32. Reviens !

Quand Gamesh s'éveilla de nouveau, il ne s'était jamais senti aussi faible, que ce fût par les effets du poison ou le poids de cette âme dans son cœur. Il faisait jour. Son regard se perdit sur des rangées de décoctions que Maktis lui avait fait boire dans son sommeil. Puis il fit face à un homme maigre, à la barbe éparse, qui avait déjà perdu une partie de ses cheveux.

« Qui es-tu ? » s'exclama-t-il.

Il s'approcha, tendit le bras ; l'homme fit de même et lorsque leurs mains s'effleurèrent, Gamesh sentit sous ses doigts une surface lisse et froide.

« C'est un miroir d'argent » annonça Maktis en entrant dans la pièce.

Le jeune devin se prit le pied dans un bol d'herbes posé au sol, se rattrapa à un rideau et se cogna au mur.

« Tu as dormi trois jours, ajouta-t-il tandis que Gamesh observait son visage méconnaissable. Isthar est toujours ici, en ville. Tes ministres attendent ton retour avec impatience. Ils se préparent déjà à célébrer votre union.

— Cela n'arrivera pas.

— Le corps d'Enki a été brûlé ce matin au terme des trois jours de deuil protocolaires. Personne n'a jugé bon d'annoncer sa mort au peuple. Quant à ton état, Our se doute de quelque chose, mais les envoyés du palais n'ont rien dit. »

Gamesh eut un vertige ; l'impression que le plafond étroit s'abattait sur lui, que les murs tanguaient, que le sol se secouait comme lors d'un séisme. Il se rattrapa à Maktis. Tout son corps lui semblait avoir fondu. Il était méconnaissable !

« Je dois voir Mithra, souffla-t-il.

— Il rôde dans le palais. Je n'en sais pas plus. »

Le roi d'Our déchira un drap et s'en fit une cape. Il aperçut, posé contre le mur, le bâton de marche du devin Atalan, troisième jambe du vieillard qu'il traînait autrefois dans tous les couloirs, tous les accès du palais. C'était un vieux morceau de bois sec, dur comme du fer.

Gamesh attacha un morceau de toile pour camoufler sa chevelure et masquer son visage émacié. Il jeta son manteau improvisé sur son dos légèrement voûté et s'aida de son bâton pour avancer. Ainsi vêtu, il avait tout d'un ermite, d'un voyageur du désert, ou d'un mendiant lépreux. Les quelques gardes qu'il rencontra dans le palais endormi s'écartèrent en fronçant du nez et l'un d'entre eux lui lança une pièce.

Il surprit quelques conversations sur son chemin, qui l'informèrent qu'on avait trouvé quelques coupables à l'empoisonnement et déjà exécuté ces derniers. L'affaire était close. On avait prêté des appartements à la reine Isthar pour qu'elle y prenne ses quartiers, en attendant que l'état de Gamesh s'améliore.

Gamesh avait voyagé dans la Noosphère, échappé à la mort, et portait en lui une âme étrangère. Et l'un de ces trois événements voisins avait changé sa manière de voir le monde. Il se découvrait porteur d'une nouvelle forme de perception. Il devenait mage d'Arcs.

Les murs du palais lui paraissaient transparents. Ses occupants laissaient derrière eux des sillages reconnaissables, faits de filaments rougeâtres qui se déposaient sur les choses. Un domestique passa en portant un plateau ; ces fils d'araignée invisibles étaient accrochés aux verres vides, qu'ils reliaient à leurs propriétaires.

Gamesh rôda ainsi plusieurs heures avant de trouver la trace de Mithra. Si nombre d'hommes traînaient avec eux des sacs de pensées désordonnées, dont il tombait à chaque pas des dizaines d'impressions éphémères, Mithra était un bloc d'airain glissant sur les dalles de grès. Il imprimait un sillon sur chaque chose, mais ne faisait aucune concession à son intégrité. Il ne laissait rien paraître. Il ne se laissait pas trahir par lui-même. Peut-être était-il, de tous ces hommes incomplets formés après le Déluge, le moins humain.

Le roi d'Our sortit de son palais ; il traversa sa ville, dont il pouvait sentir la gêne et l'inquiétude. Le peuple sentait l'intrigue, mais il ne pourrait en comprendre la nature exacte tant qu'elle ne se serait pas entièrement dénouée. Là encore, les regards l'évitèrent ; au mieux lui lança-t-on quelques pièces, ce qui était déjà plus de générosité qu'il n'en avait jamais connu. En ramassant ces copeaux d'étain marqués de son propre visage, il se dit qu'Our se bonifiait avec le temps.

