50. L'envers de l'Océan


Toute chose est double.

Toute chose porte, en elle, le germe de sa fin.

Kaldor, Principes


Christophe abandonna Arthur à l'entrée. Car si cet ancien roi s'était taillé une place dans la légende à force de courage et de vaillance, celles-ci ne pouvaient pas le sauver à Vorag ; la cité sous la mer ne récompensait pas les guerriers intrépides, mais ceux qui acceptaient de se laisser dompter.

Le vent le faisait glisser sur les marches penchées de l'escalier. Quand il entra dans la grande salle, son souffle s'interrompit, bien que des flocons continuassent de tourbillonner au travers des ouvertures béantes du plafond, pour recouvrir des arches de cristal effondrées.

La salle formait un vaste couloir aux murs épais, massifs, parsemés d'alcôves irrégulières, comme si l'on avait creusé au burin pour en ôter quelque chose. Ce palais, songea Christophe, n'avait pas toujours été au fond de l'Océan.

Mais le nom d'Ozymandias n'était pas promis aux annales de l'Histoire et le palais ne s'en souvenait pas plus que l'univers. Tout au plus un fantôme sombre était-il encore prisonnier de ses murs, un être sans conscience certain de se nommer Atman, et d'avoir une mission importante à remplir.

« Approche, Christophe-Nolim. »

La Reine sous la mer siégeait au bout de la salle sur un fauteuil de glace. Ses yeux rouges, ses cheveux flamboyants, sa peau diaphane faisaient d'elle une caricature de vampire.

« Reine Arcana de Vorag » lut-il en observant les alentours d'un air circonspect, soupçonnant une armée cachée dans les murs, dans les trous du sol, ou sous les aplats de neige au goût de cendre qui camouflaient certaines de ses cicatrices les plus hideuses.

« J'ai beaucoup entendu parler de vous, dit la reine vampire. Vous êtes celui qui est sorti de l'Océan. Vous avez redonné espoir à des milliers d'âmes en peine ; grâce à vous, tous ces êtres craintifs se sont élancés dans un voyage qu'ils n'auraient jamais pensé accomplir. Grâce à vous, l'Océan a pu revenir en maître, noyer leurs attentes et collecter leurs âmes. Il ne vous l'avouera jamais, mais vous avez rendu sa tâche plus facile. Toutes ces fourmis qui survivaient dans les entrailles de la terre, tous ces crapauds enfouis dans des trous boueux, vous leur avez inspiré la lutte ; Océanos a vu leurs révoltes se soulever contre lui et les a facilement engloutis. Vous avez fait plus pour lui que mille ans d'attente.

— Ce n'était pas mon intention.

— Bien sûr que non. Vous êtes un homme de l'instant. Vous souhaitiez sortir, vous êtes sorti. Pour des êtres comme vous et moi, les choses sont d'une telle simplicité. »

Arcana pencha la tête sur le côté.

« Depuis quelques temps, je songe qu'il manque à ce monde un bouffon. J'en avais un à la Cour de Kariev, mais il ne m'a pas suivie. Tant prête à rire ici, au fond des eaux, que je crois parfois l'entendre derrière moi. »

Elle n'a qu'à rire elle-même, songea Christophe.

« Il verrait avec amusement ce que nous devenons. Les dieux, des Dragons à Caelus, sont tous morts. C'était le sens de l'Histoire. Il ne reste plus que des petits almains, toujours plus petits, toujours plus nombreux, tels des colonies d'insectes. Ils n'ont pas d'ambition. Ils n'ont pas de rêves. Ils n'ont pas de mémoire. Ce sont des insectes. Ils sont capables de bâtir de grandes choses, mais à leur insu.

— Et vous, qu'avez-vous bâti ?

— J'étais de la race des tyrans. Nous n'avons toujours fait que détruire ce qui nous précédait, et tout ce que nous avons créé, quelqu'un d'autre l'a détruit par la suite. »

Ayant étendu son esprit jusqu'aux frontières de la salle, Christophe ne trouva personne d'autre. Peut-être Vorag se réduisait-elle désormais à Arcana, seule en son palais, et au roi Arthur, prisonnier d'un blizzard qui le faisait marcher en rond depuis cinq siècles. Lorsque plus personne n'en porterait l'étendard, la cité sous la mer viendrait à disparaître. Si Arthur, malmené par la neige, oubliait son nom, Arcana attendrait ici, les bras campés sur les accoudoirs de son trône pathétique, que l'Océan qui rôdait au-dessus d'elle s'effondre sur son dernier rêve.

« J'ai cru comprendre, avança Christophe, que ma venue était escomptée.

— L'Oracle l'a prédite.

— Pourrai-je le rencontrer ?

— Si cela lui plaît. L'Oracle n'est pas un de mes sujets, il n'obéit à personne. Même l'Océan le laisse tranquille. Il a pour lui son île, qui se trouve de l'autre côté.

— Si Océanos avait une île, je l'aurais déjà aperçue. »

Arcana hocha la tête. Ses yeux rouges luisaient comme deux flammes.

« De l'autre côté, insista-t-elle. Vorag n'est pas le fond de l'Océan, mais son cœur. Comme les pièces, l'Océan a deux faces. Si vous ressortez de l'autre côté, vous verrez son deuxième visage. C'est un lieu plus calme. La tempête n'y vient jamais. L'île de l'Oracle se trouve là-bas. »


***


Derrière le trône d'Arcana s'ouvrait une fissure dans la glace, dans laquelle Christophe se glissa pour émerger du palais de cristal. Un œil noir émergea entre les bancs de brouillard, masqué par des fumerolles glacées ; c'était un lac d'eau glaciale aux frontières indistinctes. Le roi Arthur y traînait une barque de bois d'un pas leste. Il invita Christophe à le rejoindre d'un geste du bras.

