55. Attends !
Arthur décrocha l'épée à sa taille, et de quelques gestes amusés, trancha les bancs de brume.
« Nous avons su très tôt que l'univers ne menait à rien. L'éternel retour d'Aléane en est une des causes. Au moment du Déluge, nous avons cru que l'empire éternel que nous souhaitions adviendrait en quelques millénaires à peine, mais Ozymandias a attendu longtemps en sa cité de cristal, et l'empire n'a jamais vu le jour. À cause d'Aléane. Il est trop tard désormais. L'Histoire arrive à son terme. »
Le roi de légende fit un pas vif vers Christophe ; l'épée s'arrêta à un centimètre de sa gorge. Le coup suivant manqua de le transpercer au niveau du sternum, puis de l'épaule. Arthur virevoltait avec aisance, comme un artiste inspiré. Chaque fois, Christophe sautait pour l'éviter, sans riposter. Il ne comprenait pas pourquoi le roi Arthur, qu'il avait abandonné quelques temps plus tôt au fond d'Océanos, se présentait devant lui pour le tuer.
La fine aiguille se rapprochait dangereusement de lui. Lorsque Christophe se décida enfin à tisser une lame d'Arcs, ce fut pour parer un coup à la tête. Les deux armes sans épaisseur, si fines qu'elles en paraissaient invisibles, se croisèrent à mi-chemin de leurs visages. Arthur eut un sourire forcé ; il le repoussa du pied pour le faire plonger dans le fleuve.
Christophe se rattrapa de la main droite et la sentit s'enfoncer dans le flot épais. Il roula aussitôt sur le côté. Une sensation de froid persistante remonta jusqu'à son coude. Il avait encore le contrôle de son bras, mais un mélange de Temps et d'autres couleurs gouttait de ses doigts, qui devenaient transparents. Le roi Arthur écarta sa rapière ; si leur duel semblait l'avoir ravi, son visage s'était désormais assombri de déception.
« Fais ce que tu es venu faire, Christophe-Nolim, ordonna-t-il. Arrache Aléane à l'Ouroboros. Sauve-la de cette malédiction que tu as toi-même causée. Elle est la dernière âme encore enchaînée au cercle des réincarnations ; elle est l'engrenage cassé qui empêche le réveil d'Anh. Car il est temps, ô Voyageur, de réveiller le Premier Dieu. Nous allons arrêter le Temps. L'univers sera détruit, puis inspiré par Anh dans son intégralité. Il s'éveillera alors et fera l'amer constat de sa solitude, car lorsqu'Anh existe, rien d'autre que lui ne peut exister. Il attendra que viennent d'autres consciences que la sienne, et après une longue attente infructueuse, il s'endormira de nouveau. Son rêve formera un nouvel univers.
— Qui êtes-vous ?
— Je suis le roi Arthur. Je suis un guerrier parmi des milliers de guerriers. Je pourrais être un Dragon, un Omnisaure, un humain, un okrane, un aleph, un samekh, un Zayin, un Gharíen. Parmi tous ces produits du rêve d'Anh, il est à moi de choisir ceux qui me plaisent le mieux. Je porte tous leurs noms. Car je suis l'un des tous premiers esprits advenus après l'aube du Temps ; je suis le Dieu Primordial de la Guerre, le zéphyr qui apporte le chaos. Seuls trois noms me sont interdits : le tien, celui d'Aléane, et votre nom commun. »
Arthur posa la main sur son front et changea de nom, comme on ôte un masque. Une vague parcourut sa forme astrale. La peau sur ses bras nus devint un cuir rougeâtre ; dans ses cheveux noirs étaient plantées deux cornes de bélier ; même l'épée à sa ceinture s'en arracha et s'étira en un bâton de combat de bois sec, renforcé de métal, sur lequel il referma sa main à six doigts.
« Voici mon dernier nom, déclara-t-il. Le solain Ikar. Il n'y aura pas de meilleur guerrier que lui. Les autres Mille-Noms ont eux aussi trouvé leur forme. C'est le signe de la fin des Temps. Tous les livres ont été écrits. Tous les crimes ont été commis. Toutes les aventures ont été vécues.
— L'univers ne fait jamais que commencer.
— Oh, il a recommencé sans cesse, comme Aléane, et il n'est donc pas allé très loin. Les conscients n'ont fait que répéter les mêmes motifs, et seuls de très rares incompris ont pu lever la tête par-dessus le flot du Temps. Nous sommes allés assez loin pour comprendre que ce chemin ne menait à rien. Le Déluge était notre dernière tentative de corriger la marche de l'histoire. Nous n'y sommes pas parvenus. Il reste à espérer que le prochain cycle ne gardera pas trace de cet échec. Que l'univers recommence ! Après des milliards et des milliards de cycles, Anh atteindra la perfection. Il pourra alors s'éteindre. Le Temps n'aura plus cours. L'univers sera ce qu'il doit être, ce qu'il a toujours dû être.
