5. Extinction


Dis-moi de quoi tu as peur.

Je te dirai qui tu es.

Livre des Sages


En apercevant les deux autocars de la police de Paz, Lanthane sut qu'elle était arrivée à destination. Un petit groupe de spectateurs, parmi lesquels des journalistes indépendants, des blogueurs ou d'illustres inconnus, filmait la scène à mi-distance. Certains, reconnaissables à leur regard asymétrique, portaient un implant oculaire, certains avaient une caméra sur l'épaule ou un drone posé sur l'avant-bras, tel un faucon prêt à l'envol. D'autres avaient simplement la main levée, quadrant ouvert dans la paume.

La gêne des policiers était palpable. Étourdis par le soleil de la matinée, en nage sous leurs casquettes et leurs chemisettes grises, ils formaient un cordon le long des deux trottoirs, et faisaient la circulation pour les bus automatiques qui passaient toutes les dix secondes. À droite de Lanthane se formait une file d'humains, qui entraient les uns après les autres par la petite porte d'un théâtre de quartiers. Ils regardaient droit devant eux avec indifférence, peut-être une forme de fierté. Certains étaient venus en famille et formaient bloc avec leur progéniture. À gauche de Lanthane retentissaient les cris et les invectives d'un groupe de militants excités. Sur leurs écrans pliables, tenus à bout de bras, s'affichaient des slogans politiques, des appels à la justice et à l'interdiction.

Des deux côtés, Lanthane se serait sentie mal à l'aise, et elle ne se reconnaissait que dans la fébrilité inquiète des policiers obligés d'arbitrer entre les spectateurs de la conférence et leurs opposants.

Elle suivit néanmoins la file de droite et entra dans le théâtre.

Elle présenta son code d'invitation, obtenu sur le Starnet quelques semaines plus tôt, à un agent de sécurité doté d'un implant oculaire très visible, qui se contenta de hocher la tête. Sans doute l'avait-il prise en photo. Ce sont les risques du métier, songea-t-elle.

Que Tor Seyer tienne une conférence de promotion de son dernier ouvrage à Paz, l'une des villes les plus sûres et les plus ouvertes de la planète Terre, était une provocation prévisible. Comme les artistes de rue, les pamphlétaires dépendent entièrement des dons de leur public, et pour qu'il leur reste fidèle, ils se doivent d'innover, de surprendre – ou du moins, de paraître innovants et surprenants.

Lanthane prit place au dernier rang, dans l'ombre. Encore une salle comble, se féliciterait Seyer, bien qu'elle eût les dimensions d'une salle des fêtes de village, où l'école élémentaire organise sa représentation théâtrale de fin d'année. La conférence en elle-même ne l'intéressait que fort peu ; elle avait déjà assisté à un enregistrement sur le Starnet. Seyer ne ferait que répéter les meilleures pages de son livre à un public déjà acquis, avant de faire une séance de dédicaces.

Elle était venue ici pour trouver son ombre, Trevor Radam, et son regard fit le tour de la salle à sa recherche. Au dehors, les activistes venus perturber le meeting étaient en train de chanter des slogans à tue-tête, mais leurs voix brisées s'éteignirent lorsque les portes se fermèrent. Eux aussi, à leur insu, faisaient partie du show. Leur présence entretenait un sentiment de transgression ; comme Seyer, ceux qui venaient l'écouter se sentaient seuls au monde, en possession d'une vérité qui dérange et que le reste de la société souhaitait leur arracher.

Lorsque Tor Seyer monta sur scène, Lanthane n'avait toujours pas trouvé sa cible.

Le polémiste commença son discours par flatter son auditoire, rappelant combien il était courageux de venir l'écouter aujourd'hui, surtout dans une ville aussi hostile à ses idées, car tenue par les okranes. La seule chose que Lanthane découvrit en l'entendant parler était sa voix nasillarde, qui ressemblait au chant d'une perceuse à percussion ; les enregistrements disponibles sur le Starnet étaient tous doublés.

Tor Seyer sortit ensuite de son chapeau des graphiques, des schémas, des cartes qui prouvaient le déclin de l'espèce humaine. La population humaine de la Terre s'était stabilisée autour de neuf milliards d'habitants dans les années 2080, puis elle avait connu une intense phase de décroissance, retombant à six milliards en 2200. La création des okranes, une nouvelle espèce almaine née dans les laboratoires d'une entreprise de génie génétique, avait permis d'enrayer la crise économique qui aurait dû accompagner le déclin démographique. Jusqu'en 2120, les okranes avaient fourni une main-d'œuvre efficace, autonome, gratuite, parfaitement adaptée au lois du marché, totalement assujettie au bien-être matériel de l'humanité.

Cet âge d'or indu n'avait duré que jusqu'à la colonisation de la planète Raven par un groupe d'okranes et d'alephs, dont le retour triomphal sur Terre avait scellé le destin du système Sol. Jusqu'au XXIVe siècle, la population humaine du système s'était stabilisée, tandis que la population okrane augmentait de dix pour cent environ, demeurant en deçà du milliard d'habitants. Seulement cent millions d'okranes vivaient sur Terre, une bagatelle en comparaison de leurs cousins humains, et la majorité dans les Cités Libres.

