19. La musique
La vie est un long chemin aux embranchements souvent indéchiffrables.
On peut marcher au hasard, ou choisir chacun de ses détours après mûre réflexion ; cela nous mène parfois au même endroit.
On peut suivre les conseils des colporteurs arrêtés sur le bord de la route ; cela nous mène parfois dans une mauvaise posture.
Il n'y a qu'une seule règle : on ne peut jamais revenir en arrière.
Par ailleurs, il arrive qu'on soit poursuivi par des zombies (mais c'est pour une autre histoire).
Adrian von Zögarn, Maximes pour mon petit-fils Maxime, ou de la philosophie pour les enfants
Gamesh fut réveillé par une série de tintements de différents timbres, qui ne pouvaient être le produit d'une voix humaine. Si c'était un animal, il ne l'avait encore jamais rencontré.
Le soleil se levait à peine sur les roches torturées qui encombraient leur chemin. À l'opposé du puits, assise sur un promontoire instable, Al-Enki tenait entre ses mains un étrange objet plat en forme de poire, large comme deux ou trois mains, fait d'une planche de bois, d'une peau d'estomac de chèvre et d'une poignée de cordes aussi fines que l'ongle du pouce. Chaque fois qu'elle passait son doigt sur une corde, celle-ci émettait un son.
Il arrive que le vent, dans le désert, fasse résonner les rochers et les dunes. Mais le chant du vent est une longue plainte répétitive, comme le radotage d'un grand-oncle gâteux. Il convient à l'homme de ressentir la grandeur et la puissance du désert, mais son art lui demeurera à jamais étranger.
« Que fais-tu ? » demanda Gamesh d'une voix pâteuse.
Il se tourna sur le côté avec l'impression d'avoir dormi mille ans.
Au lieu de répondre, Al-Enki fronça des sourcils et lui renvoya un regard d'interrogation, puis elle posa son instrument à côté d'elle.
« As-tu fait bon voyage ?
— Notre voyage ne fait que commencer.
— Je parle de ton voyage dans les rêves. »
Gamesh but une gorgée d'eau. Ses songes lui paraissaient bien plus distincts que ses longues veillées solitaires dans le palais royal d'Our, comme si la plaine rouge avait la propriété d'inverser le réel et le rêve, de transformer un souvenir en hypothèse et de matérialiser les fantasmes.
« Si le devin de la Cour se trouvait devant moi, je lui demanderais conseil, car il me semble que ces fantasmagories ne m'ont rien montré, rien apporté et rien appris.
— Il y a donc un devin à la Cour ?
— Oui... non. Je ne sais plus. J'ai tué le précédent devin. On l'a peut-être remplacé.
— Qu'as-tu vu, néanmoins ?
— J'ai vu ta ville détruite. Je me suis vu moi-même. Puis je suis allé voir Typhon, le Seigneur du Déluge.
— Comment étais-tu ?
— Je n'ai jamais vu un homme autant en colère.
— Tu étais encore en colère quand tu t'es endormi, Gamesh, mais ce n'est plus le cas. Ne le ressens-tu pas ? Tu as expulsé cette colère de ton âme et tu as formé un deuxième Gamesh, un songe, qui arpente les corridors de ton esprit et qu'il te faudra peut-être affronter de nouveau.
— Il m'a battu.
— Pourtant, tu es encore en vie. »
Gamesh fut forcé de hocher la tête à demi. Il ne comprenait encore rien aux lois du monde astral, et ignorait tout bonnement s'il était possible de mourir en rêve, et de quelle manière.
« Et Typhon, reprit Al-Enki, comment était-il ?
— Fidèle à sa légende, enjoliva Gamesh. Son corps était grand comme une montagne, avec sept cent têtes crachant du feu, sept mille mains dotées de griffes d'acier, portant des yeux noirs. C'était atroce à voir.
— Tu as l'air de t'en être bien remis.
— Je... hum... ce cauchemar me poursuivra longtemps. Mais nous avons pu parler du Déluge, et selon lui – mais que vaut sa parole ? – notre civilisation a perdu quelque chose que l'humanité, avant le cataclysme, chérissait comme un trésor. Et quelque chose qui, pourtant, n'était d'aucune utilité aux Mille-Noms, dont ils se moquaient allègrement, et qui n'entrait pas dans leur projet d'Empire éternel.
— A-t-il pu être plus précis ?
— Il a tenté de m'expliquer, ou de me faire entrevoir, en me posant des questions que je ne comprenais pas. »
Gamesh jeta un peu de sable sur les débris de leur feu de camp, d'un geste hâtif, car il était pressé de repartir.
« Qui es-tu, Al-Enki ?
— Ne m'as-tu pas déjà posé cette question ?
