29. Le passeur
Lorsque Gamesh entra dans le rêve, il se trouvait au sommet de la colline des barbares, entouré de cette marée d'épouvantails innombrables dont les hardes flottaient dans le vent. Les trombes d'eau avaient cessé, mais il pleuvait en continu des éclairs, qui s'abattaient sur les bannières ou sur les casques à pointe. À chaque frappe, un poteau de bois se désintégrait et des morceaux de tissu enflammé s'envolaient comme une nuée de papillons brillants.
Gamesh descendit la colline en courant. Jamais n'avait-il eu une conscience aussi aiguë du temps, dans un rêve. Une frontière surgit au loin, contre laquelle s'écrasaient les nuages. Un fleuve épais la longeait, dont la substance opaque, de couleur indigo, ressemblait à une teinture. Au-delà, plate et sans vie, s'étendait la plaine rouge, que son ciel de nacre baignait d'une lumière écrasante. Le fleuve roulait contre elle comme un chat se frottant aux jambes de son maître, et lui arrachait des éclats de poussière, qui venaient se dissoudre dans sa gouache imperméable.
De nombreux esprits attendaient sur le même versant que Gamesh. Certains lui parurent inoffensifs ; d'autres avaient un corps semblable à celui de Baal, d'une forme ambiguë, tantôt couverts d'écailles ou d'une fourrure d'acier, aux membres désarticulés et luisants, terminés par des mains broyeuses et des griffes de platine. Lorsque Gamesh s'approcha, leurs yeux innombrables, dispersés sur la surface de leurs corps, se tournèrent vers lui.
« Que faites-vous ici ? lança-t-il à cette assemblée pléthorique et disparate, faite de méduses lascives et de rhinocéros musculeux. Qu'attendez-vous ? Pourquoi ne traversez-vous pas ?
— Nous sommes bloqués dans ce rêve, répondit une sorte de belette au corps recouvert d'épines empoisonnées. Un barrage s'est brisé en amont et le fleuve que tu vois nous a coupé la route.
— Où allez-vous ?
— Nous rejoignons l'Océan des Ombres où les démons du Déluge, selon la parole des Mille-Noms, trouveront tous asile.
— Voilà qui paraît censé » constata Gamesh.
En ces temps, Océanos n'était pas encore connu pour son rôle de prison, et la forteresse implacable vers laquelle rampaient ces démons dociles leur apparaissait de loin comme un havre mérité. C'est que le Déluge avait fait son œuvre et ils en étaient fatigués, eux aussi.
« Ne sommes-nous pas ennemis ? s'étonna le roi d'Our en comptant leurs rangs d'un air inquiet.
— N'es-tu pas un démon comme nous ? »
Ils se moquaient de la mort de Baal ; pour eux, Gamesh était avant tout un tyran ayant régné sans partage, balayé une cité entière et massacré des hommes à l'aveugle, comme la tempête qui s'abat sur tout un pan de la Terre. Pour eux, Gamesh faisait partie du Déluge. Il leur paraissait même censé qu'il rejoigne leurs rangs et attende la traversée du fleuve.
« Quel rêve se trouve-t-il de l'autre côté ?
— Celui que tu désires, grogna un hippopotame à la face plate, peut-être humaine, qui mâchait une herbe noire. Si le batelier vient, il nous emmènera partout dans la Noosphère. Il n'y a pas de distance dans ce monde.
— Je dois rejoindre la plaine rouge, annonça Gamesh. Je ne peux pas attendre un quelconque passeur, je nagerai seul.
— Ha ! Nager ! »
L'hippopotame cogna du pied dans une sorte de champignon visqueux qui traînait, entre deux cailloux, un sillage de bave infecte. Le mollusque fut éjecté, décrivit une parabole et plongea dans le liquide bleu, où il se mit à fondre avec un dégagement de vapeur.
« Ne reconnais-tu pas cette matière ? s'interrogea la belette.
— Je ne suis pas un habitué de ce monde, expliqua Gamesh en croisant les bras avec ennui, tel le général arrivé à la réunion en retard, qui ignore tout des plans, du terrain et des positions, mais qui fait reporter la faute sur ses subordonnés.
— Il s'agit du Temps.
— Le Temps ?
— Il s'écoule ainsi entre les rêves. Mais il est rare, et assez surprenant pour nous, de croiser une rivière aussi dense. Le Temps est souvent invisible. Il en suffit de peu pour pousser tous les mondes vers l'oubli. »
Cette marée de cauchemars venue s'échouer ici sur la rive, faites de démons étrangement silencieux et taciturnes, riva tous ses yeux, aussi nombreux fussent-ils, sur le Fleuve du Temps. Et Gamesh comprit que ce n'était pas la mort qu'il était sorti affronter, mais le Temps lui-même, le Temps qui rappelait déjà l'âme d'Al-Enki. Et ces démons diluviens se tenaient devant le Fleuve comme les fauves poursuivis par l'incendie, car leur ennemi commun rendait caduques toutes leurs luttes clandestines. Ils étaient les mange-poussière du monde des esprits, faits d'une matière raclée au fond des enfers. Ils n'existaient qu'en fuite et leur horde, passée en coup de vent sur la face de la Terre, se trouvait acculée par le Temps.
