6. Je veux savoir


L'ancien kaldarisme n'est plus pratiqué dans le système Sol. Ceux qui se réclament du « kaldarisme authentique » sont des occultistes, qui pensent que les écrits kaldaristes les plus anciens contiennent les clés de sciences secrètes. Le tarot kaldarien en est un exemple. On sait qu'il n'a pas été inventé sur Terre, et que des exemplaires ont circulé dans tout l'Omnimonde aux alentours du XVe siècle. Les occultistes sont particulièrement friands de l'interprétation des cartes.

Cette mouvance confidentielle ne représente pas de danger particulier.

On peut noter que cette branche officieuse, sans aucun rapport avec le kaldarisme « courant » apparu parmi les okranes à la fin du XXIe siècle, est fondée sur un ensemble de croyances extrêmement solides, dont une cosmogonie en totale contradiction avec l'aspect « pragmatique » habituel du kaldarisme. Selon ce point de vue, l'univers est le théâtre du mouvement de deux forces contraires : une force qui lie les choses entre elles, que l'on pourrait nommer l'amour (ou pour les okranes, l'aulna) et une force qui les sépare, que l'on pourrait nommer la haine. On raconte que d'anciens dieux ont essayé de subvertir ces deux forces l'une après l'autre, en ôtant l'amour aux almains, puis en apportant la division parmi eux ; pour autant, ils ne sont parvenus à prendre le contrôle de l'univers. En effet, si l'univers était constitué d'une seule substance (le monisme), il se réduirait à une seule formule alchimique, une seule vérité, et serait donc compréhensible dans son ensemble. Le dualisme le rend imperméable aux tentatives les plus simples. Les occultistes prennent ce fait comme acquis et considèrent que, dans leur recherche de pouvoir, il faut manier à la fois l'ordre et le chaos, l'amitié et la cruauté.

Agent Lanthane, Section 9 du BPS, Rapport sur l'occultisme kaldarien


En suivant l'homme aux yeux asymétriques dans les coulisses de ce minuscule théâtre, Lanthane songeait à son rendez-vous de l'après-midi. Tout imprévu risquait de la mettre en retard ; mais cette occasion de parler à Trevor Radam ne se représenterait pas.

« Vous travaillez pour quel média ?

— Je suis indépendante, répliqua-t-elle, ce qui était faux, mais entrait parfaitement dans son personnage.

— Avez-vous aimé la conférence ?

— Je l'ai trouvé un peu convenue.

— Vraiment ? »

Lanthane se détendit. Ses réponses répondaient aux attentes de Trevor Radam. Ils longèrent un couloir de service aux mus en béton nu, parsemés de traces d'infiltration d'eau, et entrèrent dans une sorte de vestiaire abandonné, où pendaient quelques vestes. Des sacs traînaient entre deux casiers métalliques, posés sur des chaises en plastique recyclé.

Radam l'invita à s'asseoir d'un geste. Il ressemblait plus au commercial que Lanthane avait croisé dans la matinée qu'au cerveau d'une dérive néo-hégémoniste qui brûlait du désir de voir les almains des deux espèces se déchirer sur toute la surface de la Terre.

Il saisit une bouilloire à chauffage rapide, servit une tasse d'eau chaude et y jeta une capsule de café instantané. Techniquement, c'était du café. Lanthane se força à sourire en portant la tasse à ses lèvres.

« Vous avez de quoi enregistrer, je suppose ?

— Si vous saviez. »

Cela le fit sourire.

« Ces journalistes, tous les mêmes... j'en connais qui se font implanter des transistors audiométriques dans l'os du crâne. Il paraît que le son est excellent. Bon, vous avez gagné, okran-sen, vous avez décroché l'interview de vos rêves pour votre public bien-pensant avec le diable en personne. Posez-moi vos questions avant que je change d'avis.

— Pouvez-vous expliquer, en une phrase, l'idée d'un ouvrage comme Extinction ?

— Pour certains, l'humanité a fait son temps. Si nous voulons leur prouver le contraire, il faudra se montrer à la hauteur de nos ancêtres. »

Se montrer à la hauteur. Cette phrase l'amusa beaucoup, mais elle n'en montra rien.

« Certains ? Qui sont-ils ? S'agit-il des élites qui sont décriées dans le livre ?

— Tor appelle cela l'élite. Je suis plus mesuré. Nous agissons comme des scientifiques. Nous observons des effets indéniables, et nous devisons une théorie pour expliquer ces observations.