La muraille de briques, rupture immarcescible entre le monde civilisé et la plaine rouge, se dressait devant lui comme une vague figée. D'innombrables habitations de fortune étaient venues se greffer à elle, comme des bernicles accrochées à des ossements de baleine, sans jamais grimper plus haut que sa cheville. Gamesh, qui en connaissait tous les accès, rejoignit un escalier autrefois emprunté par les porteurs, dont les marches étaient déformées par l'usage.

Il n'y avait, au sommet de la muraille, ni gardes ni chemin de ronde. Après mille ans d'érosion, son sommet formait une crête inégale, dont le vent et la pluie détachaient parfois des paquets de briques. Ou peut-être n'avait-elle jamais été achevée. Gamesh grimpa sur ces tas de gravats en prenant garde de ne pas glisser ; son manteau blanc se coinça plus d'une fois dans une pierre et un éboulement manqua de l'emporter.

Mithra l'attendait au point le plus élevé de la crête, debout à un mètre à peine du bord, face à la plaine rouge. Il brillait dans son regard la fureur d'un homme qui lutte contre le monde entier, en croyant avoir raison.

« J'ai remporté la bataille » annonça-t-il.

Ce n'était pas tant à Gamesh qu'il s'adressait mais à ce monde qu'il s'estimait avoir compris. Mithra était comme les astronomes du passé qui, ne disposant que d'observations parcellaires, rivalisaient d'ingéniosité dans le placement des sphères de cristal censées soutenir Mars et Jupiter. Car il manquait quelque chose à ce monde et, plutôt que de chercher à le découvrir, Mithra avait décidé d'élaborer une théorie bancale.

« Qui l'a tuée ? » demanda Gamesh.

Le vent de la plaine se joignit à leur conversation. À cette hauteur, il soufflait assez fort pour les déstabiliser ; le roi d'Our l'entendait murmurer, tel un homme arrivé en terre inconnue qui répète des bribes de langage dont il ignore le sens.

« Moi. Isthar. Tes ministres. Cela n'a aucune importance. Que voyais-tu en elle ? Pourquoi elle ? Qu'avait-elle de spécial pour toi, Gamesh ?

— Tu ne voyais en moi qu'un moyen. Le peuple d'Our n'a vu en moi qu'un tyran, ou qu'un héros. Il n'a été qu'une seule pour voir en moi un homme, pour me reconnaître comme tel. Et je l'ai su dès l'instant, oui, dès cet instant où elle ne m'a pas reconnu comme roi. Comprends-tu ? Je ne suis roi d'aucune terre. Je ne suis héros d'aucun peuple. Je ne suis marionnette d'aucun dieu... et certainement pas de toi, Mithra.

— Ton destin est arrêté, Gamesh. Tu seras la racine d'une lignée millénaire. Our deviendra la ville la plus puissante de cette Terre, et sa civilisation façonnera le monde d'après le Déluge. Tel est le chemin que j'ai choisi pour toi lorsque tu as bu mon eau. »

Mithra tendit les bras, au risque d'augmenter sa prise au vent, qui faisait claquer sa tunique et flotter ses cheveux.

« Maintenant que ceci est accompli, je ne suis plus d'aucune utilité ni à toi, ni à Our, ni à ce monde. Tu es devenu tel que je le souhaitais. Tu peux te débarrasser de moi. Je suis devenu ton principal opposant au sein de ce royaume ; jette-moi de cette muraille et cela scellera ton pouvoir pour les décennies à venir. »

Gamesh hocha tristement la tête.

« De toute manière, Mithra, le monde dont tu t'es entouré, ce monde d'intrigues, de complots et d'assassinats que tu as fait à ton image, il ne te laissera pas en vie bien longtemps. »

Mithra comprit alors ce qu'il allait faire. Son visage se tordit de stupéfaction, de rage et de douleur. Enki morte, Gamesh ne pouvait plus lutter contre son destin ! Lui qui maîtrisait si bien les ressorts de l'âme humaine ne pouvait imaginer une autre voie.

« Je m'en vais, annonça Gamesh.

— Où vas-tu ? Il n'y a rien au-delà de cette ville.

— Je vais retrouver Napisthim, notre ancêtre, et je percerai le mystère de l'immortalité des dieux.

— Ce n'est pas ton destin.

— Ce sera donc mon accomplissement.

— Tu ne peux pas renoncer à cet empire ! clama Mithra. Il t'a été donné par les dieux ! Ce sont les Mille-Noms qui t'ont mis sur mon chemin, qui t'ont placé sur ce trône !

— Je ne dois rien aux Mille-Noms. Je dois tout à Enki. Elle est ma seule lumière. Et je n'ai pas encore renoncé à elle. »

Il s'écarta à grands pas, délaissant Mithra, délaissant ce destin comme un roi méprise les présents de seconde main, ceux qu'il considère indignes de son rang.

« Reviens ! » criait l'homme, mais bientôt, ce cri se mêla au bruit du vent.

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