Je dois traverser, se dit Gamesh.
Comme il avait formulé cette pensée, une araignée noirâtre à trois pattes et un seul œil, qui lui mangeait la moitié du corps, surgit en claudiquant de l'autre côté du Fleuve. L'œil cligna deux fois et le démon mineur annonça :
« Tu peux traverser. Le Temps est peu profond par ici. »
Il désirait si ardemment ce passage que son pied se souleva tout seul ; mais Gamesh se souvint des conseils de Maktis et d'un air crâne, il lança, comme un défi :
« Quel est ton nom ? »
Et l'araignée, telle un marchand ambulant à qui on demande ses autorisations, remballa ses dires, fit quelques mètres et alla se chercher une meilleure proie. Gamesh vit qu'un morceau flottait sur le fleuve, un doigt crochu, ou peut-être une branche tordue, qui se cogna contre la rive. L'araignée tâta d'une de ses pattes, puis tira son butin en le faisant rouler, jusqu'à disparaître dans un trou qu'elle s'était creusé.
Un murmure monta dans la foule chaotique, et Gamesh arqua le cou pour voir.
« Le passeur, c'est le passeur, annoncèrent des voix. Il est arrivé. »
Une barque en forme de coquille de noix, faite d'un bois noir comme le cèdre, glissait sur le Temps. Elle était minuscule, et offrait tout juste assez de place pour deux ou trois hommes assis ; le batelier, muni d'une longue perche, se tenait debout. Il avait une apparence humaine, mais Gamesh ne savait que trop bien qu'il ne pouvait s'y fier. C'était un grand homme, au nez bossu, portant des vêtements grisâtres et déchirés. Son regard de prince contrastait avec son apparence négligée, car il avait tout pouvoir sur les êtres arrêtés par le fleuve, qu'il était le seul à pouvoir franchir.
Les plus agiles des démons tentèrent de sauter pour le rejoindre, mais d'un coup de gaffe, le batelier écarta sa barque du rivage et ils s'écrasèrent dans le Temps corrosif.
« Je ne demande pas grand-chose, annonça-t-il avec mansuétude. Que ceux qui veulent traverser le fleuve s'avancent. Le droit de passage ne vous coûtera qu'un nom.
— Un nom ? s'étrangla une hyène aux écailles brillantes. Un nom ! Mais qui d'entre nous possède un nom ?
— Moi, j'en possède un, dit sereinement le batelier.
— Alors qu'as-tu faire de noms ?
— Cela ne te concerne pas. Je vous ai dit quel serait mon paiement. Que ceux d'entre vous capables de payer s'avancent vers moi. »
Gamesh traversa la foule interdite, jusqu'à ce qu'aucune silhouette ne le sépare plus du batelier. L'homme semblait flotter parmi des vapeurs surnaturelles échappées du Temps, où se reflétaient des milliers de vies humaines et de souvenirs éteints.
« Qui es-tu ? demanda-t-il. Quel est ton nom ?
— Je suis Our-Than, le batelier.
— Serais-tu... un homme ?
— Mon esprit est celui d'un homme comme toi, Our-Gamesh, mais tu vois bien que j'appartiens à la Noosphère, et non au règne des choses matérielles. Je suis l'un des sept sages qui ont bâti Our sur les plans de Napisthim.
— Que fais-tu ici ?
— J'étends mon existence jusqu'au règne du divin. Je navigue sur le Fleuve de la mort et de l'oubli et ce faisant, j'apprends. C'est l'univers qui coule sous mes yeux, Gamesh. Je m'instruis. Tu comprendras tout cela si tu montes sur ma barque, à condition, du moins, que tu en paies le prix.
— Et ce prix, c'est un nom.
— Ceux qui t'entourent sont de minables démons en fuite. Ils rêveraient tous d'avoir un nom comme le tien. Ce nom, Gamesh, est ton socle, ta racine. C'est un sceau inscrit sur ton front. Voyage plus longuement dans les rêves, et tu apprendras à exercer la très ancienne magie d'Arcs, et tu apprendras à lire les noms des choses. »
Le passeur arrêta sa barque et l'invita d'un geste paisible.
« Comment te donner mon nom ?
— Il est sur ton front, Gamesh, tenu par des fils si bien cousus que seule ta main peut les défaire. Prends-le. »
Gamesh porta la main à sa tête et rencontra quelque chose de dur, comme une inscription gravée. Il allait tirer d'un geste sec lorsqu'une voix de crécelle l'interrompit.
« Attends ! Attends ! »
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