Mais entre les mains de Tom Seyer, ces considérations démographiques devinrent la clé d'un plan monstrueux, orchestré par les élites politiques de la Terre, l'Organisation des Nations notamment, mais surtout le Bureau Panterrien de Sécurité. Ce plan tenait en un mot, repris comme titre de son pamphlet prophétique promis aux poubelles de l'histoire : Extinction. Ces fameuses élites, à qui on prête beaucoup d'intentions contradictoires, avaient décidé que l'être humain était trop sauvage, trop tumultueux pour exercer un joug efficace. Tous les cinquante ans, des révolutions poussaient l'élite hors du pouvoir, et tout était à recommencer ! Aussi avaient-elles décidé de remplacer l'Homme par une race de moutons paisibles et dociles, les okranes.

L'adage voulait que les okranes fussent en effet moins agressifs et plus conciliants que les humains, ce qui tenait à leur programmation génétique ; la science s'était bien gardée de le confirmer.

Dès 2050, soutint Seyer, le loup était dans la bergerie. Les okranes nous furent vendus comme des machines à tout faire, et nous devînmes dépendants de leur travail. Puis les okranes décidèrent d'être libres, et nous n'eûmes par le choix. C'est du moins ce qu'assuraient nos élites, car tout ceci faisait partie du plan.

Ces mots n'auraient pas eu la même résonance dans une ville comme New York, où l'on pouvait marcher des heures sans jamais croiser le moindre okrane, que dans une Cité Libre où, par exception historique, les humains formaient une extrême minorité.

La colonisation de Raven ? Elle faisait partie du plan. L'intervention des alephs ? Le plan, toujours le plan. Les élites, comme toujours, insultaient l'intelligence des citoyens du monde, qui n'avaient qu'à lire les cinq cent pages d'Extinction pour tout comprendre.

Au dernier acte, Tor Seyer expliqua comment les événements de 2140, notamment la bataille de Paz et la contagion du virus Alcyon, étaient une tentative des brillantes élites mondiales de porter un coup fatal à l'espèce humaine. Tentative qui avait donc échoué, sinon Seyer ne serait pas encore en vie pour vendre ses torchons.

Car il est une constante étrange de ces complots mondiaux, c'est que malgré leur toute-puissance, ils n'arrivent jamais à mettre leur plan final à exécution, tel le méchant simpliste d'un film d'espionnage qui, après des années à préparer les psychotropes qui seront largués dans l'atmosphère afin de mettre le monde entier sous son emprise, commet l'erreur d'expliquer sa stratégie au héros enchaîné, et lui explique longuement qu'il suffirait de couper le fil rouge pour que la machine cesse de fonctionner.

Mais si, le fil rouge qui se trouve derrière ce panneau amovible en carton ! Il faut tout vous expliquer.

Après une demi-heure interminable de questions et de réponses, le public commença à se disperser. Lanthane entra dans la file d'attente des dédicaces, prétexte pour continuer à chercher Trevor Radam. Elle sortit un exemplaire d'Extinction de son sac, accessoire ultime pour passer inaperçue dans ce public humain.

« C'est pour qui ? »

Tor Seyer était un de ces dragons de papier qui, lorsque la bougie à l'intérieur s'éteint, s'aplatissent comme un soufflé. Descendu de l'estrade, c'était un petit homme à moitié chauve, au regard fuyant, à la voix tremblotante, qui parlait le panterrien avec un accent australien.

« Iruka Hidan » murmura Lanthane.

Il comprit qu'elle se moquait de lui ; son visage se fronça, mais il signa néanmoins « pour Iruka Hidan », ferma le livre avec un claquement sec et le lui jeta quasiment entre ses mains, avant de marmonner « suivant ».

Elle ne pouvait pas rester plus longtemps sans paraître suspecte ; les agents de sécurité seraient à la recherche de journalistes, et nul doute que chaque personne avait eu droit à l'entrée à une rapide recherche d'antécédents militants sur le Starnet.

« C'est assez étonnant. »

Lanthane se tourna vers l'homme adossé au mur de plâtre, lui aussi pourvu d'un implant oculaire, qui rendait son œil droit pratiquement opaque. C'était Trevor Radam, l'ombre de Tor Seyer, l'un des architectes de sa popularité. Une personne inconnue du grand public.

« Qu'est-ce qui est étonnant ?

— Quelqu'un comme vous... qui porte un exemplaire de ce livre.

— Je suis une personne très éclectique.

— La sécurité serait aussi très étonnée d'apprendre qu'une okrane s'est glissée dans cette salle, même si, je dois l'avouer, vous donnez le change. Mais plutôt que de faire un esclandre, je vous propose de me suivre. Je vous offre le café. Vous avez du cran de venir ici, vous méritez bien ça.

— Et une interview exclusive avec Trevor Radam ?

— Ne vous emballez pas tout de suite. Je suis très mauvais en interview. »

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