13. Sors d'ici
Après le passage de Mithra, Gamesh s'endormit.
Il rêva qu'il luttait de nouveau contre Al-Enki. La fantôme avait pris forme, mais cette femme n'était pas celle qu'il s'attendait à voir. À chaque clignement d'yeux, à chaque fois que leurs pieds glissaient sur le sable, soulevaient un voile de poussière, Al-Enki en ressortait différente. Ses cheveux courts disparaissaient sous une coiffe de cuir, puis une cascade de tresses noires roulait autour de son crâne comme un rideau agité ; des traînées de sang descendaient sur ses joues et sur ses bras, aussitôt asséchées, formant des cicatrices éphémères qui s'effaçaient dans la poussière. Sa peau changeait de couleur comme l'éclat du soleil ; son bronze s'assombrissait en ébène, se diluait en un blanc pâle, se craquait en un cuir rougeâtre semblable à une terre asséchée.
Comme la poussière de leur lutte demeurait en suspension, Gamesh la cherchait parmi les mirages fixés à ce brouillard, comme un explorateur abattu luttant contre la jungle. Plus elle s'éloignait de lui, plus Al-Enki éclatait en fragments ; son regard était le seul point fixe de la multitude.
Gamesh frappa avec une rage telle que son bras écarta la poussière ; Al-Enki lui apparut de nouveau sous sa forme originelle. Elle ramena son épée de fer au-dessus de sa tête, la tenant à deux mains pour résister à la force du roi. Le choc des lames la fit pencher en arrière.
« J'ai gagné, constata Gamesh. Arrêtons. »
Elle acquiesça en silence.
Mais comme l'avait dit Mithra, la volonté de Gamesh n'était pas assez forte pour s'opposer à ce monde. Il ne savait que survivre, et l'existence d'Al-Enki était un danger inacceptable. Les muscles de ses épaules, de ses bras se contractèrent ; il intensifia la pression, forçant Al-Enki à reculer d'un pas, puis à poser un genou à terre. Le bronze se rapprocha de son front. Ses mains tremblaient.
« Je t'ai sauvé, ajouta-t-elle. Arrêtons. »
Deux fauves dans une arène.
Selon les lois du monde, Al-Enki aurait dû tuer Gamesh lors de ce duel. Elle avait été capable de l'empêcher. Elle avait remonté le courant du fleuve. Et lui, en était-il capable ?
La tempête avait cessé lorsque de nouveaux pas résonnèrent dans l'antre du roi, qui le tirèrent de son rêve. Gamesh crut qu'un servant du palais était venu lui apporter de la nourriture, ou que Mithra était venu lui ordonner de tuer Enki une nouvelle fois. Compacté au sommet de son trône d'or dans une position fœtale inconfortable, Gamesh refusa d'ouvrir les yeux.
« Laissez-moi, c'est un ordre.
— Je ne suis pas tenue de t'obéir. »
Le roi d'Our tourna la tête. Ses muscles endoloris l'élancèrent quand il sauta du siège de marbre. Ignorante de toutes les lois qui gouvernaient la ville, comme elle l'était de celles qui gouvernaient le monde, Al-Enki avait planté ses pieds sur la première des dalles d'or réservées au roi.
Elle existait donc vraiment ; il ne l'avait pas rêvée. Le comprenant, Gamesh se moqua de lui-même ; son imagination n'était pas assez fertile pour engendrer un tel phénomène, une telle absurdité.
« Comment es-tu entrée ici ?
— Je viens de l'extérieur. J'ai été élevée par le vent. »
Elle contempla les tapisseries, les rideaux de soie, les fresques du plafond, qui montraient le seigneur d'Our répandant le sang noir des démons diluviens, qui avait coloré le ciel nocturne. Un sourire en coin rivé au visage, elle semblait tirer de chaque observation une conclusion brève et juste, résumer tout ce qu'elle voyait en peu de mots, trop précieux ou trop incisifs pour les partager avec quiconque.
Gamesh ne put s'empêcher de songer que de ce seul regard, un regard qu'il aurait plutôt prêté au tutélaire Oracle Outa-Napisthim qu'à cette jeune femme du désert, elle avait peut-être déjà extrait l'essence de son âme et le tenait en son pouvoir.
« Est-ce ici que tu vis, seigneur ? »
Jamais à Our quelqu'un n'avait employé le titre de roi avec tant d'ironie, sauf peut-être Mithra.
« Non, c'est ici que je me repose.
— Alors, sors d'ici.
— Pourquoi ?
— Je suis en train de découvrir cette ville. Mais malgré tes années de règne, tu ne la connais pas mieux que moi. Sors d'ici, Gamesh. Le monde extérieur vaut largement le théâtre de tes ruminations. »
En sortant du palais, Gamesh et Enki ne croisèrent aucun regard. Toute la citadelle semblait s'être vidée de son peuple olympien, comme si lors de son sommeil, une révolution s'était abattue sur la cité d'Our, en même temps que la tempête.
