14. Combattre un démon


Gamesh se leva de bonne heure le lendemain matin, refusa les attentions de ses domestiques et noua lui-même ses cheveux comme il le faisait à l'époque où il n'était qu'un rat. Il traversa son palais d'un pas vif et décidé, comme s'il s'en allait en guerre, et sentit une longue traîne d'appréhension s'étendre parmi ses conseillers et ses courtisans. L'aversion de Gamesh à l'égard de leur clique innombrable ne faisait aucun débat ; mais le roi était comme un cuisinier chassant les mouches, qui manque sans cesse l'occasion de frapper juste, ne parvient à punir personne et agite ses menaces dans le vide. C'est pourquoi ils n'étaient pas habitués à avoir peur de lui, alors qu'ils vivaient juste sous ses fenêtres ; et tandis que le petit peuple vivait dans la légende, pour qui le berger d'Our marchait sur un chemin tracé par les dieux, les paons de la Cour le méprisaient férocement.

Gamesh s'assit à demi sur son trône de marbre. Il étudia son reflet dans les dalles d'or de la salle d'audience. Malgré la barbe rousse qui le camouflait à moitié, son visage était resté le même.

Je ne suis pas un berger, songea-t-il, mais le mouton qui dirige le troupeau.

Il se releva d'un bond, fit jouer ses épaules, ses coudes, ses poignets et ordonna qu'on lui amène un ministre, n'importe lequel, sur le ton d'un ogre affamé. Ses gardes firent entrer un homme chauve, au nez tordu, dont les petits yeux brillaient comme deux billes de jade. Dans l'ombre de cet homme se glissa Al-Enki, qui s'installa dans un recoin de la pièce, cachée par les jeux de lumière des tentures. Le ministre n'avait pas remarqué sa présence. Gamesh fit mine de ne pas la voir.

« Vous m'avez fait demander, mon roi.

— Oh, en effet. J'ai appris hier qu'un puissant démon diluvien avait élu domicile dans la forêt de cèdres du Sud, qui se trouve sur mon domaine, qu'il avait tué nos gens et forcé les survivants à l'exil. Pourquoi ne l'ai-je entendu de la bouche de mon propre gouvernement ? »

Le ministre ne put cacher son soulagement ; ses épaules s'affaissèrent et sa respiration reprit un rythme régulier.

« Le problème est connu, mon roi, et sachez que nous avons envisagé de nombreuses options pour le résoudre, que rien n'est exclu, et que nous ferons tout ce qui est en notre pouvoir...

— Dis-moi donc, ne suis-je pas le roi de cette cité ?

— Assurément.

— Je suis le roi d'Our, répéta Gamesh comme s'il venait tout juste d'en prendre connaissance. Je suis ici par la volonté des Mille-Noms. Et je suis donc responsable, devant eux, du bien-être et du bien-vivre du peuple de ma ville, et de tout le territoire qui s'étend par-delà les murs et qui est le mien. Si ce démon... Baal... s'installe sur mes terres et dévore mon peuple, n'est-il pas de ma responsabilité de l'en chasser sur le champ ? N'est-ce pas mon rôle que de le tuer ?

— Vous avez tout à fait le droit...

— Je suis le roi ! J'ai tous les droits ! »

Il déglutit.

« Il est tout à fait légitime, seigneur Gamesh, que vous preniez ce problème au sérieux. J'ai pris note de votre volonté d'agir sans délai, et lors de la prochaine réunion du gouvernement...

— Dis-moi, que savons-nous du démon ? »

L'homme agita le bras pour montrer qu'il ne s'était dit que ragots et rumeurs infondées, tandis que son regard baguenaudait d'un bout à l'autre de la pièce.

« On a dit tout et son contraire, de sorte que nous ne sommes pas même certains qu'il existe. Les témoins sont fort peu nombreux, et enclins au mensonge. Ils se sont servis de Baal comme d'une raison commode de partir. Beaucoup des ouvriers se sont lassés de couper et de tailler les cèdres ; ils sont venus ici en espérant un travail plus facile et mieux rémunéré ; ils retourneront dans le Sud lorsque leurs espoirs auront été déçus.

— On dit que son regard pétrifie les hommes, que son souffle les asphyxie, que sa main les broie comme de vulgaires poupées de chiffon. »

Le ministre sursauta aux premières paroles d'Al-Enki, puis lorsqu'il la vit traverser la salle en diagonale en passant devant lui, évanescente, son irritation se fit palpable. Al-Enki était impossible à contrôler, à surveiller, à quantifier. La cour se cherchait encore une attitude à son égard, mais la jalousie et l'aigreur coaguleraient bientôt en une animosité tenace.

