8. Ce dont rêvent les augmains
Dis-moi ce dont tu rêves, je te dirai qui tu es.
Mais tu ne voudras pas m'entendre. Les rêves, penses-tu, n'ont aucune importance.
Livre des Sages
Lanthane avait toujours eu le sommeil délicat, mais cela avait empiré depuis l'installation de son nanoscope.
Elle se réveillait en pleine nuit, l'esprit englué non de rêves brumeux, mais d'hallucinations. Des silhouettes massives, des murmures inquiétants qui mettaient parfois des heures à disparaître. La plus courante d'entre elle était l'apparition, dans l'ombre de sa chambre d'hôtel, d'une forme almaine strictement identique à la sienne, comme une statue transparente. C'était une structure creuse, une carapace faite d'un fin tissu métallique, derrière laquelle transparaissaient les angles des meubles. Malgré l'altérité de sa matière, Lanthane se reconnaissait dans cette forme inorganique, avec autant de certitude qu'un reflet dans un miroir. Elle tendait la main vers ce second visage, qui réagissait de la même manière, car elles étaient bien la même personne. Elle faisait un pas en arrière, et la statue incomplète faisait de même, chaque mouvement faisant jouer ses tendons et ses muscles mis à nu, comme un mécanisme de marionnette.
La forme finissait par disparaître, mais il demeurait la crainte qu'un jour, elles échangeraient les rôles ; que le nanoscope sortirait au grand jour et que la forme okrane de Lanthane s'effacerait, que sa peau se retournerait sur l'intérieur de son corps.
Ces épisodes dissociatifs était rapportés chez tous les sujets hébergeant un nanoscope. Contrairement à un implant neural, le kilogramme de nanomachines injecté dans leur corps ne formait pas un bloc compact, installé en un endroit précis, mais une forme diffuse qui épousait les frontières de leur corps. Les nanomachines circulaient librement dans leur système sanguin et lymphatique ; elles formaient des colonies dans le gras de la peau, au fond de la moelle osseuse, dans le tissu conjonctif des organes internes.
Parmi les dix agents qui avaient accepté de recevoir un nanoscope en même temps que Lanthane, neuf avaient vécu un épisode de rejet biologique ou psychologique. Dans certains cas, le corps n'était pas dupe de cette masse étrangère clandestine, et le système immunitaire lançait toutes ses forces dans une bataille perdue d'avance. Dans d'autres, les hallucinations vécues par Lanthane prenaient des dimensions dantesques, jusqu'à ce que l'augmain se réveille un matin, hagard, les bras couverts de cicatrices, après avoir tenté toute la nuit de s'arracher les nanomachines dont il se savait infesté.
Mais Lanthane et son nanoscope formaient désormais une équipe inséparable. Il était son ordinateur de bord, face auquel les implants neuraux de Néotech étaient aussi rudimentaires qu'une carriole à chevaux contre un tain supersonique. On aurait pu scanner ses yeux à l'envi sans y déceler la moindre trace d'implant oculaire, car le nanoscope agissait au niveau de son cortex visuel, à l'arrière de son crâne : sur son ordre, il pouvait augmenter son champ de vision d'annotations utiles, de suggestions, de traductions. Disposant d'une base de données du Bureau, il procédait à la reconnaissance faciale des personnes recherchées, qui surgissaient au coin de l'œil en surbrillance rouge, comme Trevor Radam la veille. On aurait pu ouvrir ses oreilles et en ôter l'implant intra-auriculaire, simplement posé à côté de son tympan, sans trouver la moindre trace de technologie plus avancée. Le nanoscope se trouvait dans son cortex auditif ; elle pouvait l'entendre parler, et il suffisait de penser sa réponse en retour.
Il formait tout un réseau de connections secondaires, de dérivations par-dessus ses nerfs sensoriels et moteurs, comme la fibre optique supplantant les câbles coaxiaux. Lanthane disposait d'un temps de réaction inférieur à celui de tout almain, d'une capacité musculaire accrue, d'une grande résistance aux chocs, aux hématomes et aux fractures.
Contre deux misérables liens en plastique attachés à ses poignets, il suffisait qu'en sorte une escouade de nanorobots motivés, dont les dents microscopiques taillaient aussi bien la matière organique que les hydrocarbures modifiés.
« Lanthane...
— Pas maintenant » dit-elle en tendant la main, faisant le geste de repousser cette silhouette étrangère, dont elle devait accepter qu'elles étaient superposées, qu'elles formaient la même personne.
Elle ouvrit grand les yeux. La chambre d'hôtel ayant détecté son réveil, le plafonnier luisait d'une teinte orangée, comme un œil ouvert sur la surface de plâtre, qui diffusait aux alentours des brins de lumière halogène.
Lanthane se retourna sur le côté et lança son bras en direction de sa boîte de cachets presque vide. La présence du nanoscope avait forcé son cerveau à dévier les autoroutes de sa carte neuronale ; ce processus d'adaptation lui faisait l'effet d'une intense fatigue intellectuelle. Les maux de tête n'en étaient qu'un symptôme, qu'elle traitait à un mélange de paracétamol et de neurotransmetteurs.
La boîte échappa à son contrôle, sauta de la table de chevet et roula contre le mur.
Lanthane n'essaya pas de se mettre debout. Elle se trouvait dans un état de proprioception dégradée : encore confus par la présence du nanoscope, son cerveau ne parvenait pas à localiser correctement son corps dans l'espace.
Elle s'accroupit sur le sol, attrapa la boîte et avala le dernier cachet avec un soupir.
Considérant sans doute qu'il avait fait son travail, le plafonnier grésilla et s'éteignit brusquement.
