24. Les barbares


Gamesh grimpait le long d'une pente de pierre volcanique. Toutes les demi-secondes, un éclair proche, accompagné d'un coup de tambour, faisait courir une onde de feu liquide sur cette arête rocheuse. La lumière rebondissait sur les faces lisses de la lave refroidie et s'abîmait en contrebas, dans le fond invisible d'un canyon qui traversait la Terre.

Son cœur battait à tout rompre tandis qu'il s'approchait du sommet de la montagne. Des nuages chargés d'ozone franchissaient cette ligne par amas discontinus comme les premiers pas de reculade de l'arrière-garde, avant la débâcle. Un homme était planté là, dont les cheveux rougeoyants offraient peu de prise aux explosions violacées qui déchiraient le ciel, de même que sa silhouette demeurait impassible dans le vent. Il lui tournait le dos et toute son attention se portait sur un horizon encore invisible pour Gamesh.

La pente était si rude que Gamesh peinait à s'y accrocher ; des rochers se détachaient sans cesse autour de lui, parmi lesquels surgissaient parfois des ossements enfouis lors du Déluge. Plus d'une fois, il ne dut son salut qu'à un tibia planté dans cette pâte de verre, ou un crâne incrusté dans le basalte dont les orbites lui servirent de prise.

Gamesh posa sa main sur un rebord, hissa ses épaules, puis passa ses jambes et il arriva enfin au niveau de son adversaire désigné, de cet homme né de la plaine rouge, qui vivait dans la tempête, car elle était son élément. La pente de l'autre côté était plus douce, on aurait pu s'y laisser glisser ; au loin, une colline symétrique montait à l'horizon. Sa ligne de crête portait une quantité innombrable de silhouettes figées dans le vent ; Gamesh devina qu'il s'agissait là d'un petit aperçu de la foule qui se massait devant eux, une foule humaine qui se poursuivait jusqu'au bout de la Terre. Des bannières menaçantes claquaient sous les rafales et chaque éclair faisait luire les pointes de bronze sur des milliers de casques.

Les hordes barbares.

Jamais elles ne lui avaient paru plus menaçantes. Les barbares, que l'on ne connaissait encore à Our que par des comptes-rendus parcellaires, attestés par les voyageurs et les commerçants des caravanes venues de l'Est, n'étaient encore qu'un concept. On parlait de tribus éparses, sans objectif commun, sans langue commune, et même, sans chef. Mais ils étaient nombreux. Peut-être même formaient-ils l'essentiel de l'humanité. Et cette incroyable masse humaine pouvait, à tout moment, s'agréger comme le lait caillé, précipiter un empire plus puissant qu'Our et toutes les cités voisines.

Un jour, les barbares viendraient anéantir leur monde. Et dans ce rêve, le jour était venu où leur foule innombrable, dans une nuit de tempête, faisait face au seul guerrier capable de leur tenir tête, le Gamesh de la légende, cet homme indomptable comme un taureau sauvage.

« Ils sont là ! » rugit le roi d'Our avec satisfaction.

L'issue était incertaine, mais cet homme aux cheveux rouges se moquait de l'avenir du monde. Tout ce qu'il désirait, c'était une bataille glorieuse, dans laquelle faire un plein usage de sa force herculéenne.

« Les barbares sont venus ! hurla-t-il face au vent. Un enfant comme toi ne peut rien contre leurs hordes ! Je vais te montrer, petit, pourquoi Our a besoin d'un roi comme moi. J'empilerai leurs cadavres en montagnes !

— Oublie les barbares, annonça Gamesh. Moi aussi, je suis venu t'affronter.

— Parle plus fort, je ne t'entends pas ! Eh, barbares ! Vous allez regretter de vous être attaqués à moi ! »

Gamesh le tira par les cheveux pour le forcer à se tourner vers lui. L'autre réagit par une ruade, faucha sa jambe d'un coup de pied, ce qui les envoya tous deux rouler sur la pente douce de la colline. Les éclats de lave refroidie écorchèrent le visage et les mains de Gamesh. Arrêtés par un aplomb de roche, ils se remirent debout en un bond.

Le roi d'Our arracha sa tunique de cuir trempée par la pluie et bomba le torse, sous le regard impavide de la troupe barbare lointaine. Les éclairs photographiaient son visage déformé par la haine, l'écume aux lèvres.

« Tu es le même enfant que j'ai écrasé la dernière fois. Quel grand exploit as-tu accompli entre-temps ?

— J'ai vaincu Typhon en combat singulier, souligna Gamesh en reprenant son souffle.

— Typhon ! » cracha-t-il sans trouver d'autre insulte, car c'était tout de même un adversaire honorable, et il ne pouvait rien y redire.

Le roi d'Our faucha ses jambes et il s'écrasa contre terre. Un instant, Gamesh ne vit plus que les nuances de noir du basalte, bien que son champ de vision fût encore parcouru par l'écho d'un éclair. La pierre avait un goût de charbon. Il roula sur le côté juste à temps, alors que le roi d'Our sautait à pieds joints pour lui briser le dos. Mais il ne parvint pas à se relever assez vite, et le colosse l'attrapa par les épaules, lui donna un coup de tête pour le sonner et prit son cou en étau.

« Qu'est-ce que tu as de plus que moi ? Rien ! Je domine encore ! Je fais ma loi sur ce monde, la loi du plus fort ! »

Il serra jusqu'à ce que les yeux de Gamesh se ferment à demi ; au loin, les éclairs frappaient toujours le ciel nocturne, les silhouettes de l'avant-garde barbaresque oscillaient à chaque soubresaut du vent, et leurs bannières bondissaient comme des molosses d'attaque retenus par leurs chaînes.

