21. Maintenant


Maintenant, nous sommes devenus les étoiles.

Livre des Sages


Enki respirait encore, mais ne semblait faire aucun effort pour se réveiller. Gamesh ramassa hâtivement quelques-unes de leurs armes, abandonna les pièces de métal tordues de son armure, vérifia que ses coupures étaient peu profondes ; puis il la prit sur ses épaules et quitta le lieu de l'affrontement.

La nuit était sans doute le meilleur moment pour se débarrasser d'un démon comme Baal. Bien qu'il y fût au sommet de sa puissance, il en était de même du monde nocturne, et ce n'était pas la première fois que la Terre digérait un de ces monstres. En jetant un coup d'œil derrière lui, Gamesh vit que le dos arrondi de Baal s'affaissait, que des mousses et des lichens surgis du sol partaient à l'assaut de ce nouveau tumulus, tels des alpinistes en concurrence pour le sommet. Des flots de racines croissaient à l'intérieur de la créature, faisaient éclater ses os ; sa peau se soulevait par à-coups avant de se déchirer. Le Déluge étant passé depuis longtemps, il était tout naturel que ses exécutants se révèlent biodégradables.

Les corbeaux se passèrent le message, et ils furent bientôt des centaines à rôder au-dessus de sa tête, entre les cimes des arbres, convergeant vers ce lieu de festin exceptionnel.

Gamesh marcha longuement ainsi, incapable de s'orienter entre ces arbres tous identiques qui lui dérobaient la vue des étoiles. Lorsque les premières lueurs de l'aube apparurent, il se demanda s'il n'avait pas rêvé le combat contre Baal. Peut-être le démon reviendrait-il chaque nuit sous la même forme ; peut-être était-il impossible de le tuer.

« Je ne sais pas où tu nous emmènes, mais tu peux peut-être me déposer, marmonna Enki.

— Tu es vivante ! s'exclama-t-il en la laissant presque tomber à terre.

— À peu près... mal à la tête... qu'est-il arrivé à Baal ?

— Il est mort. J'ai invoqué la puissance de Typhon pour l'oblitérer.

— Toi et Typhon, souligna-t-elle en massant son cou endolori. C'est pour le moins... original. »

Enki avait l'air encore désorientée ; une tache de sang séchait sur sa tempe. Elle fit quelques pas en direction du soleil, puis s'arrêta, fit demi-tour vers lui, les sourcils froncés comme deux larmes d'argent.

« Je te dois la vie, remarqua-t-elle.

— Nous sommes donc quittes.

— C'est vrai. Je peux... partir dans cette direction, toi dans l'autre ; je ne reviendrai jamais à Our et les choses reprendront leur ordre originel. Tu n'auras rien à dire. Tes ministres penseront que c'est mon cadavre, et non celui de Baal, que tu auras laissé disparaître dans la forêt. Ils seront satisfaits de toi. Ton pouvoir sera intact, et tu pourras diriger ta cité comme tu le souhaites.

— Je refuse qu'il en soit ainsi, annonça Gamesh.

— Pourquoi ?

— Je veux d'abord comprendre quelle est cette sorcellerie avec laquelle tu as infecté mon cœur, qui m'a rendu faible et peureux comme un nouveau-né.

— Tu veux dire, par quel miracle tu es devenu un homme ?

— C'est donc cela, d'être un homme ? Et si je n'en veux pas ? Et si l'univers n'en veut pas ? Ce n'est pas ainsi que nos empires connaîtront la prospérité et la stabilité.

— Je me moque des empires, seigneur Gamesh. Et partout où la loi de l'Empire meurtrira les innocents, j'y mettrai fin.

— Maintenant, dis-moi, Al-Enki, qui tu es et ce que tu veux. »

Son regard se fit vague. Elle ferma les yeux, rassembla ses pensées, demanda qu'il lui donne à boire.

« Pense à une roue, berger d'Our. Une roue immense, dotée de milliers de rayons, qui avance avec le Temps. Je suis chacun des rayons de cette roue. Et je suis le dernier rayon de la roue.

— Il n'y a pas de « dernier » rayon, remarqua Gamesh.

— C'est vrai. Le dernier rayon est aussi le premier. »

Assise dans les fougères, elle pointa un doigt en direction du ciel.

« Je naîtrai dans mille siècles, quelque part entre ces étoiles, sur une autre planète que la Terre qui n'est, pour l'instant, qu'un désert de ferrite. Je naîtrai sur d'autres mondes que je ne saurais pas même te désigner, qui sont encore inhabités et inaccessibles, mais qui seront bientôt annexés par d'autres empires. Et je suis même née longtemps avant toi. J'ai assisté au Déluge et je suis montée dans la cité de cristal du roi Ozymandias. Tant que je n'étais qu'un rayon sur la roue, je ne connaissais rien de tout cela. Mais je suis tombée dans les Fleuves du Temps et je suis revenue ici.

— Étrange.

— Plus étrange que quelqu'un qui prétend être en bons termes avec Typhon ?

— Il n'est pas aussi féroce que tu le crois, tempéra Gamesh. Tu es donc une sorte de déesse, Enki, je veux bien le comprendre. Mais dans ce cas, pourquoi es-tu ici, et quel rapport avec moi ?

— Maintenant que j'ai remonté le Temps jusqu'à ma première vie, je veux enfin savoir si tout ceci était nécessaire. Je suis fatiguée d'être. Je suis fatiguée de me répéter. J'ai peur que ma vie n'ait eu aucune incidence sur l'univers, malgré tous mes efforts, et je voudrais entrevoir comment serait le monde... sans moi. Quant à toi, Gamesh, tu fais partie de mon histoire. »

Enki leva la tête, comme si elle craignait que les Mille-Noms les regardent. Mais les Mille-Noms étaient trop occupés à tirer leurs plans pour les mille prochains siècles, plans qu'ils seraient bientôt trop occupés à jeter au feu. Ce n'étaient, au fond, que de piètres gestionnaires déconnectés de la réalité.

« J'ai hésité jusqu'à présent, mais je sais que c'est inévitable. Mon rôle est de te rendre ce que l'humanité a perdu après le Déluge. Elle sera unie par des liens plus forts que les cordes qui l'enchaînent. Et c'est le seul moyen pour elle de faire face aux Mille-Noms et de choisir son propre destin.

— Comment le nommera-t-on ? Ce lien ?

— Le peuple d'Our trouvera un nom. Il s'installera dans la pensée humaine, et dans la langue de chacune des civilisations qui viendront à voir le jour. »

Elle fit un sourire.

« Pour toi, j'ai un autre nom. Considère cela comme un rendu. C'est le nom qui a relié toutes mes vies, parce qu'il me relie à toi. Nolim. Il te reste à trouver ce qu'il désigne. »

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