52. Les Fleuves du Temps


Au sortir de l'Océan, les lueurs des étoiles lui parurent fades, sinistres, comme si les astres avaient eu vent du choix terrible qui s'était offert à lui, et dont il ne maîtriserait pas les conséquences. Christophe parcourut la bibliothèque de Caelus sans y trouver trace de Diel, dont l'avatar local s'était peut-être endormi ; il retrouva Fréya à mi-chemin entre un pont d'Arcs et un trou noir, prête à attendre mille ans qu'Aléane lui revienne. Sa patience lui parut admirable, sa docilité discutable.

Il traversa de nombreux rêves, tous semblables à la plaine enneigée de Vorag, des théâtres vides, des ruines d'empires disparus, que le Temps avait lavés de leur mémoire, de leurs noms, de leur aura. Ces univers revenaient à leur état primaire, comme une terre inconnue qui, longtemps après la mort du seul explorateur l'ayant découverte, s'efface de l'inconscient collectif. Ils s'effondraient sans bruit et sans témoins.

Si toutes les civilisations venaient à s'éteindre, ces empilements de rêves subsisteraient encore, car le delta du Temps ne les irriguait pas aussi bien que le monde matériel. Les derniers fantômes de l'humanité erreraient dans les monuments bâtis à sa gloire, mais il ne resterait pour eux que leur vanité, tels le banquier déchu recomptant les derniers sous de sa cassette, au dernier étage d'une pension de famille, en élaborant des plans de reconquête. Leurs regrets rongeraient tant les piliers de ces vieux palais qu'ils s'effondreraient sur ces retardataires.

Au fond, songea Christophe, lorsque tout aura disparu, il ne restera que le Temps.

Faut-il se réjouir de cette victoire du silence ? Doit-elle nous être insupportable ?

Quelle que soit l'issue, il y aura un jour un dernier homme, un dernier almain, et celui-là sera le plus à plaindre.

Il entra dans le désert de sel par une porte dérobée, laissée entrouverte à son intention. Le sol uniforme, d'un blanc calcaire, et le ciel grisâtre s'étendaient à perte de vue. U'jera était d'une simplicité qu'on ne trouvait que dans les rêves. Un sol, un ciel, sans limite et sans frontière, en lesquels il marcherait mille ans à moins qu'on lui ouvre une autre porte. Mais le Séjour des Dieux Primordiaux était plus subtil. Sous ses bottes de voyageur astral, Christophe reconnut le contact d'une véritable matière ; il se pencha sur le sol, gratta la surface et goûta la poussière. Le désert était bien fait de sel, d'une gangue cristalline de chlorure de sodium et de magnésium.

Par moments, l'horizon était celui d'une planète ; par moments celui d'un rêve. Ces deux réalités distinctes étaient comme deux toiles superposées, deux chemins parallèles ; on pouvait passer de l'une à l'autre d'un pas de côté, sans le remarquer autrement que par quelques minuscules détails dans les Arcs qui tissaient ces deux mondes.

« Je suis revenu » annonça-t-il à haute voix.

Plusieurs esprits l'entouraient, mais il ne pouvait ni lire leur nom, ni leur donner une forme, car leur présence était aussi subtile que celle des chats d'Outa-Napisthim. Ils n'étaient que des zéphyrs, des souffles frôlant la maille d'Arcs, une potentialité qui attendait encore de se révéler. Comme les chats, ils l'étudiaient longuement, mais leur opinion finale, soudaine et aléatoire, tomberait à un moment inattendu.

« Je vais rejoindre la Source du Temps. »

Ils n'étaient ni amicaux, ni vindicatifs ; peut-être intimidants. Ce n'étaient que des ombres paresseuses aperçues du coin de l'œil, qui disparaissent lorsqu'on tourne la tête. Christophe se prit à penser qu'il les imaginait peut-être.

Son attention se portait jusqu'au moindre détail, si bien qu'il aurait pu compter les grains de poussière qui se collaient contre ses bottes. Aussi entendit-il le tintement d'une goutte d'eau, une sonorité incongrue pour ce désert d'une sécheresse inaltérable. Il tendit l'oreille, fit quelques pas. Un flocon indigo flottait dans l'air. Ses branches fragiles n'étaient faites de nulle matière ; il n'interagissait avec rien et se contentait de glisser sur la maille d'Arcs de l'espace. Christophe le regarda descendre. Il plaça sa main sur le chemin de ce fragment, qui la traversa comme un homme distrait qui s'arrête à chaque coin de rue pour bâiller aux corneilles, et que vous n'arriverez pour autant jamais à rattraper, car sa marche aléatoire semble faite pour l'éloigner de toute interaction humaine.

Christophe n'aurait pas reconnu ce plancton si, quelques jours plus tôt dans son temps propre, il n'avait pas contemplé les Fleuves du Temps s'effondrant dans le gouffre avide de Sagittarius. C'était une goutte de Temps, un résidu semblable à une queue de comète. Car le Temps, s'il paraît traverser le réel comme l'astral, s'y accroche pourtant comme la pluie sur une vitre ; son écoulement tire le présent vers l'avant.