« Que voulait-elle ? »

Les mains qui avaient autrefois brandi l'épée Excalibur, pour bouter hors de la Terre des démons rescapés du Déluge et les renvoyer à l'Océan Primordial, saisirent une gaffe si sèche qu'elle s'en était tordue.

« Un homme n'est jamais à la hauteur de sa réputation, dit Christophe. Peut-être voulait-elle simplement me confronter au mythe qui s'est formé à Vorag.

— Et qu'en a-t-elle conclu ?

— Une personne comme Arcana ne fait guère étalage de ses pensées.

— Hum. »

Sitôt qu'ils furent montés sur la barque, la plaine enneigée de Vorag s'éloigna d'eux à toute vitesse, tandis que s'effaçaient les épines translucides du palais de cristal. La voûte d'eau stagnante qui surplombait la cité comme un verdict sinistre fut emportée par un brouillard gris. Quelques étincelles flottaient dans son épaisseur étouffante.

Après quelques temps, des fragments de ciel traversèrent ce plafond trop étroit. À intervalles réguliers, Arthur plantait son bâton dans l'eau et poussait la barque ; sur cette face-ci, l'Océan semblait n'être doté d'aucune profondeur. Mais ce pouvait très bien être un leurre. Son eau calme était d'un noir absolu, comme les pensées froides d'un tueur. Ni la barque, ni le front plissé d'Arthur, ni le visage de Christophe ne s'y reflétaient.

Un silence intimidant régnait ici, à peine troublé par le glissement de la barque. Christophe chercha le regard d'Arthur, mais son batelier était trop occupé à scruter un horizon vide, marqué par une ligne violette.

« Pourquoi l'Océan est-il si calme de ce côté ?

— Les démons du Déluge sont ici » murmura Arthur d'une voix sifflante.

Christophe médita sur ces paroles. Ceux qui vivaient de ce côté-ci de l'Océan étaient comme des prisonniers affables et tranquilles, qui ne font aucune vague, mais dont l'esprit s'agite en plans d'évasions tordus. Les êtres tapis dans cette eau noire étaient assez fourbes, assez intelligents pour savoir qu'il ne fallait se laisser tenter ni par la colère, ni par l'agitation, ni par le désespoir. Encore repus de leur précédent festin, ils hibernaient en attendant leur heure.

L'arpenteur de rêves posa ses deux mains sur le bord de la barque, pencha sa tête par-dessus l'eau et chercha des fragments de pensées dans ce lac sans reflet. Ce qu'il aperçut lui confirma son hypothèse.

Il suffit d'attendre.

Ils s'étaient endormis ainsi peu après le Déluge, confiants dans leur avenir, car ils avaient la patience d'attendre – d'attendre jusqu'à la fin des Temps que quelqu'un les appelle. Comme ils refusaient de se détruire eux-mêmes, comme personne ici n'était en mesure de grignoter dans leurs armures intimidantes, Océanos ne pouvait que les maintenir prisonniers.

L'envers de l'Océan était sans doute plus effrayant que l'Océan lui-même ; car l'Océan était une tempête furieuse et sans limites, broyant tous ceux qui enfreignaient la loi de l'univers ; l'envers était une le théâtre d'une trêve tacite avec les quelques-uns capables de lui résister.

« Je me demande si en restant plus longtemps dans l'Océan, j'aurais découvert cet endroit.

— Vous n'y seriez pas resté. Un humain ne peut pas attendre cent mille ans ; il vainc, il s'enfuit ou il abandonne. Les êtres qui dorment sous cette eau ont quelques bouts d'humanité, mais pas assez pour faire un humain, juste ce qu'il faut pour faire un monstre. Ils font ce qui leur paraît le plus avantageux. Ils sont prêts à retarder leur prochain repas de mille ans, pourvu que ce soit un bon repas.

— Espérons que nous ne serons pas là à leur retour. »

Un morceau de roche minuscule surgit devant eux, comme une île émergeant de l'eau. Arthur émit un soupir de satisfaction et les rapprocha avec quelque empressement, jusqu'à ce que la barque touche la pierre volcanique. À faible profondeur, l'eau prenait une teinte violette très prononcée. Des herbes violettes colonisaient ces roches arides, s'élevant plus loin en fleurs géantes aux pétales luminescents.

Arthur et Christophe tirèrent la barque jusqu'à ce qu'elle n'eut plus aucun contact avec l'eau. Puis l'ancien roi s'accouda contre une tige fanée épaisse comme un tronc d'arbre et se mit à bourrer une pipe. Il désigna d'une main vague le chemin qui serpentait entre les massifs violacés.

« Il est par ici. Ne faites pas attention aux chats.

— Vous ne me suivez pas ?

— Il faut être fou pour parler à l'Oracle. Je ne le suis pas assez. Sa connaissance n'est pas un don, Christophe-Nolim, mais une malédiction ourdie par les dieux. Il le sait. C'est pour cela qu'il s'est exilé sur l'envers d'Océanos. »

Christophe haussa des épaules. On lui avait déjà répété de nombreuses fois qu'il était fou.

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