— Une théorie qui fait donc intervenir un complot mondial ?

— Ce qui est amusant, c'est que quand on mentionne que des personnes puissantes pourraient avoir de l'intérêt à remplacer l'humanité par les okranes, tout le monde vous accuse de croire aux loups-garous, ou que l'Organisation des Nations est dirigée par des vampires. On entend cela avec tellement de force, tellement de conviction... cela ne peut pas être un hasard, n'est-ce pas ? La Terre, Mars, Raven, toute la Conférence des Planètes qui circule au-dessus de nos têtes, voilà les gens puissants que j'ai à l'esprit. Leurs contre-arguments sont déjà prêts ; de nombreux médias sont à leur botte ; tous les blogueurs se contentent de recopier leur prose et de vomir leurs éléments de langage. Je pense qu'ils nous prennent pour des imbéciles. Tor, moi-même, tous nos collaborateurs, et bien sûr les millions de lecteurs d'Extinction. »

Il croisa les jambes avec assurance.

« Que pensez-vous du terme « révisionniste » ?

— L'Histoire est un champ de bataille. Ceux qui nous appellent les révisionnistes, je les appelle des imbéciles, nous ne faisons que nous renvoyer la balle. Je ne prétends pas disposer de la vérité absolue, mais qu'ils ne le prétendent pas non plus.

— Et c'est donc à la lumière de votre lecture de l'Histoire, que vous réfléchissez à l'avenir du monde ?

— Exactement. L'Homme est le maître de la Terre, et ce depuis des millénaires. Quoi qu'en disent les écologistes radicaux, nous sommes en haut de la chaîne alimentaire. Or, sans vouloir vous offenser, les okranes sont une espèce rivale. La lignée humaine a connu de nombreux embranchements, mais il y a une bonne raison pour laquelle il ne subsiste plus qu'une espèce humaine aujourd'hui : deux rivaux ne peuvent pas cohabiter éternellement. L'un d'entre eux doit prendre le pas. C'est pire encore quand on songe que les okranes ont été créés pour des raisons économiques.

— Il reste la voie de l'hybridation.

— Ne commençons pas sur ce sujet, dit-il en souriant. Nous en aurions pour des heures. C'est une des hypothèses soulevées dans Extinction : si les okranes ne peuvent pas remplacer l'humanité assez vite, la solution est de nous hybrider avec eux par génie génétique, ce qui s'est déjà vu, et ce qui est même légal sur d'autres planètes. Ici, on autorise bien les mariages mixtes, mais ce n'est que le début.

— Ils étaient déjà autorisés en 2140, avança Lanthane. Leur interdiction sur Terre, hors Cités Libres, n'a été effective qu'à partir de 2170.

— Vous connaissez bien votre sujet, dites-moi.

— Je voudrais être parfaitement honnête avec vous, Radam-sen, dit-elle en rejetant la tête en arrière.

— Eh bien, rien ne vous en empêche. Mais mon temps est assez précieux. Une fois la séance de dédicaces terminées, je dois rejoindre Tor et nous quittons le bâtiment.

— Votre café est ignoble. »

Cela le fit sourire. Lanthane remisa son exemplaire d'Extinction dans son sac de voyage et en tira une boîte de métal plate, de la taille d'une main.

« En réalité, je suis venue ici pour vous poser une question. Elle devrait vous intéresser bien plus que de rencontrer une okrane dans une réunion de néo-hégémonistes. Quand j'ai appris que Tor Seyer se rendait à Paz, j'en ai profité pour venir vous voir.

— Eh bien, allez-y, ne perdons pas de temps. »

Elle ouvrit la boîte. Une sorte de carte à jouer y était entreposée sous vide, recouverte d'un verre anti-UV. Ses fibres de roseau s'étaient décomposées comme un vieux parchemin, et son dessin avait perdu toutes ses couleurs ; il n'en restait que la suggestion d'un trait, une vague figure humaine sous une chape de brume, la main refermée sur un bâton de pèlerin.

« Connaissez-vous ceci ? »

Frappé de stupeur, Radam se leva vivement de sa chaise ; il lui tourna le dos et alla se servir une autre tasse de café.

« Où avez-vous trouvé ça ?

— Cela n'a aucune importance.

— C'est une des vingt-sept cartes du tarot kaldarien. Vous m'avez percé à jour, je suis friand d'occultisme, je ne m'en cacherai pas. Votre pièce de collection m'intéresse. Vous souhaitez me la vendre ?