Il aperçut une deuxième gouttelette, dont il suivit le chemin avec précaution, jusqu'à s'arrêter sur une torsion d'espace à demi refermée. Le passage, récemment emprunté, formait une fine cicatrice violette au-dessus de la croûte de sel. Il serait passé à côté sans la voir si le Temps ne s'en écoulait pas ainsi, à la manière des fourmis exploratrices surgissant d'un trou dans le parquet. Car le Temps, dans le désert de sel d'U'jera, n'avait pas cours. Une digue retenait les Fleuves de l'autre côté de cette porte, afin qu'au cours de leur règne éternel, l'ennui ne vienne pas teinter le ciel pâle du séjour des Mille-Noms.

Il creusa à pleines mains dans cette cicatrice pour s'en faire un passage. Aussitôt, ses doigts, ses avant-bras rencontrèrent des sillons de Temps, qui traversèrent sa forme astrale. Ce n'étaient que des vapeurs, des émanations sans commune mesure avec le fleuve épais qui avait autrefois fait d'Hélios un être intemporel. Ces bouffées de Temps le traversaient sans prendre acte de sa présence.

Le flux du Temps referma la torsion derrière Christophe, mais il garda en main un fil d'Ariane, un Arc pour le mener tout droit à sa porte de sortie.

Ses bottes s'enfoncèrent dans un îlot de cendres bleues, de la consistance d'un nuage, qui semblait se mouvoir sur le cours du Temps. Tout autour de lui, les Fleuves formaient un faisceau de courants d'un bleu profond, qui glissaient les uns contre les autres, se frôlaient ou se séparaient sans cesse, laissant entre eux de rares points fixes.

De tout l'univers, le Temps était la matière la plus subtile, la plus difficile à percevoir, comme une réalité secrète, ce qui formait le socle de sa légende. Même pour les grands voyageurs, même pour les dieux, le Temps représentait, plus encore qu'un adversaire invincible, un mystère insoluble, tel un chevalier masqué, sans armoiries, vêtu de noir, surgissant une fois tous les dix ans à Camelot pour défier le roi en duel. Or ici, ces rôles étaient inversés. Christophe se trouvait dans le château du chevalier noir ; tout était fait de Temps, et le reste, même sa propre existence, n'était qu'une hypothèse à peine tolérée.

Des fumées épaisses s'élevaient des Fleuves, dont le magma lourd s'infiltrait dans le sol pour s'en aller irriguer tout l'univers. Le Temps était son sang, les Fleuves ses artères, qui se dispersaient ensuite en minuscules capillaires, un pour chaque rêve, un pour chaque rivage. Le Temps allait partout. Et de partout, après être tombé dans des puits tels que Sagittarius, et ressorti à la toute fin de l'Histoire, il remontait ensuite à la Source, en un cycle sans fin, car la fin y était déjà intégrée comme une étape passagère.

Des images s'imprimaient sur le brouillard, des rêves capturés ou emportés par le passage du Temps. Des lieux, des silhouettes, des visages ; des échos les accompagnaient, comme le chant d'un chœur situé de l'autre côté d'une montagne. Il ne s'agissait ni des dieux, ni des tyrans, ni d'Aléane, ni d'aucun héros ; seulement de vies minuscules et passagères, car le Temps considérait chaque être de la même façon.

Christophe sauta d'une île à l'autre, prenant garde à ne pas toucher la surface du fleuve, dont il imaginait sans peine le pouvoir corrosif. Le Temps qui chutait dans Sagittarius, avec lequel Hélios avait pu fusionner, était déjà un Temps adouci, un Temps accompli, chargé de vies conscientes, de leurs impressions et de leurs rêves. Celui-ci était jeune, il commençait à peine son voyage ; ses années étaient de celles qui font passer un adolescent à l'âge adulte, ses décennies celles qui abattent un empire, et ses millénaires, ceux qui renversent des dieux.

Puis il sentit, coup sur coup, deux présences. La première, face à lui, était le mirage figé d'un homme de dos, vêtu de guenilles, la main osseuse fermement agrippée à un bâton de marche. Le Voyageur du tarot kaldarien. Lui-même, dans une autre vie.

La deuxième se coulait autour de lui avec un mélange d'amusement cruel et de franche hostilité. C'était un fantôme si infesté par les effluves du Temps qu'il l'inspirait et l'expirait comme son propre air ; le fantôme d'un voyageur condamné à croupir ici mais qui, en flottant au-dessus des Fleuves, avait insufflé son désir de départ à de nombreuses âmes.

Christophe comprit qu'il s'agissait d'un des Mille-Noms et que, comme les autres, il n'avait ni de nom, ni de forme propre. Son existence était faite d'emprunt ; or cet emprunt avait échoué, le laissant ici comme un rouage brisé dans la machine.

Il avança encore. Les Fleuves convergeaient vers leur Source, le centre hypothétique de l'univers, encore caché derrière cet épais brouillard. Au croisement de deux d'entre eux s'était formé un petit tourbillon, une boucle circulaire dans laquelle le Temps s'était donc arrêté. Il y flottait une pierre ponce de la taille d'un œil de verre. Son premier nom.

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