« Je suis le plus fort ! s'exclama encore le roi d'Our sans desserrer sa prise. Je n'ai pas de temps à perdre avec toi. »

Il le laissa tomber comme un poids mort. Pour cette force de la nature, chaque victoire était une marche vers son destin, tandis que la défaite était définitive. Gamesh ne se relèverait pas.

C'est du moins ce qu'il croyait.

Gamesh se reprit. Titubant, il balaya la poussière noire qui obstruait son regard, força sur sa respiration sifflante et poursuivit le roi d'Our qui marchait en direction de sa grande bataille. Ce fauve sans cervelle lui tournait le dos pour la dernière fois. Il bondit, enserra son torse épais gluant de pluie, et lui fit perdre l'équilibre. Le roi d'Our s'étala tête la première sur la pente de pierre et ils glissèrent tous les deux cinquante mètres de plus, jusqu'au creux de la colline.

Le colosse se dégagea d'un coup de pied. Tous deux hagards, il se remirent debout sur un sol inégal, fait d'éboulis amoncelés. Rincé par l'orage, le roi d'Our avait tout le torse rougi par le sang qui dégoulinait de son visage. Une bouillie informe avait pris la place de son nez et avant de parler, il dut cracher plusieurs éclats de dents.

« Je vais te réduire en pièces ! » cria-t-il à pleins poumons.

Gamesh esquiva sa charge de brute. Le roi d'Our, les yeux exorbités, déversait un flot d'insultes entrecoupées de hurlements bestiaux. Mais il ne souhaitait plus mener le combat à son terme. Il avait pitié de ce monstre obsédé par la victoire, comme le condamné par sa prochaine ration d'eau et de pain sec. Le roi d'Our, cette montagne de muscles à la crinière rouge, était un homme ignorant, conscient des chaînes qui le maintenaient captif, mais incapable de s'en défaire. Il aurait eu besoin de ruse et de sagesse, mais il n'était que force, fureur et violence.

« L'un de nous deux doit... mourir ! » cracha-t-il.

Il s'élança de nouveau et périt de la manière la plus indigne pour un guerrier porteur d'une telle légende.

L'eau ruisselait sur les rochers éclatés qui remplissaient le creux de cette vallée, semblable à un cratère. Gamesh évita de nouveau le roi d'Our. Ce dernier, encore en pleine course, posa le poids de sa jambe sur un caillou en équilibre, qui se déroba sous son poids. Il glissa vers l'avant, battit des bras et chuta lourdement. Sa tête heurta les rochers avec un bruit mat.

Gamesh n'attendait aucune satisfaction de cette victoire, et elle ne lui en apporta aucune.

Il abandonna le roi d'Our au fond de cette cuvette qui se remplissait d'eau et monta la colline en direction de la horde barbare, s'arc-boutant contre le vent et la pluie qui se déversaient sur la pente. Les guerriers patients ne firent aucun mouvement, même lorsqu'il ne fut plus qu'à dix mètres de leur ligne. Un éclair frappa tout près, qui mit le feu à une bannière, et cette lumière offrit à Gamesh un instant de lucidité.

Il donna un coup de pied au premier barbare ; le poteau de bois se brisa net et le casque à pointe alla rouler sur la pente de la colline. C'était une armée d'épouvantails affublés de lances sommaires, coincées comme eux entre deux cailloux. Leurs haillons flottaient dans le vent, tout comme les hautes bannières, de simples draperies rapiécées, aux motifs délavés, attachées à de grandes perches de bois.

Il entendit mugir une corne de brume, mais ce n'était qu'une conque nouée elle aussi sur un poteau, dans laquelle soufflait le vent. Et ce signal retentit dans le vide ; aucune armée ne se mit en mouvement, car les barbares n'existaient pas.

Quand il se réveilla, Gamesh entendait encore distinctement ce son de corne. Tout son corps lui parut endolori ; il se leva et s'assit sur son lit de paille, courbé par la fatigue. Adossée à une fenêtre ouverte, Al-Enki suivait du regard les premières lueurs du jour.

« Tu t'es bien battu, commenta-t-elle.

— Quoi ? Es-tu capable de lire dans mes rêves ?

— Ce n'était pas nécessaire. Tu remuais tellement que si la nuit avait duré une heure de plus, ce palais se serait effondré. »

Déjà vêtue et prête à partir, elle se hissa sur le rebord de la fenêtre, qui donnait sur une cour intérieure, son accès privilégié aux appartements du roi.

« C'est aujourd'hui que la reine Isthar arrive dans cette ville, annonça-t-elle. Fais ton devoir de roi, nous nous reverrons plus tard.

— Attends. J'ai quelque chose à te demander. »

Si elle connaissait vraiment certains aspects du futur, Enki devait sans cesse confronter ses connaissances à ce qu'elle voyait, ce qu'elle entendait ; peut-être était-ce la raison de ce regard lointain.

« Je veux que tu interroges les membres du cortège, ceux qui viennent d'Elph, aussi bien que les marchands des caravanes que tu trouveras à Our. Je veux savoir si les barbares existent vraiment en hordes, comme le clame si fort mon gouvernement.

— Tu connais déjà la réponse, murmura-t-elle. Je t'apporterai des témoignages, des preuves. Mais la vérité est comme un glaive. Elle n'est d'aucun emploi sans une main pour la tenir.

— Sois prudente.

— Tu n'es pas toi-même un modèle de prudence » remarqua-t-elle en se laissant descendre sur une corniche.

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