— Je sais que tu as une autre réponse à m'apporter. Une réponse que tu te réserves encore.
— C'est vrai. Le nouveau Gamesh est perspicace. Le moment n'est pas venu... mais j'ai attendu longtemps avant de venir te trouver, Gamesh, et je te connais mieux que tu ne te connais toi-même. Je t'ai peut-être menti à notre première rencontre. Nos vies étaient liées bien avant ce duel où je t'ai battu. Nous avons un lien... un pacte... que les dieux eux-mêmes seront forcés de reconnaître.
— Ah, tu ne manques pas d'audace. Et moi, qui suis-je donc ?
— Tu ne sais plus qui tu es ?
— Je crois bien qu'il est possible de s'éveiller un jour, et d'avoir cette impression que toute sa vie, tout ce qui s'est passé jusqu'à présent, n'était qu'un mauvais songe.
— C'est ce qu'on appelle le changement. »
***
Le ciel était sombre, fait d'une matière épaisse et grumeleuse, comme une bouillie d'orge fermenté. Gamesh aurait pu s'asseoir dans la plaine et attendre, mais aucune aube n'était à venir ; le monde semblait avoir éteint sa dernière lumière.
Il ne se rappelait pas de son voyage, mais il se dit qu'il avait dû le porter fort loin, peut-être à l'autre bout de la Terre comme Outa-Napishtim en son temps. Il s'appuyait sur un bâton de marche sec et rigide, et il en avait besoin, car tout son corps lui paraissait engourdi, comme après une longue vie d'efforts.
« Nous y sommes presque » dit-il à haute voix.
Il portait une longue cape noire qui, secouée par le vent, venait flotter autour de lui en longs rubans décharnés, en serpents inquiétants et hostiles.
Al-Enki ne lui répondit pas.
« Il y a si longtemps que nous avons quitté Our... »
La cité peupla bientôt son regard ; mais sa muraille terne ressemblait à un tonneau éclaté. De grandes crevasses déchiraient cette barrière haute comme une montagne, dont les roches éboulées formaient des monticules. Aucune tour, aucune coupole, aucun temple, aucune maison ne tenait plus debout derrière ce rempart. Il y régnait un silence sépulcral.
Gamesh n'était pas seulement revenu trop tard ; il arrivait mille ans trop tard. Les démons diluviens de la plaine rouge, les barbares, la peste, l'un d'eux avait eu raison de la ville, ou peut-être tous, ou peut-être, tout simplement, le déclin. Ce que les hommes construisaient en mille ans pouvait disparaître en un jour. Tel était l'enseignement du Déluge et la raison pour laquelle les Mille-Noms n'avaient jamais réussi à modeler la race humaine selon leur gré. L'Homme s'évaporait trop vite. La sculpture d'argile sur leur tour de potier, encore humide le soir, s'asséchait, se fissurait et tombait en poussière avant le lendemain.
« Nous devons trouver une autre ville » dit encore Gamesh.
Il n'avait jamais vécu à Our, seulement survécu dans ses intestins comme un parasite, avant de s'asseoir au sommet de son crâne. Mais désormais que les sept ziggourats s'étaient effondrées en tumulus recouverts de sable et de poussière, que les os de son peuple devenaient pierre, si secs et si durs qu'aucun charognard ne pouvait plus en tirer sa pitance, Gamesh redécouvrait sa ville, par son absence.
C'est qu'au fond de lui, il avait l'ambition de faire quelque chose de cet empire. Il souhaitait, à l'insu de Mithra, mépriser les lois iniques de la hiérarchie humaine, descendre de son piédestal et donner quelque chose à son peuple. D'y faire le bien, peut-être. Mais la langue de Gamesh ne connaissait ni le bien, ni le mal. Elle ne catégorisait les actions que selon la volonté suivie ; celle des dieux, celle du roi, celle du gouvernement. Le roi siégeant au toit du monde, aucune morale n'était supérieure à sa décision, et ses actions, qu'il s'agît d'une guerre ou d'un meurtre de palais, n'avaient besoin d'aucun qualificatif.
Oui, Gamesh souhaitait donner quelque chose à Our. Quoi donc ? La question ne se poserait jamais ; il avait trop tardé. Le sentiment d'impuissance ne lui était pas étranger, mais pour la première fois, Gamesh se confrontait à la puissance du Temps. Il ramassa un peu de poussière dans sa main et la laissa s'écouler.
Un mouvement furtif, parmi les cailloux, attira son attention. D'un geste vif, Gamesh plaqua sa main sans savoir ce qu'il venait d'attraper.
« Ah ! Lâche-moi ! Lâche-moi ! »
Les écailles noires de Typhon glissèrent entre ses doigts et la salamandre se faufila entre deux rochers, ne laissant dépasser qu'une demi-tête scandalisée.