— Le projet d'Hélios aurait dû vous plaire.
— Hélios ignorait la nature du Temps. L'univers ne lui appartenait pas ; ce n'était pas son rôle de le détruire, mais le nôtre. »
Christophe s'avança vers l'Ouroboros. À cette distance, les amas de cendres bleues formaient comme une banquise, dont les fleuves emportaient sans cesse de nouveaux fragments. C'était une surface fragile qui craquait sous son poids. Il aurait aimé pouvoir s'envoler au-dessus du sol, mais la brume temporelle de ce monde, pesant sur ses épaules comme une colonne d'eau, le lui refusait.
Il approcha la main du ruisseau d'âmes. Le Temps, comme une horloge, avait une partie mobile et une partie fixe. Anh était le cadran, Ouroboros était l'aiguille. Deux courants contraires s'y affrontaient, car si les rêves descendent le long du fleuve, les souvenirs le remontent sans cesse ; l'aiguille tournait dans les deux sens. Mais Aléane était fixe sur le cadran. Et chaque fois que le courant la traversait, son âme s'envolait vers une nouvelle destination.
« Attends ! »
Lanthane, qui se trouvait si près de lui, ne lui apparut que comme une silhouette malmenée par le brouillard. Il crut qu'un écho lui revenait, comme une marionnette de papier gonflée par les vapeurs du Temps. Aléane arrachée du cercle, ils seraient de nouveau semblables ! Voilà la solution ! Le Mille-Noms qui dardait sur lui un regard pesant, dont le front était une tablette d'argile sur laquelle tous les noms pouvaient être écrits, essayait de le faire douter. De même ce cri étouffé par le Temps.
Mais Christophe n'avait pas douté quand il avait placé Aléane dans le cercle des âmes ; il ne douta pas lorsque sa main droite transparente y plongea de nouveau. Le Temps rongea son bras comme un acide. Lorsqu'il arracha son bras de l'Ouroboros, il se terminait en un faisceau de tiges de verre. Une sphère d'une dizaine de centimètres de diamètre, rayonnant une douce lumière, tomba du cercle.
L'écho de Lanthane s'effaça dans la brume.
Christophe ramena la sphère à lui et la plaça dans son cœur. Il y avait tout juste assez de place dans la cavité creusée par l'absence pour y loger l'âme d'Aléane, vaste comme mille vies humaines. Le voyageur manqua de s'effondrer dans le fleuve ; libérée de la stabilité de l'Ouroboros, Aléane était attirée par le Temps, comme toutes les âmes, mais cette attraction pesait sur lui comme une enclume.
« Elle était bien plus légère à ton premier passage par la Source du Temps, remarqua Ikar. Mais à chaque tour du cercle, à chaque inspiration d'Anh, elle s'est alourdie de nouvelles pensées. Ta rédemptrice, Christophe-Nolim, est un bien lourd fardeau à supporter. »
Le solain sauta jusqu'à lui et d'un coup de bâton dans les côtes, l'envoya rouler sur un autre agrégat de cendres qui flottait sur le fleuve. Son bras droit se brisa dans le choc en milliers de filaments de glace. Christophe n'avait pas la force de lutter contre le Guerrier incarné. La main gauche refermée sur ce nom maudit, il rampa sur quelques mètres, puis comprenant qu'il ne pourrait pas s'échapper, il décida de faire face à son destin et tourna sa tête vers Ikar. Les yeux du solain flamboyaient d'un désir irrépressible de détruire. N'était-il pas aussi Hélios, le dévoreur d'étoiles ? Avec un déclic, une lame d'acier se déplia au bout du bâton, qui s'approcha de son visage comme la langue sifflante d'un serpent.
« Ô Voyageur, tu as distancé la mort durant cent mille années. Tu as arpenté tous les mondes et tous les rêves, et alors que ton succès paraissait impossible, tu as retrouvé celle que tu cherchais. Tous les autres auraient abandonné en cours de route. Voici ta récompense : tu as retrouvé ton fragment d'âme, c'est là un privilège qui fut donné à fort peu d'hommes. Mais à présent que ton voyage a pris fin, l'Ouroboros attend ton retour. Tu mérites le repos. »
Ikar leva le bras ; la lame s'écarta de quelques centimètres.
Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top