« Ils sont là, dit la voyageuse en faisant un geste évasif en direction des demeures où rôdaient les nobles et leurs gardes. Mais ils ont peur de toi, de moi peut-être. Ils ont peur du changement. »
Le soleil au zénith découpait Our en ombres et lumières d'un saisissant contraste. Le limon déversé dans les rues par la tempête avait déjà séché, et le petit peuple creusait la terre pour dégager les roues de ses charrettes et les corps de ses animaux noyés.
On évitait Gamesh du regard, mais une aura de curiosité enveloppait Enki. Si les gardes et les ministres conspiraient déjà en secret pour la faire disparaître, la ville l'accueillait comme une famille éloignée recevant le cousin en voyage. Ces sourires amicaux, ces adresses de la main, ces quelques mots d'encouragement qu'elle lançait aux habitants occupés à réparer leurs toits, éveillaient la jalousie de Gamesh. Lui était entré ici mange-poussière et en ressortirait roi, sans jamais faire partie de ce peuple, figure tutélaire présente seulement dans les chants et la légende, comme la statue gigantesque d'Outa-Napishtim !
« Que faites-vous ? »
Des enfants en haillons grattaient la terre ; le vent avait asséché leurs yeux rougis et leurs ongles secs se brisaient comme des griffes. Al-Enki s'accroupit à côté d'eux. Dirigés par la faim comme des somnambules, ils ne se préoccupaient pas d'elle tant qu'elle ne leur volait pas leur pitance. À cet endroit, la boue formait une pâte blanchâtre, dont ils décollaient les morceaux les moins secs pour les engloutir.
Quel homme suis-je devenu ? Se demanda brusquement Gamesh.
Comme les habitants occupés à river de nouvelles poutres à leurs toits, il n'avait prêté aucune attention à ces affamés, pas plus qu'aux rats qui rôdaient dans la ville à la recherche d'un cadavre oublié, mais se faufilaient de nouveau dans leur trou au moindre danger.
Son regard se posa sur le mur éventré, les sacs de jute percés, noyés dans la boue. De la vraie farine s'était, pour une fois, mêlée à la poussière.
« Aide-les » ordonna Al-Enki.
Gamesh haussa les épaules ; son étrange visiteuse se tourna vers lui et l'illumina de son regard étincelant, qui se planta comme une flèche dans son cœur et le fit frémir.
C'est que Gamesh n'avait pas un cœur de pierre, ni un cœur de sable ; mais il avait toujours été sec et, comme un arbre en pot privé d'eau, ne s'était jamais développé comme un véritable cœur humain. C'était le grand mal de son temps.
« Que veux-tu que je fasse ?
— Aide-les. Tu es le roi.
— Tu sais, Enki, tu l'as vu ; le roi est un mythe.
— Quelquefois, Gamesh, les légendes peuvent sortir de nos rêves, les statues peuvent s'animer, et même le mythe peut venir en aide aux hommes. »
Gamesh soutint son regard ; son visage se fronça comme s'il allait la tuer sur place. Mais malgré tout l'enseignement de Mithra, il en était incapable. Al-Enki avait le droit de le contredire. Elle était la seule qui eût gagné ce droit, et elle le demeurerait pour longtemps encore.
Le roi d'Our porta la main à son torse, saisit le pectoral de bronze qui encerclait son cou et tira d'un cou sec, faisant claquer les lanières de cuir qui le fermaient entre ses épaules. C'était un morceau de métal de belle facture ; on en ferait des armes ou des épées de première qualité. Il le tint à bout de bras, prenant à témoins les charpentiers et les curieux qui les entouraient et s'exclama :
« Combien ? »
Les femmes et les hommes laissèrent tomber les pierres qu'ils étaient occupés à déblayer, se regardèrent entre eux d'un air ahuri. C'est à peine s'ils n'auraient pas crié « tu es notre roi » par pur réflexe.
« Combien ? » aboya Gamesh, sur le ton de l'ordre plus que de la question.
Un jeune homme plus téméraire leva la main et, bien que la crainte lui fît détourner le regard, avança :
« Cinq couronnes ! »
Gamesh promena son regard de juge sur l'assemblée éparse.
« C'est tout ? Cinq couronnes ? Un seul de mes cheveux vaut mieux que cela ! »
Joignant le geste à la parole, il tira sur une fibre récalcitrante qui s'échappait de sa coiffure et la montra de l'autre main.
« Combien ?
— Dix couronnes ! lança un homme à la barbe bien tenue, un commerçant attiré par l'odeur des enchères.
