15. Ce que nous avons perdu
Toi qui es en dehors du Temps, notre monde t'apparaît sans doute comme un rêve dans un rêve.
Kaldor, Principes
Si les caravanes traversaient la plaine sur des routes de sable droites et sévères, Gamesh et Al-Enki chevauchèrent côte à côte le long de chemins étroits et tortueux, qui les emmenèrent sur une terre rocailleuse, faite de pics et de crêtes de basalte noir comme les dents d'un malade. On aurait dit que quelque chose s'était abattu sur la terre, ou peut-être, qu'il en était sorti, tel un titan remontant des enfers pour réclamer la place des dieux.
Ils marchaient sans hâte, sans un mot ; Sol se mouvait à reculons dans ce ciel sans nuages, comme un domestique qui épie les sautes d'humeur de ses maîtres, de sorte que Gamesh perdit bientôt la notion du temps. Une demi-journée s'était peut-être écoulée lorsqu'ils trouvèrent sur leur route un puits encore alimenté. Une poignée d'herbes folles se pressait autour de ce cercle de pierraille couvert d'une planche de bois. Al-Enki sauta de cheval, fit boire les bêtes et but à son tour.
« As-tu soif ? » demanda-t-elle en présentant sa propre gourde à Gamesh.
Elle portait un foulard pour se protéger de la poussière. Un masque de bois, tenu par des lanières de cuir, était attaché à l'arrière de sa tête, comme un second visage, de sorte que même en marchant derrière elle, Gamesh avait l'impression d'être observé.
Il saisit la gourde sans un mot, la vida en quelques gorgées et la lui rendit en s'essuyant le menton.
Tandis que les chevaux s'arrachaient les quelques herbes sèches dispersées autour du puits, Al-Enki s'assit sur une pierre et jeta un regard attentif aux alentours, le regard d'un pèlerin hésitant entre deux routes.
« Parle-moi, ordonna Gamesh.
— Que veux-tu savoir ? »
Elle ne lui rendait pas son regard et il ne voyait que la moitié de son visage, coupée en deux par la ligne claire de son sourcil argenté.
« Lorsque tu es entrée à Our, avais-tu vraiment fait vœu de me détruire ?
— Pourquoi en douterais-tu ?
— Parce que tu ne l'as pas fait.
— Qu'en sais-tu ? Depuis que je suis entrée dans cette ville, tu portes une blessure invisible faite de ma main. Je t'ai affaibli aux yeux de tes ministres et ridiculisé à ceux du peuple.
— Je me moque de ce qu'ils disent et de ce qu'ils pensent...
— ... c'est vrai, Gamesh. Mais il y a quelqu'un dans cette ville, quelqu'un avec qui tu ne parviens pas à vivre, quelqu'un contre qui tu es encore impuissant et qui voit cette blessure comme une opportunité.
— Dis-moi de qui il s'agit.
— Cet homme est un monstre né du désert. Quand il a franchi les portes d'Our, c'est le désert qui entrait avec lui, et les murs millénaires édifiés par les sept sages ne sont pas parvenus à l'arrêter...
— Dis-moi. »
Gamesh aurait aimé l'entendre prononcer le nom de Mithra, marquer une cause finale à toutes ses épreuves ; comme si le démon Baal était le seul malheur de son peuple ; comme s'il suffisait d'un combat pour terminer la lutte.
« Décroche la hache de guerre dans ton dos, Gamesh. Prends-la en main. Sens le poids de son métal. Et regarde. »
Sur la tranche polie, affûtée la veille, il vit apparaître les contours d'un visage encerclé de cheveux rouges, comme les flammes surgissant au sommet d'une colline. Deux yeux sombres, profonds comme les puits de la cité d'Our, les yeux d'un fauve qui hésite à passer à l'assaut. Son instinct lui dit de reculer d'un pas, pour mieux armer son poing, frapper le premier cet adversaire impossible à comprendre et à mesurer.
« C'est moi » comprit-il d'une voix lasse, en posant son arme sur le côté.
Al-Enki haussa les épaules.
« Tu n'es pas le problème, Gamesh. Tu n'en es qu'un symptôme. Lorsque tu te cognes la main, cette main te fait mal. Vas-tu te l'arracher pour arrêter la douleur ? Cela n'aurait aucun sens.
— Es-tu vraiment née dans la cité d'Al ?
— Je ne me souviens pas d'Al. Je suis née dans la poussière, comme toi. J'étais dans une cave à demi effondrée, cachée sous une poutre. Quand je suis ressortie, le ciel avait disparu. Une bouillie grise flottait au-dessus de la ville, avec une forte odeur de cendre et de soufre. J'ai marché entre les braises ardentes. J'ai marché très longtemps jusqu'à entrevoir les vestiges des murs, et même quand je suis sortie de la ville, le brouillard m'a poursuivie durant des jours entiers. »
Elle leva le poignet à hauteur du visage et renifla.
« Je sens encore la cendre, comme si ce monde mort était entré dans ma chair. Ce sera peut-être toujours dans ma nature.
— Et malgré cela, tu as survécu.
— Si l'homme a survécu au Déluge, quelqu'un pouvait bien survivre à la chute d'Al. Tu es peut-être un puissant guerrier, Gamesh, qui a détruit une ville à toi tout seul, mais tu es encore en-deçà des Mille-Noms.
— C'était ton destin. Nous devions nous rencontrer. Pourquoi ?
— Il n'y a pas de pourquoi. J'aurais pu mourir, j'aurais pu ne jamais exister. Et je ne serais jamais venue te sauver de ton reflet. »
Elle a vécu dans la plaine rouge, songeait Gamesh. Mais elle n'était pas comme lui. Si le désert occupait une bonne part de son cœur, Al-Enki portait une tempête, dont les tourbillons furieux s'agitaient derrière cette apparence de calme surhumain. Sa seule présence le troublait. Al-Enki regardait le monde d'une manière tout à fait différente de la sienne, comme si c'était un rêve, ou un passage. Gamesh avait beaucoup à apprendre du reflet dans son regard.
« Tu parles comme si tu étais toi-même une Oracle des dieux.
— Les dieux n'ont fait qu'un seul Oracle, et c'était pour le punir.
— Où as-tu appris tous ces mots qui te permettent de mettre chaque chose ainsi... à sa place ? »
Al-Enki fit un sourire ; elle ouvrit les mains en signe d'abandon.
« Nous sommes tous les deux nés dans le désert, et nous sommes orphelins tous les deux. Les enfants de la déesse Ninsoun, comme le dit la tradition ; nous sommes frère et sœur. N'as-tu jamais entendu le murmure de la plaine rouge ? N'as-tu jamais eu l'occasion de t'y perdre ? De nombreux souvenirs sont venus s'échouer ici, des souvenirs du passé, des rêves du futur, et si tu t'éloignes du chemin, tu verras des choses que les autres hommes ne soupçonnent pas. Peut-être même que tu retrouveras ce que, depuis le Déluge, l'humanité a perdu. »
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