20. La peur

Ils traversèrent plusieurs villages abandonnés avant de trouver une masure solitaire, habitée par un vieillard irréductible, où ils purent laisser leurs chevaux. Baal rôdait aux abords des chemins ; c'est à pied qu'ils durent s'enfoncer dans la forêt.

Les cèdres centenaires leur cachaient le ciel. Des vols de corbeaux surgissaient sans cesse de leurs cimes pour s'y fondre de nouveau, mais ils étaient la seule trace de vie ; la forêt retenait son souffle. Les frondaisons formaient un plafond d'aiguilles soutenu par de larges colonnes noires ; il n'était plus sinistre palais pour le démon qu'ils étaient venus chercher.

Au départ d'Our, Gamesh n'avait encore peur de rien. Mais le chemin lui avait appris quelque chose dont il ne pouvait se débarrasser, quelque chose qui pesait sur ses épaules et rendait chaque pas plus difficile. Alors qu'Al-Enki marchait en tête, examinant les marques laissées sur l'écorce des troncs les plus épais, il s'entendit demander à haute voix :

« Et si nous rentrions ?

— Quoi, maintenant ?

— Oui.

— Tu ne veux pas tuer le démon ?

— Au fond, qu'il meure ou qu'il ne meure pas, cela ne fera aucune différence. Les gens de la forêt sont déjà partis. Ceux qui veulent croire en moi diront que je l'ai tué à mains nues, ceux qui veulent me moquer diront que je me suis enfui.

— Aurais-tu peur de lui ?

— Peur de Baal ? J'ai rencontré dans mes rêves Typhon, le seigneur du Déluge ! Pourquoi aurais-je peur de l'ongle de son petit doigt de pied ? »

Al-Enki sourit, comme si elle savait déjà que Typhon n'était plus tout à fait à la hauteur de sa légende.

« Dans ce cas, serais-tu magnanime à son égard ? Lui pardonnes-tu d'avoir massacré tes sujets ?

— Certainement pas ! Je ne suis peut-être pas le meilleur roi qu'ait connu cette terre, mais lorsqu'un ennemi entre dans ma maison, il tâtera du bronze de ma hache.

— Dans ce cas, qu'est-ce qui te retient ? »

Gamesh hésita à répondre.

« Faisons autre chose. Retourne à Our. Je me charge de tuer Baal moi-même ; je suis un guerrier solitaire, et ta présence risque de me déconcentrer.

— Mais tu as été vaincu, Gamesh. Seul notre duo est invincible.

— Hum... c'est que nous n'avons jamais combattu ensemble.

— Il est trop tard pour nous séparer. Baal est quelque part autour de nous. Il nous observe. Il nous encercle. »

Un frisson remonta sur son échine. Gamesh avait peur. C'était pour lui une sensation nouvelle, tout comme le goût de la défaite. Il se sentit affaibli, mis à jour, comme une taupe que l'on arrache de son terrier, comme s'il avait ôté son armure et s'était avancé nu au milieu des arbres. Aux yeux du démon, Gamesh, jusqu'ici le plus puissant des hommes, ne valait pas mieux qu'une vierge sacrifiée pour apaiser sa colère.

Al-Enki s'arrêta devant un tronc portant une trace de dents fraîche. Sans un bruit, elle décrocha l'arc de son dos et fit un geste de la main, invitant Gamesh à la prudence. L'homme aux cheveux rouges prit en main sa hache de guerre, une arme d'une puissance inutile face à des hommes, même vêtus des armures les plus épaisses, mais qui ne serait pas de trop pour entailler la peau du démon.

Enki passa une flèche à son arc et commença à tendre la corde. C'était une arme lourde, renforcée de ce métal encore inconnu des forgerons d'Our et que l'on nommerait plus tard l'acier. La flèche était pourvue d'une pointe de fer dont la spirale serpentine s'enfonçait dans la chair et creusait un sillon pour que le sang s'écoule. Elle aussi n'avait aucun emploi contre des êtres humains.

Gamesh fit un pas, évitant les brindilles et les fougères amoncelées sur le sol. Ses bottes de chasseur, aux épaisses semelles rembourrées de laine, ne faisaient aucun bruit. Un tronc coulissa dans son champ de vision pour lui révéler ce qu'Al-Enki avait vu avant lui. À cent mètres d'eux, le démon s'abreuvait dans un étang. Il n'y avait aucun vent et son odeur pestilentielle ne leur était pas encore parvenue.

Ce n'est pas le bon moment, songea Gamesh.

Le soleil s'était quasiment éteint. Si Baal les voyait venir, s'il leur échappait et se cachait parmi les cèdres, ils se trouveraient sur son domaine en pleine nuit ; or les démons diluviens raffolent de la nuit.