— Douze couronnes ! proposa un étranger aux yeux maquillés, sans doute arrivé depuis quelques jours à peine.
— Treize couronnes ! prétendit une femme qui ne devait pas en posséder la moitié.
— Quinze couronnes ! » asséna le commerçant, pressentant que la célébrité pesait aussi lourd dans la transaction que le bronze dans la main de Gamesh.
Le roi attendit quelques secondes, s'autorisa un demi-sourire et lança son pectoral dans sa direction ; il laissa son cheveu glisser dans l'air. Des badauds tentèrent en vain de mettre la main dessus, mais il disparut dans la poussière.
« Quinze couronnes, dit Gamesh en tendant la main, ouverte, en direction du barbu.
— Oui, bien sûr » dit l'homme en fouillant dans ses poches avec précipitation.
Il approcha sa main lentement, comme le dompteur de fauves nourrissant un animal fraîchement capturé, comme s'il craignait que Gamesh la lui prenne et lui broie le bras, ce dont il était tout à fait capable.
Le berger d'Our recompta les pièces dans sa main, hocha la tête, garda trois couronnes et enfouit le reste dans les poches de sa tunique. Puis il s'accroupit devant les gamins, arrêta de son bras puissant les mains qui grattaient la terre, qui continuaient pourtant de s'agiter dans le vide. Il n'y avait aucune peur dans leur regard, juste la faim. Ils ne comprenaient pas pourquoi Gamesh les empêchait de creuser.
Le roi donna une couronne à chacun d'entre eux. Ils ne se demandèrent pas pourquoi, bondirent sur leurs pieds et s'évanouirent dans les ruelles.
Gamesh les regarda partir ; il sentit le regard d'Al-Enki et se retourna pour lui faire face.
« Es-tu satisfaite ?
— Pourquoi ne leur as-tu pas donné plus ?
— Si je leur avais donné deux pièces, ils auraient caché la deuxième quelque part, et les autres rats qui nous regardent les auraient battus pour s'en emparer. Ce ne sont que des enfants. Ils n'ont que ce que personne d'autre ne veut. Quand ils volent un fruit, ils doivent le manger aussitôt.
— Toi qui connais aussi bien les lois de ce monde... »
En marchant, ils atteignirent la frontière de la ville, cette muraille infranchissable qui protégeait Our des assauts du vent et des barbares. Ils s'arrêtèrent tous deux sous l'arche de la grande porte, face aux vagues rouges de la plaine, et Al-Enki termina enfin sa phrase.
« ... ne peux-tu pas le changer ?
— Je suis le berger d'Our, dit Gamesh. Quand je suis à ma place, je suis un homme puissant. Mais quand je sors de mon palais, quand je descends les marches... qui suis-je ? Un enfant du désert. Je suis capable de nourrir trois miséreux pour une journée. Mais je n'irai pas plus loin ! Ils sont des milliers entre ces murs. Ils seront toujours des milliers.
— Je te croyais bien plus puissant que tu ne l'es en réalité, Our-Gamesh.
— Les hommes puissants sont comme des drapeaux gonflés par le vent. Lorsque le vent retombe, voilà leur vraie nature : ce ne sont que des lambeaux de tissu.
— J'ai pitié pour toi, Gamesh.
— Je me moque de ta pitié.
— Sur ce point, pour une fois, tu as bien raison. »
Le soleil occupait les trois quarts de leur vision et la créature qui rampait à leurs pieds ne leur apparut d'abord que comme une ombre ; mais c'était bien un homme, accroupi, à genoux, rampant auprès du roi d'Our comme s'il cherchait abri auprès de sa haute stature.
« Seigneur...
— Quoi ?
— Pardonnez-moi, seigneur, mais mon cousin...
— Qu'ai-je à faire de ton cousin ?
— Il est mort, seigneur.
— Cela t'arrivera aussi. »
L'homme interpréta ces mots comme une menace, pâlit et s'écrasa davantage.
« Depuis quelques semaines... les gardes nous disent qu'ils ne peuvent pas intervenir hors des murs... si ce n'est une guerre... mais le monstre, seigneur...
— Quel monstre ? »
Chaque fois que l'on prononçait ce mot, Gamesh pensait à lui-même.
« Baal, l'un des douze mille démons du Déluge... il s'est installé dans la forêt de cèdres du Sud, et mon cousin était bûcheron là-bas, seigneur... mais ils ont tous fui.
— Qu'ils se trouvent une autre forêt » dit Gamesh en s'écartant.
L'homme se prosterna devant ses paroles, comme s'il s'agissait d'un sommet de sagesse.
« Certainement, seigneur » dit-il d'une voix tremblante.
Puis Gamesh sentit de nouveau le poids du regard d'Al-Enki. Il soupira.
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Appréciez l'ironie de ce chapitre écrit entre deux périodes de confinement.
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