« On dit que la terre se meurt partout où il pose ses pas, et ne reviendra à la vie que dans mille ans. On dit que la chair humaine est sa nourriture de prédilection, mais qu'il tue tous les autres animaux pour le plaisir. On dit que, comme toutes les créatures nées du Déluge, il voue une haine indicible envers tout ce qui vit, car il n'est pas vivant lui-même, bien qu'il en ait l'apparence.

— Ce n'est peut-être qu'un tigre sauvage, remarqua le ministre.

— Le jour du Déluge vous paraît déjà si loin. Baal est l'un des derniers démons diluviens ; lorsqu'ils auront tous disparu de la face de la Terre, qui se souviendra encore de ce moment où les Mille-Noms ont décidé d'anéantir la civilisation humaine ?

— L'homme est sans mémoire, nota le ministre, avec cette pointe acerbe de cynisme que les gens de son espèce font passer pour de la sagesse.

— Il faut donc que quelqu'un se souvienne pour lui.

— C'est le rôle des historiens et des hommes de lettre. »

Al-Enki eut un sourire plein d'ironie et de malice. Elle se moquait de lui ; le ministre le comprenait bien, mais il ignorait pourquoi. L'homme rabattit sa robe sur ses épaules, s'inclina et quitta la salle avec un empressement qui confinait aux limites de la bienséance.

« J'ai vu le jour du Déluge, murmura Enki en le regardant partir.

— Tout homme né sur la Terre a rêvé du Déluge, souligna Gamesh. Ses racines se sont profondément enfouies dans notre mémoire, dans la mémoire de l'humanité. Mais pour certains hommes, ce n'est qu'une légende. Ces hommes sont des sots, mais bientôt, ils seront les plus nombreux. Toi et moi n'y pouvons rien.

— Ce n'est pas ce que je voulais dire » murmura-t-elle, mais ces mots hasardeux s'arrêtèrent dans sa gorge.

Gamesh fit le tour de la salle d'un pas énergique, presque enjoué, puis il siffla son chambellan.

« Réjouis-toi, Al-Enki. Nous allons affronter le démon.

— Là où une armée seule ne suffirait pas, nous deux y parviendrons ? Est-ce ton raisonnement ?

— L'idée vient de toi, pas de moi.

— Je pourrais te l'avoir suggérée pour causer ta perte.

— Ce n'est pas toi qui causeras ma perte, Enki, mais ces charognes médisantes dont je suis entouré. Je veux mourir au combat, les armes à la main, je préfère que l'on dise de moi que le grand Gamesh est mort en combattant Baal, plutôt que l'on m'oublie comme on a oublié Our-Shanab l'indécis. »

Al-Enki hocha la tête.

« Je ne suis pas capable de t'en empêcher. Mais si nous partons ensemble, que diront tes ministres ? Que pensera ta Cour ? Certaines voix attendent avec impatience que tu prennes femme et que tu transmettes le royaume à un enfant plus jeune et plus raisonnable que toi. Certaines de ces voix prétendent même que je suis une sorcière, ou juste une courtisane talentueuse, qui t'aurait envoûté pour monter sur le trône avec toi.

— Raison de plus pour que tu viennes avec moi. Nous rentrerons à Our sous le triomphe, et plus personne n'osera élever la voix.

— Tu as peut-être raison, Gamesh. »

Face au chambellan, Gamesh dut répéter les mêmes ordres plusieurs fois. Que l'on prépare deux chevaux, des armes et des vivres en quantité ; le voyage durerait plusieurs jours. Ils partiraient sans escorte.

« Sans escorte, mon roi ? Est-ce bien... sûr ?

— As-tu peur que Baal me tue ?

— Certainement pas, mon seigneur. Votre force est supérieure à celle de tout sur cette terre.

— As-tu peur qu'Al-Enki me tue ? »

Il hésita. Ce fut une réponse en soi. Puis sa langue de vipère en siffla une autre, plus convenable.

« Certainement pas, seigneur. Al-Enki est à vos côtés comme vous le souhaitez. Il est su de tous qu'elle n'est pas une menace pour vous. On dit déjà de vous que vous êtes de proches... amis.

— Bien ! rugit Gamesh. Alors prépare sans tarder. Nous partirons demain à l'aube pour les forêts du Sud.

— Comme vous le désirez, mon roi. »

Ce n'est que quelques heures plus tard que Gamesh comprit le dernier regard du chambellan. On dirait au peuple d'Our que Gamesh partait en croisade contre le démon, fort bien, le peuple prendrait cette annonce à la lettre. Mais la Cour était habituée à voir un complot derrière chaque chose. Pour elle, Baal n'existait pas, et cette curieuse expédition ne pouvait se terminer que de deux manières. Al-Enki rentrerait seule et prendrait la place de Gamesh ; ou bien Gamesh rentrerait seul, enfin victorieux, et conforterait sa place au sommet de la hiérarchie d'Our.

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