Baal avait la forme d'une énorme hyène, aussi haute que Gamesh, dont le dos puissant était couvert d'écailles de chitine et de bronze. L'eau qu'il buvait, et dont dégoulinaient des filets écœurants entre ses babines, avait une consistance épaisse et une teinte vineuse. Car il avait égorgé trois cerfs sauvages et laissé leur sang s'écouler dans cet étang presque à sec.

Gamesh échangea un regard avec Al-Enki. Lorsque sa première flèche rencontrerait le démon, il serait sur eux en quelques instants. Il n'y avait pas de meilleur plan, de meilleure situation ; la forêt se répétait aux alentours à l'identique.

Sa main gantée lâcha la flèche. Le démon releva sa tête ignoble dans leur direction. Ses quatre yeux injectés de sang les regardèrent, son museau se fronça, il gronda tandis qu'une bave infecte dégoulinait entre ses dents proéminentes. Et la pointe d'acier se planta dans la peau épaisse de son cou, juste en-dessous des écailles.

Nous aurions dû rentrer, songea Gamesh, mais il souleva néanmoins sa hache et cria.

Baal répondit à son appel ; le démon traversa la distance en quelques bonds, lacérant de ses écailles les troncs qui passaient à proximité. Les pieds plantés dans le sol, Gamesh se prépara à frapper. Un tourbillon de peau grisâtre, d'écailles luisantes et de lames acérées, sans doute la main du démon, frappa son plastron de bronze. Le roi d'Our ne portait pas de bouclier, mais il avait revêtu la plus solide de ses armures. Il glissa sur plusieurs mètres mais se maintint debout, tel Outa-Napishtim dans la tempête du Déluge, et abattit sa hache sur la première chose qui passa à proximité.

Le choc fit si brutal que le manche fut arraché de ses mains et que Gamesh glissa sur le côté. Une large entaille ouvrait l'épaule de Baal, qui se tourna vers lui en fulminant. Il écrasa une de ses pattes sur la hache tombée, brisant son manche comme une brindille sèche. Ses griffes protubérantes se plantaient dans la terre. Le démon claqua des dents dans sa direction, puis le repoussa d'un coup de griffes, qui fit sauter plusieurs plaques de bronze de son plastron. Une flèche traversa alors sa patte droite.

Gamesh profita de la surprise pour dégainer son glaive et lui trancher deux doigts ignobles, qui continuèrent de ramper quelques instants au sol. Al-Enki réapparut, étincelante ; elle tenait son arc de biais comme un javelot, et un des renforts d'acier, qui se prolongeait en lame, s'enfonça dans l'œil de Baal. Il riposta d'un coup d'épaule brutal, qui projeta Enki contre un tronc de cèdre et la laissa dériver aux frontières de l'inconscience.

Le monstre parut détourner son attention de lui, alors Gamesh planta son glaive au milieu de sa patte. Baal la rétracta vivement, lui arrachant de nouveau l'arme des mains.

« Regarde-moi ! » lança-t-il en bombant le torse.

Le démon diluvien émit une série de sifflements, comme le vent de la plaine rencontrant les murs de la cité d'Our, qui semblaient émaner d'une série de pores sur sa peau. Gamesh comprit qu'il s'agissait de son langage, une langue assez simple et proche de la sienne, car les démons savaient parler à tous les hommes.

« Mais qui es-tu ? »

L'entaille de son épaule se refermait déjà.

« Je suis Gamesh, le roi de cette terre. Pars d'ici ou meurs.

De quoi as-tu peur, Gamesh ? »

Ce n'était pas une question. Le démon avait déjà lu dans son âme ; il était à découvert.

« Tu as peur de rentrer seul. Tu as peur qu'elle disparaisse. »

La gueule du monstre s'approcha d'Enki inconsciente, fulminante, exhalant un souffle putride.

Sa peur revint alors, elle surgit comme l'éclat du soleil derrière un cèdre noir, bien qu'il essaie d'en refouler, d'en refuser la présence. La peur plantait ses racines dans son cœur. Car Gamesh avait un cœur, réduit à une pierre écrasée, comme un végétal en léthargie, et il venait d'en découvrir l'usage. Sa force était sans égale, ses muscles solides comme l'airain, mais sa faiblesse était devant lui, étalée au grand jour.

Peur qu'elle disparaisse.

« Le soleil s'en va, Gamesh. La lumière vous abandonne. Dans l'ombre, il ne restera plus que moi. »

Une ombre épaisse montait sous les arbres et seules les écailles de Baal luisaient encore d'un rouge crépusculaire.

Pourquoi attend-il ? se demanda Gamesh.

Un frémissement de plaisir parcourut le dos du démon ; de son autre main, il arracha le glaive planté dans sa paume comme une écharde, l'enfonça dans le sol et en tordit la lame devenue inutile.

Baal, comme tous les démons diluviens, ne pouvait tuer que durant la nuit.

« Et c'est dans l'ombre que les choses disparaissent, n'est-ce pas ? Sous la lumière, vous n'êtes que des monstres de chair. Dans l'ombre, vous devenez puissants.