« Espèce de sauvage ! Tu as failli m'écraser !
— Que fais-tu ici ?
— Je me promène, je me promène. Et toi ?
— Nous sommes revenus à Our, mais la cité ne nous as pas attendus.
— Eh eh, je vois ça. Nous ? Tu es tout seul.
— Al-Enki est avec moi.
— Tu es tout seul » répéta Typhon en secouant la tête.
Le seigneur du Déluge recula de quelques pas et disparut dans une anfractuosité tout juste à sa taille.
Je suis seul, constata Gamesh.
Le plus difficile n'était pas qu'Al-Enki fût partie, mais l'impossibilité de savoir quand, comment, pourquoi. Si elle s'était lassée de lui ou le contraire. Si la mort, la maladie ou l'ennui étaient en cause. Tout comme la chute d'Our, la disparition d'Enki était un fait accompli, une conséquence incompréhensible, car les causes en étaient embrumées, de même que les actions d'un réseau de conspirateurs paraissent dénuées de sens et de méthode tant que l'on n'a pas infiltré leurs rangs.
Il aurait été tellement plus simple de faire comme si elle était encore là.
Lorsque Gamesh se réveilla, Al pinçait encore les cordes de son instrument, de l'autre côté des braises. Les cimes des cèdres s'étaient rapprochées d'eux tout au long de la journée, tandis qu'ils longeaient la forêt en cherchant le lieu de villégiature de Baal.
« Qu'est-ce que c'est ? lança-t-il d'une voix abrupte.
— On appelle cela de la musique.
— C'est quelque chose que vous aviez... dans ta ville ?
— Non, ça ne vient pas d'Al. Ni d'Our. Ni d'Elph. J'ai dû l'inventer moi-même.
— C'est donc ce que le monde a perdu après le Déluge...
— Pas seulement, Gamesh. »
Il faut dire que Gamesh ne comprenait toujours pas pourquoi elle continuait de faire chanter les cordes, bien qu'il fût sensible à l'harmonie des sons, de même que l'on arrive à reconnaître une langue à l'oreille sans pour autant la parler.
« Tu en sais plus que tu ne veux le dire.
— J'en sais plus que je n'oserai l'admettre, et il est heureux que tu sois le seul à le savoir. »
Attentif malgré lui aux sons émis par sa harpe de fortune, Gamesh reconnut un motif. Comme un pêcheur du dimanche apercevant sa première truite sous la surface de l'eau, qui réfléchit déjà à la cuisiner sans même l'avoir attrapée, il s'estima avoir compris ce qu'était la « musique ». Une sorte de langage sans parole. Or la vérité était plutôt inverse ; Gamesh ignorait que le langage, dans son monde, était une musique qui avait perdu sa partition.
« Tu te répètes, asséna-t-il, certain de la prendre en défaut.
— C'est normal. C'est la mélodie. Le refrain. Toutes les choses se répètent, même l'histoire des civilisations humaines. Si les événements ne nous arrivaient qu'une fois, nous n'aurions pas le temps d'apprendre d'eux.
— Pourtant, les hommes ne vivent qu'une fois.
— Chaque note est différente, mais la mélodie revient toujours. »
Son dernier mot tomba sur une note si juste que Gamesh, un instant, fut forcé de s'imaginer lui-même en son enchevêtré dans ce poème.
« Et pourquoi fais-tu de la... musique ? »
Al-Enki s'arrêta sur un accord pour le regarder fixement. Il s'en voulait presque de l'avoir ainsi stoppée dans son élan, comme un touriste rencontrant la caravane d'un roi, et l'arrêtant pour lui demander son itinéraire.
« À Our, lança-t-elle, à quoi servent les perles et le bleu indigo des nobles, les draperies, le marbre de ton trône, l'or ?
— Ce sont des démonstrations de pouvoir.
— Mais il y a bien quelque chose d'autre, que vous peinez encore à comprendre.
— Les riches s'entourent de telles parures parce qu'ils en ont les moyens.
— Mais aussi parce qu'ils les trouvent attrayantes.
— Peut-être, grogna Gamesh, qui n'y avait en réalité jamais songé. Mais nous parlons de choses matérielles. L'or est éternel, il ne rouille pas, il demeure.
— La beauté n'est-elle pas immatérielle ? »
Gamesh comprenait à peine que l'on pût séparer le concept de l'objet ; pour lui, le monde se séparait en choses matérielles et choses immatérielles. Le second domaine étant celui des dieux, Al-Enki lui parut suggérer qu'il existait un dieu nommé le Beau, oublié du panthéon des Mille-Noms.
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