— Elle ne m'appartient pas.

— On peut toujours trouver un arrangement.

— Vous arrive-t-il de tirer les cartes, Radam-sen ?

— Rarement. »

La préparation de son café semblait lui prendre un temps considérable.

« Sur cette planète, l'occultisme kaldarien est un art confidentiel, pratiqué par quelques fous et alchimistes auto-proclamés, et ils ne font bien souvent que trouver ce qu'ils s'attendent à trouver. Toutefois... la vérité emprunte des chemins tortueux. Vous avez certainement entendu parler du meurtre de Résus Goltan par son propre frère. C'était une de vos connaissances, n'est-ce pas ? J'ai entendu dire qu'ils avaient tiré les cartes tous les deux ; qu'Iger Goltan avait obtenu un certain tirage, que Résus lui avait dit qu'il s'y prenait mal, et obtenu le même tirage implacable. Iger serait alors devenu fou et l'aurait tué.

— Ne me parlez pas des frères Goltan. Ils étaient déjà cinglés depuis des années.

— Il y a eu d'autres morts. Les alchimistes croient fermement à leur science, et celle-ci leur a montré quelque chose qui les a tués. Je veux savoir quoi. Dites-le moi. »

La porte s'ouvrit dans un coup de pied et un des agents de sécurité pointa un pistolet vers Lanthane. Elle reconnut le canon d'une arme à impulsion sonique, sans projectile, et devina même que l'amplitude était réglée sur « coup non-létal ».

« Je vois.

— Vous n'êtes pas une journaliste, dit Trevor Radam en revenant vers elle pour lui passer des liens aux poignets, les lèvres pincées.

— Vous êtes plutôt bien équipé.

— Si vous saviez. »

Elle perçut son rythme cardiaque au travers de sa manche de chemise ; il paniquait.

« J'ai un rendez-vous cette après-midi, indiqua Lanthane alors qu'ils resserraient les liens à ses chevilles. Si vous pouviez me relâcher d'ici treize heures, ce serait parfait.

— Ouais, Tor ? lança l'idéologue dans son implant auriculaire. Désolé, je suis retenu. Je te retrouverai demain à l'hôtel... ouais, tu as été super. Encore une fois. À demain. »

Il appuya ensuite sur sa tempe, sans doute pour déconnecter ses différents implants. Le regard de Lanthane fit l'aller-retour entre lui et l'agent de sécurité.

« C'est la première fois que vous séquestrez quelqu'un ? demanda-t-elle ingénûment.

— Vous n'êtes pas quelqu'un. Vous n'êtes pas n'importe qui, je veux dire. Vous êtes du Bureau Panterrien de Sécurité. »

Elle haussa les épaules.

« Tout le monde finit par s'en rendre compte. Vous m'avez trouvée sur le Starnet ?

— Non, justement. Je ne vous ai pas trouvée. Vous êtes une invisible, donc vous faites partie du cercle des agents internationaux. Pourquoi est-ce que vous enquêtez sur moi ? Pourquoi le tarot kaldarien ?

— Je voulais juste vous poser une question...

— Maintenant, c'est moi qui les pose. »

Trevor Radam attrapa l'arme de poing, claqua la porte d'un coup de pied et s'assit face à elle.

« Avant toute chose, indiqua Lanthane, je suis tenue de vous informer que je suis équipée d'un dispositif légal d'enregistrement. Tout ce que vous dites ou faites en ma présence peut être retenu contre vous devant un tribunal international, sous réserve que les pièces soient jugées conformes par un juge des procédures pénales.

— J'ai un brouilleur, lança Trevor Radam. Même le Starnet ne porte pas jusqu'à nous.

— Je vais être obligée d'appeler la police, Radam-sen.

— Vous ne pouvez pas, nous sommes enfermés ici.

— Oui, j'appellerai une fois sortie à l'extérieur. Radam-sen, si vous me contraignez à faire usage de la force, je devrai rendre un rapport en deux exemplaires à mes supérieurs avant demain. J'ai déjà une journée assez chargée devant moi et je pensais faire une sieste à dix-huit heures...

— Pourquoi cette enquête ? s'exclama-t-il en pointant le canon sur sa tête.

— Calme-toi, Trevor, dit l'agent de sécurité resté avec eux. Qu'est-ce tu veux faire d'elle de toute façon ?

— On va être obligé de s'en débarrasser complètement. »

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