Qu'en sais-tu, Gamesh ? Tu n'as pas connu le Déluge.

— J'ai rencontré son Seigneur. Ton ancien maître Typhon. »

Des pas de géants retentirent entre les cèdres, dont les échos, rebondissant sur les troncs, semblaient surgir de partout. Baal secoua la tête avec défiance. Au loin, quelque chose parut repousser la cime des arbres ; des branches craquèrent, et des nuées de corbeaux montèrent dans la nuit.

« Il y a des cauchemars bien plus grands que toi » avança Gamesh en soutenant la vision du démon.

À mesure que la lumière le quittait, Baal semblait se recouvrir d'une nouvelle peau liquide, lisse et brillante, sur laquelle croissaient des yeux solitaires, comme de grosses bulles remontant à la surface d'un lac de pétrole. Il grossissait lui aussi ; son cou se raccourcissait et sa tête se fondait presque dans son corps. Gamesh ne désirait rien de plus au monde qu'un flambeau, qu'une lampe à huile pour distinguer la réalité du cauchemar – ce qui au fond de cette forêt obscure, à l'entrée d'une nuit sans lune, devenait plus difficile à chaque instant.

Oubliant Al-Enki, Baal tendit l'oreille avant qu'elle ne disparaisse dans la boue grumeleuse dont il se recouvrait. Des arbres plus proches furent secoués.

« Qui vient ? » siffla-t-il.

Une voix puissante et fière lui répondit comme le tonnerre.

« C'EST MOI, TYPHON, TON SEIGNEUR ! Et je suis, euh, pas content. »

Gamesh se baissa, posa sa main au sol et commença à fouiller tout en s'approchant du démon. Ce dernier se tournait de droite à gauche, incertain de l'origine de cette voix furieuse, qui semblait déranger toute la Création.

« Je ne vous vois pas, seigneur...

— C'EST QUE JE SUIS SI GRAND QUE TU NE PEUX ME VOIR ! »

Comme la mâchoire de Baal s'aplatissait, ses naseaux s'élargirent en deux grandes fosses, qui exhalaient une odeur de pourriture.

« Je ne vous sens pas, seigneur.

— MON ODEUR EST SI LOURDE QU'ELLE IMPRÈGNE DÉJÀ LA TERRE ! Ouais, je pue, quoi.

Et à dire vrai, je ne vous crois pas, seigneur.

— TU NE ME CROIS PAS ! » gronda Typhon du ton outré d'un Zeus en pleine scène de ménage, qui annonce qu'il s'en va sans faire la vaisselle.

La peur, songea Gamesh, ne dure qu'un temps.

Il referma ses mains sur le manche brisé de sa hache, la souleva d'un geste vif et du même élan, la projeta dans la surface du monstre, à l'endroit où aurait dû se trouver sa tête. Baal en métamorphose se révéla mou. Gamesh arracha la hache et frappa de nouveau plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il sentît la carapace, les os, la croûte d'écailles céder sous les chocs répétés. Il frappa jusqu'à ce que les sifflements du démon s'éteignent, et quand celui-ci ne fut plus qu'une masse de chair noirâtre se décomposant déjà entre deux troncs, dont coulait un sang vert semblable à du poison, il lâcha sa hache et s'assit pour reprendre son souffle.

« Qu'est-ce que je te dois ? » lança-t-il à l'ombre qui l'entourait.

Les arbres se secouèrent de nouveau, mais cette fois, ce n'était qu'un coup de vent.

« TU DOIS PRÉSERVER MA RÉPUTATION, GAMESH ! TEL EST NOTRE PACTE !

— Parle moins fort.

— Ah, pardon. »

La petite salamandre surgit entre deux racines et posa ses yeux mats sur la forme éparse de Baal, qui rétrécissait à vue d'œil. Puis elle aperçut un insecte qui essayait de s'échapper et le goba aussitôt.

« Je te remercie d'être venu à mon secours, Typhon, dit Gamesh en se débarrassant de son armure tordue. Mais je pensais que tu étais fort loin d'ici.

— Oh, je me promène dans les racines. L'avantage d'être petit, le seul peut-être, c'est de pouvoir passer partout.

— Tu peux donc voyager ailleurs que dans les rêves ?

— Oui et non. L'ombre est déjà aussi dense autour de nous que si tu avais fermé les yeux. C'est cela, un rêve. Ta forêt de cèdres a basculé dans l'autre monde. Elle ne reviendra qu'avec les premiers rayons de ton soleil.

— C'est bien parlé.

— Cela dit, j'espère bien que c'est la dernière fois que j'aurais à te sauver la mise... grand roi. En contrepartie, quand tu auras le temps, viens donc me visiter dans ma retraite. »

Typhon s'empara d'un autre scarabée croustillant, puis s'évanouit en creusant un trou.

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