qu'est le Temps et comment l'empêcher de prendre Enki.

— Tu sais déjà quels immenses défis ce voyage comportera.

— Oui, Outa-Mashou. Mais c'est ce que j'ai décidé.

— Qu'attends-tu de moi ?

— Indique-moi où se trouve Outa-Napisthim. Je veux apprendre le secret de son immortalité.

— Et s'il ne te suffit pas ?

— Si ce n'est pas assez, je confronterai les Mille-Noms eux-mêmes et je leur ordonnerai de ramener Al-Enki à la vie. »

Outa-Mashou fut d'un grand secours à Gamesh. Des visions, des impressions qui étaient nées après la mort d'Enki, le doyen fit une science.

« Tu es capable d'accéder à la réalité des choses, expliquait-il. L'univers est fait de ces liens, de ces cordes rouges que nous nommons les Arcs. Et, parce que tu peux les voir, tu peux aussi agir sur eux, et parce que tu peux agir sur eux, tu disposes d'un pouvoir immense sur l'esprit et la matière. »

Il lui apprit le voyage astral.

« Gamesh, ton corps viendra bientôt à s'éteindre. Mais cela ne signifie pas la fin de ton voyage.

— Comment échapper à la mort ?

— Lorsque ton temps sera venu, tu t'endormiras. Tu demeureras sous forme astrale, sous forme de rêve, et tant que tu seras en mouvement, la mort ne pourra t'atteindre. Nul homme avant toi n'y est parvenu... mais je pense que c'est en ton pouvoir. »

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