« Lanthane... »
Un détail au coin de son regard attira son attention, un symbole transparent qui signalait la veille du nanoscope, comme une gravure sur sa cornée. Il ne pouvait pas lui parler. Si ce n'était pas lui, ou bien une hallucination de son propre cerveau, ou bien...
Éveil, ordonna Lanthane.
Tous ses sens se remirent en alerte. Des annotations triviales surgirent sur la gauche de son champ de vision ; date et heure, météo, coordonnées Galileo, journal de mission.
>Mode réduit. Évaluation.<
Des cercles bleuâtres se verrouillèrent sur les différents objets dans la pièce. Un fragment rouge se mit à clignoter près d'un tiroir ; le nanoscope avait détecté les émissions électromagnétiques d'un dispositif d'enregistrement. Mais Lanthane se savait déjà espionnée.
>Aucun risque immédiat< annonça doctement le nanoscope.
Une femme se trouvait pourtant dans la pièce, adossée à la porte de sortie, qui lui faisait face. Une okrane sans rapport avec ses visions habituelles. Elle était parfaitement opaque. Son corps était peint en bleu sombre ; les quelques lueurs échappées des stores se reflétaient sur ses yeux uniformément noirs.
Le nanoscope était incapable de la voir ; Lanthane conclut à l'hallucination visuelle.
Le traitement de la vision dans le cortex visuel procède par étapes, à mesure que l'image rétinienne, retranscrite en potentiels d'activation, descend le long d'un empilement très organisé de couches de neurones. Le point d'entrée de la femme bleue se situait trop bas et échappait donc aux observations de l'ordinateur.
« Allez-vous en » ordonna Lanthane.
Si elle rapportait cet épisode aux médecins du Bureau, ils annuleraient sa mission martienne et la garderaient pour un bilan clinique complet. Elle n'y tenait pas.
« Tu ne dois pas partir pour Mars, dit l'okrane en détachant ses mots comme si elle craignait de ne pas se faire entendre.
— Je ne crains pas de partir. Je n'ai rien de plus à faire ici. Qui êtes-vous ?
— Tu ne dois pas partir pour Mars.
— J'ai bien compris.
— Tu ne dois pas rejoindre l'aleph 9981-nombres, de la CVU. »
Prise d'une intuition, Lanthane s'élança en direction de son hallucination. Elle referma sa main sur le poignet de la femme et eut une sensation de contact. Sa peau était froide et souple, comme la surface d'un liquide très visqueux, sur laquelle on peut poser le doigt sans l'enfoncer. Elle émettait une subtile odeur d'iode, comme si elle venait de sortir de l'eau.
L'okrane se dégagea vivement et s'écarta dans un geste flou, qui la porta à plusieurs mètres de distance. Malgré cela, elle n'était pas réelle.
Effectue une recherche, ordonna Lanthane. Toutes les archives dont tu disposes. Trouve un phénomène, expliqué ou non, qui provoque l'apparition d'une hallucination complète, visuelle, auditive, olfactive. Hors manque de sommeil, maladies mentales, parasites, psychotropes et intoxications.
>Recherche effectuée. Deux mille deux cent résultats.<
Je vois une femme bleue. Ses yeux sont noirs. Je l'entends parler et je sens même son odeur. Trouve-moi quelque chose correspondant à cette description.
« Ce n'est pas moi qui suis folle, insista Lanthane. C'est vous qui m'avez fait mettre sur écoute. Vous piratez mon cerveau pour me manipuler, mais ça ne fonctionnera pas sur moi.
— Ne te mêle pas de cela.
— Qui êtes-vous et qu'essayez-vous de cacher ?
— Je t'aurais prévenue. »
La recherche est terminée ?
>Notification prioritaire envoyée par Mikhail-sen.<
Je t'ai posé une question.
>Aujourd'hui, à deux heures, trente, par connexion sécurisée. Certificat valide. Priorité maximale.<
>... Lanthane, rejoignez immédiatement l'astroport de Paz. Vous faites l'objet d'un mandat d'arrêt. La police vient vous arrêter. Je n'ai rien pu faire...<
>Fin de transmission.<
« Par la barbe de Kaldar ! » s'exclama-t-elle à haute voix.
La femme bleue pencha la tête vers l'avant, d'un air contrit, comme si elle voulait dire quelque chose de plus ; puis elle fit un pas en arrière et s'enfonça dans le mur, dont la surface devenue liquide remua encore quelques secondes.
Lanthane ouvrit le tiroir d'un geste. Elle y avait rangé son sac de voyage. Son regard augmenté parcourut le tissu et repéra aussitôt la petite pastille transparente collée par le soi-disant commercial de Néotech, qui venait tout juste de commencer à émettre.
Elle enfonça son index dans l'oreille gauche et arracha son implant intra-auriculaire, qui comportait également une puce de routage Galileo. Elle avisa le quadrant replié sur sa table de chevet et l'écrasa du poing.
Montre-moi le couloir.
En combinant les vibrations du sol, des bribes de sons inaudibles et des captations radio, son nanoscope peignit un paysage approximatif, comme si les murs étaient devenus transparents. Une unité de la police de Paz progressait dans l'escalier de l'hôtel, quatre ou cinq okranes armés de fusils à balles électriques, en tenue pare-balles complète, dont les silhouettes rougeâtres clignotaient pour signifier un danger imminent.
Elle passa une chemise, enfila une paire de chaussures et tira le store. Sa chambre se trouvait au dixième étage ; la poignée de la fenêtre était cassée. Elle saisit une chaise posée à côté d'elle, la jeta au travers de la vitre, dégagea les derniers éclats de verre et sortit sur l'extérieur de l'immeuble.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top